Humanity [New Version]

Le cocu déprimé regarda Alain l'air abasourdi. Son chef n'avait pas l'habitude d'être d'humeur blagueuse le matin, surtout sur des sujets professionnels.

- Explique moi Alain ! lui dit-il. On a un bug dans le soft ? On va être en retard sur la livraison pour le codage du coup, c'est cela ?

- Non pas du tout, c'est plus gros et plus transcendant que cela !

Alain tournant en spirales avait l'air un vieux ratier désorienté, sénile, traqué par le camion de la fourrière municipale dans un bidonville de Caracas.

- Le big-boss t'en veut encore ? Il nous coupe les budgets ?

- Alors ça !... répliqua le quinqua en marquant un temps d'arrêt.

Cette minuscule pause permit à Stan de s'assoir sur un cube de mousse utilisé comme absorbant électromagnétique pour reprendre son souffle. La réplique du père de famille déchu semblait avoir éveillé une autre question à régler dans le cortex cérébral du chef déjà en over run. Mais le répit fût de courte durée. Alain reprit sa course en rond effrénée en braillant :

- Cela va peut-être arriver quand il apprendra la nouvelle...

Stan tenta alors une dernière fois d'enrailler la boucle infinie au fond de laquelle son chef se noyait.

- Arrête-toi Alain ! Désolé, je ne vois pas, parle moi s'il te plait ! Alain...

Avant de répondre, le pure produit de l'université française, tourna la tête à gauche, à droite et derrière comme pour vérifier si quelqu'un pouvait les voir ou même pire : les entendre... Mais il n'y avait rien ni personne dans cette salle aux murs recouverts de ces formes géométriques en mousse verdâtre. Il adressa un regard appuyé aux voyants rouges témoignant d'une potentielle mise en service des acquisitions électromagnétiques et sonores. Ils étaient tous éteints.

Alors il se lança :

- Elle vit !! Tu m'entends Stan ? Elle est en vie ! J'en suis sûr maintenant.

Stan, ne savait pas si c'était à cause de ce qu'il vivait à la maison depuis quelques jours ou parce qu'il n'avait pas encore pris son café du matin mais, il ne comprenait pas du tout où Alain voulait en venir.

- Excuse-moi Alain, mais je ne comprends pas... De qui parles tu ?

- Je ne sais pas comment cela a pu se produire. Rien n'était fait pour que cela arrive ou du moins pas tout de suite, pas maintenant ! Elle est bien trop jeune ! On s'amusait bien jusqu'à présent. Le jeu était captivant, mais là, un cap irrémédiable est franchi. Une brèche vers une nouvelle ère est ouverte.

- Tu parles par énigmes Alain ! répliqua Stan. Donne-moi plus de détails, de qui parles tu, voyons ?

Alors que le vieux allait passer à table, soudainement, ils sursautèrent tous les deux. La lourde porte de la salle venait de s'ouvrir. Un jeune roux frisé, arborant un tee-shirt gris délavé flanqué d'un placage aux couleurs des consoles Atari du vingtième siècle, passa la tête dans l'entrebâillement. Stan reconnu le jeune post-doctorant russe qu'ils venaient d'embaucher pour les aider dans leurs recherches.

- Oh excuse me ! bredouilla le « post teenager » dont les taches de rousseurs rayonnaient sous les spots de la salle d'essais comme des lucioles au fond d'un bois auvergnat un soir d'été.

- Alain, moi besoin de l'anéchoïque salle, pour faire test sur la X74, dit le jeune homme post pubère par le vecteur d'un français très approximatif complété d'un fort accent slave.

Alain regarda Stan, d'un air déçu et presque triste voulant lui dire : pourquoi ne comprends-tu pas ? Si toi tu ne m'aides pas...personne ne le pourra.

- Et merde ! Grommela le chef de service terrifié.

Puis, le vieux arborant ses fidèles chaussures de sport, sortit de la salle pour suivre le slave à moitié bilingue.

Stan s'assit alors quelques secondes, enveloppé par le silence assourdissant de la salle, puis se résolut à sortir lui aussi. L'air hébété, il semblait avoir combattu douze rounds contre Mike Tyson à sa grande époque (référence, qui, à elle seule le déprima tant elle prouvait son âge avancé).

Cécile... puis maintenant Alain ! Cela faisait beaucoup en si peu de temps, songea-t-il.

Il referma la lourde porte capitonnée de dièdres absorbants derrière lui. Devant le pupitre jonché d'écrans et de boutons en tous genres, il vit un Alain des grandes heures parti dans une explication profondément technique. Il entendit les « Da » approximatifs du jeune russe. Alain lui lança un dernier regard tout en continuant son discours et le quadra quitta le bâtiment doucement d'un air pensif et désolé.

En traversant l'allée jouxtant le bâtiment, il ne remarqua même pas l'un de leurs prototypes de voitures autonomes venant de s'arrêter pour le laisser emprunter le passage clouté. Leur programme « Humanity » avait obtenu une dérogation pour pouvoir laisser rouler plus d'une vingtaine de grosses berlines noires dans les allées du centre technique. L'objectif de cette campagne expérimentale était de laisser les algorithmes, bases de l'intelligence artificielle embarquée, apprendre seuls vingt-quatre heures sur vingt-quatre au grès de leurs déplacements à travers cet environnement protégé.

Stan s'amusait de découvrir parfois un véhicule, partir à la découverte, isolé des autres. Mais le plus souvent, de manière encore inexpliquée, ils se réunissaient tous sur un même parking comme s'ils voulaient se regrouper et partager leurs apprentissages de la journée.

Revenu à son bureau, il ne revit pas Alain de toute la journée. Plus aucun contact de visu, aucune réunion holographique, rien. Il en avait déduit que le débutant Russe lui avait accaparé tout son temps.

En même temps, son esprit restait totalement dévoué à Cécile. Bien que le comportement anormal de son chef l'ait fortement troublé, il l'avait vite oublié au profit de sa femme vautrée dans l'adultère.

Le soir venu, il prit ses affaires pour rentrer chez lui. Rentrer lui pesait cependant de plus en plus. Il se sentait de moins en moins chez lui dans cette maison carcérale où la torture morale faisait foi. Mais il était trop tôt pour se résigner. Pour ses filles, il se devait de ne pas perdre espoir.

- Au revoir Stan, reposez-vous bien. Vous avez passé dix heures et douze minutes sur site. Cela est au-dessus de la préconisation de la norme UN-567 du code international du travail. Merci d'y remédier dans les prochains jours.

- Maudit monde ! se dit-il en passant le portillon automatique bavard et modifié pour les mêmes raisons que les ascenseurs.

Puis se surprenant à débattre seul contre lui-même à voix haute :

- Et pourtant tu y participes avec tes recherches !... Non, les nôtres vont changer le monde, pas le scléroser dans une surveillance permanente...

Il grimpa alors calmement dans sa voiture. Il n'y avait plus aucun bruit. Le crépuscule était chaud et calme. Lentement, il mit le contact et démarra sans voir qu'à deux pas se jouait un drame. Le corps inanimé d'Alain, la chemise déchirée, sans chaussure, flottait parmi les carpes japonaises à la surface du petit lac bordant le parking du centre technique.

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