La chaussure rouge [New Version]

Bonjour Stan, Mr Connelly et tout son comité d'administration vous

souhaite une superbe journée et compte sur votre action pour

assurer la pérennité de notre belle entreprise. Cependant, merci de

veiller à ne pas partir après dix-sept-heures et quarante-huit minutes ce soir pour respecter la réglementation sur le temps de travail.

La voix du portillon s'était fait entendre avec à peu près les mêmes recommandations que la veille au soir.

Belle entreprise, tu parles d'une belle entreprise...L'important est surtout de travailler avec discipline pour le yacht de Connelly, on dirait. On est loin de l'esprit du début de la boite qui voulait changer le monde pour le progrès de l'humanité..., se dit Stan

Le père futur divorcé n'arrêtait pas de repenser à Alain. Encore dans le déni, phase primaire du parcours de deuil, ne plus jamais revoir son « Chef » restait encore inconcevable pour lui.

Il espérait que ce coup de téléphone fut une blague. Alain était adepte de l'humour noir en flirtant parfois avec le mauvais goût. Mais, la vue des lumières de police en arrivant avait réduit inexorablement ses derniers espoirs.

L'ingénieur de nature anxieuse était stressé. Son cerveau embué du matin était submergé de nombreuses questions, toutes sans réponses :

Pourquoi se jeter dans le lac ? Aurait-il glissé ? Il n'avait pas pu se jeter dans l'eau volontairement. Était-ce lié à ce que le quinqua avait voulu lui dire en urgence hier ? Et s'il était vraiment mort, comment vais-je gérer seul la suite du programme Humanity ?

Bien qu'impatient d'en savoir plus, le côté cartésien du cocu Ph.D le poussa à aller, dans un premier temps, poser ses affaires à son bureau. Pour être honnête, il appréhendait ce qu'il allait entendre ou voir. Il voulut se ressourcer deux minutes avant d'aller se jeter dans le tumulte policier entourant la mare boueuse et ses canards.

Quoique les canards ont-dû se faire la malle, car les pauvres bêtes ont certainement dû fuir de peur de finir dans les assiettes des food-trucks autonomes du centre technique, se dit-il en laissant échapper cette réflexion dont le vide de la portée philosophique et l'absence consternante d'intérêt l'effrayèrent.

Stan se rendit compte qu'il courait presque sans que cela soit vraiment volontaire. Il fut surpris de sentir son cœur battre encore plus vite qu'à la fin de ses séances de "jogger du dimanche". Sa main se posa sans réfléchir de manière instinctive sur la serrure électronique et deux ou trois mots, toujours les mêmes, sortirent de sa bouche pour que la reconnaissance vocale lui laisse enfin ouvrir la porte de son plateau.

En arrivant à son bureau, le quadra déprimé fut surpris de voir son fauteuil tourné vers la fenêtre. Et, encore plus étonné, lorsqu'il vit deux santiags en peau d'alligator "pure Floride" boueuses, les talons posés sur le bureau à côté d'une tennis Nike rouge.

C'est qui ce guignol ? Pour qui il se prend pour poser ses salles bottes dégueulasses sur mon bureau ? pensa son cerveau reptilien dont les connections nerveuses rapides aurait pu le pousser à élever directement le ton avec un :
Dis donc, il va tout de suite enlever ses grolles plein de merde de mon bureau Sancho Panza, sinon je vais lui faire avaler son sombrero moi !

Mais son cortex façonné par plus de quarante ans de pression sociale reprit le dessus, il lui rappela que les circonstances n'étaient pas habituelles et finalement, il ne dit rien.

Le fauteuil se tourna alors vers lui, laissant apparaître un Mendes arborant son petit sourire narquois légendaire.

- C'est bien vous Monsieur Stan Martin ?

Mendes, sensibilisé par sa mère amoureuse de Paris et ayant compris qu'il avait à faire à un immigré français, devait être le seul américain ayant bien prononcé le nom "Martin" à la française, sans tomber dans un "Martine" habituel pour ses congénères anglo-saxons.

Cela surpris Stan qui mis quelques secondes à répondre d'un air suspicieux :

- Oui, qui le demande ?

- Ah pardon, je ne me suis pas présenté : Lieutenant Mendes SFPD. Vous avez un prénom américain et un nom français ?

- Oui je viens de France et ma mère a toujours eu une passion pour votre pays, alors elle m'a donné un prénom américain.

- Ah oui ? Comme c'est original...dit Mendes qui, d'un seul coup, se découvrit un point commun avec ce français qu'il ne connaissait pas.

Mais bien sûr, il ne laissa rien paraître.

- On a dû vous prévenir du décès de votre collègue Alain Mallet ?

Encore une fois, Mendes avait prononcé "Mallet" à l'européenne typée espagnole, et pas "Malette" comme la plupart des ricains.

- Alors c'est donc vrai ? répondit Stan, la voie habituellement grave devenue chevrotante, submergé par cette annonce devenue alors officielle.

Le spécialiste en aides à la conduite éprouva le besoin de s'asseoir pour encaisser le coup. Il trouva in extremis une pile de dossiers et se laissa tomber de tout son poids dessus. La pile de documents devenus inutiles pour cette société totalement numérisée et prêts à partir à la destruction, chancela mais resta debout.

Il ne va pas tomber dans les pommes tout de même "l'ingénieux"... se dit Mendes ayant toujours éprouvé une petite jalousie envers ceux qui avait pu réussir à l'école, lui qui n'avait pas bénéficié d'un environnement financier propice à pouvoir payer de hautes études.

En tout cas, malaise ou pas, je ne lui fais pas de bouche à bouche au frenchie ! se dit-il.

Mais Stan reprit ses esprits assez rapidement et maugréa :

- C'est arrivé comment ?

Mendes prit machinalement son calepin huileux, tourna les pages et précisa d'un air expert agrémenté par son fort accent hispanique :

- Un homme de ménage l'a retrouvé flottant dans l'étang Steve Jobs.

Stan se dit que les architectes du site n'auraient jamais pensé en nommant les bâtiments, les rues et les étangs du site qu'un jour on allait dire : « un collaborateur a été retrouvé presque nu dans Steve Jobs. »

- C'est horrible ! s'exclama le Français à la mère amoureuse des feuilletons télé.

Mendes poursuivit :

- Il avait perdu ses chaussures et sa chemise était déchirée.

Stan allait d'étonnements en étonnements.

- Il n'avait plus ses chaussures ? Et pourquoi sa chemise était-elle déchirée ? Cela est arrivé en tombant ? Pourtant Steve Jobs est très abordable...

Le français, conscient de la bizarrerie de la phrase qu'il venait de prononcer, se crut obligé de poursuivre pour préciser son propos :

- Je veux dire que les abords sont tout plats, il y a même une petite plage... Ma grand mère, paix à son âme, aurait réussi à ressortir de l'eau face au vent avec son fauteuil roulant électrique.

Le lieutenant hocha la tête, un brin surpris par l'humour noir de Stan en ces circonstances. Le cocu désemparé, sentit qu'il s'enfonçait de plus en plus, il se corrigea instantanément :

- Excusez-moi, je ne sais plus ce que je dis,

- Reconnaissez-vous cette chaussure ?

L'homme aux santiags dignes de "Crocodile Dundee" présenta à Stan un sac en plastique fermé par un scellé judiciaire et dans lequel on pouvait discerner une Nike « Air Force » rouge.

Stan reconnut tout de suite les chaussures d'Alain. Il se souvenait du premier jour où le chef de service était venu au bureau avec. Lui qui n'avait jamais voulu succomber au « dress code » casual californien, était resté longtemps fidèle à ses mocassins français à la mode « vingtième siècle ».

Il disait à qui voulait l'entendre sur ce sujet en éructant :

- Je ne vais pas faire comme tous ces bénis-oui-oui qui mettent des tennis de toutes les couleurs, les plus voyantes possible, pour faire comme le CEO. Qu'il en porte lui... Ca le regarde. Mais loin de moi l'envie de devenir son clone.

Puis il continuait, un tantinet frondeur :

- Déjà... Cela montre sa personnalité : tout pour lui est dans l'apparence. Mais, pour prendre les bonnes décisions, là il y a moins de monde...

Alain ne portait pas dans son cœur le CEO. Mais, un jour tout de même, il s'était résolu à acheter une paire de Nike rouge en solde. Il subissait trop de railleries de ses collègues cadres dirigeants avec ses mocassins affublés d'ancestrales glands au bout des petits lacets.

Du coup, Stan et le reste de l'équipe ne s'étaient pas fait prier pour échanger des petits sourires et gloussements sympathiquement moqueurs à son arrivée les pieds tout garnis de rouge.

- Je vous dispense de tout commentaire !! Allez, au boulot ! Vous croyez que je vous paie pour regarder mes chaussures ? Leur avait-il dit d'un air faussement fâché.

Le bruit du sac de plastique, agité devant son visage par un Mendes devenu impatient par le délais de réponse, l'extirpa de ses souvenirs.

- Oui il s'agit bien d'une chaussure du même modèle que celles qu'il portait.

- Ok, merci pour la précision. Nous vous demanderons de venir confirmer cela par écrit lorsque vous viendrez déposer au poste de police.

- Déposer au poste de police ?

Le français devint de plus en plus angoissé. Mendes, par contre, poursuivit détaché :

- Oui, nous allons ouvrir une enquête pour le meurtre de votre chef. Il y a quelques instants, on vient de me confirmer que la mort n'était pas intervenue par noyade. Il avait des ecchymoses partout sur le corps et deux balles dans la poitrine. 

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