Les gens heureux ne changent pas le monde [final version]
Quelques temps apres le jour 0
Stan, attiré par le vide, le pied tout de même tremblant, avança légèrement. Il regardait devant lui. Détruit et fatigué par ce qui venait de se passer ces dernières semaines, il était harassé.
- Reculez, Reculez, dernière sommation !
Le vieux pont à arche unique sur lequel se tenait le grand brun avait été remis en état et modernisé par le plan Biden Jr de deux mille trente et un. On lui avait, entre autres modifications, ajouté un détecteur automatique de présence qui, ce soir là, ne cessait d'alerter. Sa voix de synthèse éraillée s'éreintait à plein poumon en espérant pousser le quadra déprimé à s'écarter du bord.
Même les ponts sont connectés maintenant, quel foutu monde ! pensa t-il.
L'atmosphère de ce soir d'octobre était particulièrement douce même pour un été indien de North Cal. Le souffle quotidien et humide venant de l'océan se faisait sentir de manière plus forte depuis quelques jours tout de même. Les brumes et les embruns de la houle opacifiaient le coucher de soleil et annonçaient un automne voulant tout de même démarrer.
Derrière son dos, sur ce Bixby Creek Bridge, porte ouverte sur Big Sur et l'infini de l'horizon des collines vertes, ll pouvait apercevoir l'intérieur des voitures circulant sur la California one. Depuis quelques minutes, un flot incessant d'histoires toutes différentes lui venaient a l'esprit en observant les véhicules. Il avait pu deviner une famille typique de la Silicon Valley, dans une Chevrolet Suburban, se dirigeant vers une destination inconnue. Un couple bourgeois, vêtus de tenues plus que décontractées et de lunettes intelligentes, semblaient connectés en permanence à leur technologie. Ils ne regardaient meme plus le paysage alors que ce devait être le but de leur promenade du week-end. Stan percevait des tensions sous-jacentes, un probable équilibre précaire entre le stress d'une start-up en plein essor et une entente sexuelle de couple négligée. Une histoire universelle finalement mais sauce « California high tech ».
Ils étaient suivis de près par un homme pressé, un jeune immigré mexicain au volant d'une Japonaise blanche bon marchée. Stan avait remarqué que le niveau des décibels émis par les engins étaient inversement proportionnels aux niveaux de vies des types qui les conduisaient. Se faire remarquer était sans doute pour eux une manière d'exister. Il ne les en blâmait pas. Le type d'une vingtaine d'année avait le cou criblé de tatouages. Stan pu y reconnaître les emblèmes d'un célèbre gang de San José. En tout cas, a part un vieux smartphone accroché a son tableau de bord, lui ne semblait pas hyper connecté comme les autres sourit Stan.
Le mexicain était suivi par un flot de véhicules électriques, tous identiques mais qu'importe. Dans cette Silicon Valley moderne, tu n'est pas « hype » si tu n'as ton smartphone dernier cri, la montre connectée qui va avec, les lunettes a réalité augmentée et cette fameuse voiture électrique. Alors tout de même, comme au bon vieux temps de la Ford T, tu as le choix entre 3 couleurs pour te distinguer tout en préservant la marge opérationnelle du constructeur. Quel bonheur ! Mais ce n'est pas grave, le principal est de l'avoir.
Stan ne pouvait que s'inquiéter pour ces propres enfants en voyant la plupart des jeunes adultes dans ces voitures autonomes.Ils laissaient l'IA prendre le volant et le contrôle de leurs vies. Ils semblaient insouciants, leurs visages éclairés par des écrans affichant des images virtuelles. Leurs vies étaient réglées comme une horloge grâce à des algorithmes.
L'Amérique a toujours été un pays de contrastes, pensa-t-il pour se rassurer. Il y a de la place pour tout le monde, c'est ce qui fait sa force. Ces jeunes avaient grandi dans un monde où la technologie était omniprésente, et pourtant, ils pouvaient côtoyer ce jeune mexicain dont les maigres revenus servaient à faire évoluer mécaniquement sa japonaise pour sa plus grande fierté.
Puis, au milieu du flot de voitures, il remarqua une famille d'immigrants asiatiques, probablement d'origine chinoise, avec leurs enfants à l'arrière de la voiture. Mais ils auraient pu être aussi bien indiens. La voiture, bien entretenue mais non luxueuse, portait des autocollants de diverses entreprises technologiques. Il imaginait ces parents expliquant à leurs enfants le chemin parcouru pour atteindre la Silicon Valley, terre d'opportunités et patrie du rêve américain. Comme il aimait à le raconter lors de ses quelques retours en France : « Ici, les indiens font le software, les chinois font le hardware et ils sont devenus les nouveaux rois du pétrole ». Stan ne les enviait pas, bien au contraire. Il n'était pas raciste du tout. Il était un immigré comme eux de toute façon. Et nombre d'entre eux lui avait apporté leur support en se prenant d'affection pour ce français qui semblait perdu venant de nulle part. Le gentil quadra leur en serait toujours reconnaissant.
Alors que Stan continuait d'observer, il ne pouvait s'empêcher de se sentir désabusé par ce qu'il voyait. Ce pont, loin d'être un symbole d'unité, représentait pour lui une illusion. Il était le reflet de la fracture sociale et économique qui caractérisait l'Amérique moderne, une dystopie où la technologie avait aliéné les individus au lieu de les rapprocher.
Même en France, il avait toujours aimé regarder les gens et essayé de deviner quelles étaient leurs vies. Etaient-ils avec leur maîtresse, leur femme ? Etaient ils heureux ou bien malades, avaient ils un bon job ? Il se trompait rarement sur le diagnostic. C'était bien l'un des seuls talents que la nature lui avait donné. Un talent qui ne servait pas à grand chose finalement.
Malheureusement, à la différence des autres jours, en ce soir de week-end il était vidé. Il ne s'intéressait plus à ces gens. Sa seule envie était de faire comme le pélican de Californie vu sur la route : s'envoler et tout oublier.
Il repensa à cette phrase de Simone de Beauvoir : " les gens heureux n'ont pas d'histoire ". Il était d'accord mais préférait la version "les gens heureux ne changent pas le monde ". Il ne se souvenait plus qui l'avait écrite ou prononcée. Mais, il aimait sa connotation positive.
Contrairement à la plupart de ces gens sur la route, il avait maintenant conscience qu'il n'allait jamais réussir à changer le monde.
Son histoire, sa courte existence, son évangile selon Saint Stan, n'allaient jamais laisser de trace dans l'histoire de l'humanité comme il avait pu l'espérer. Elle allait rester sur l'une des innombrables étagères poussiéreuses de la bibliothèque universelle des vies humaines, rangée à côté de celle d'un pompiste ou d'une caissière.
Il était maintenant cerné, que pouvait-il bien faire ? Comment échapper à cette menace, mais aussi et surtout, à ce manque de perspective, à ce tunnel sans fin qu'était devenue sa vie ?
Tout en se posant cette question il sentit son corps basculer lentement en avant au dessus de la balustrade du pont. Le vent dans les cheveux lui faisait du bien. Il n'était déjà plus dans ce corps, cette carcasse vieillie de quarante quatre ans ne lui allait plu de toute façon. Il observa son centre de gravité passer au dessus de la barrière en métal rouillé. Quelle douce soirée pour mourir se disait il. En tombant il se sentait léger. Il oubliait enfin tout. Il repensa un bref moment au majestueux vol des pélicans, qu'il avait tant aimé en arrivant dans ce pays, en se demandant si, en volant, ils éprouvaient la même sensation de liberté que celle qu'il ressentait à ce moment même en tombant.
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