Deux Visions du Monde
- Entrez ! Je vous ouvre.
Il ne s'agissait évidemment pas d'un flic. L'inconnu avait raison. Connelly le savait. Il avait l'intime conviction qu'il s'agissait d'un messager de la Sainte Alliance et qu'il y avait de fortes chances que cette visite soit funeste. Mais, emporté par la volonté de savoir le fin mot de l'histoire, le CEO high tech dépressif s'était décidé à le faire entrer. Au diable les risques encourus, de toute manière il n'avait plus rien à perdre. Demain, Mendes allait le coffrer pour le reste de ses jours de toute façon.
L'aspect de la lourde porte en chêne sculpté du quinzième siècle tranchait avec la décoration ultra-moderne de la propriété. Mais l'irlandais aimait les contrastes. Il l'avait dénichée lors d'une mission chez un fournisseur en Europe de l'Est. A la recherche d'entreprises roumaines à exploiter, il séjourna dans un vieille demeure des carpates. Au fond de la propriété se trouvait une grange fermée par cette porte monumentale. Ornée d'une fresque représentant la traduction orthodoxe du mythe d'Oedipe, il ne pouvait passer à côté. Le coup de cœur fut immédiat ; pour la porte et pour le jeune palefrenier de la propriété. Sa vigeur et sa sodomie respectueuse dans la paille étaient restées de bons souvenirs.
Mais le moment n'était pas aux réminiscences du passé.
Pas d'arme sur lui, c'est déjà ça ! pensa-t-il en regardant l'écran du scanner de l'interphone devant lequel l'inconnu était posté.
Puis, semblant réfléchir une dernière fois pendant quelques secondes, sachant reconnaître lui aussi les instants décisifs d'une existence, il se décida tout de même à appuyer sur le bouton d'ouverture de la porte.
Paradoxalement, les lourds battants, pesant près d'une tonne chacun, se murent dans le silence et la légèreté de deux pointes de danseuse effleurant le sol. L'ombre du visiteur, projetée par l'éclairage du jardin dans la pénombre de l'entrée, ajouta au caractère mystique de l'apparition.
Connelly remarqua aussitôt la carrure imposante mais ne laissa rien paraître. Il se retourna et lacha simplement :
- Suivez-moi.
Il guida l'étranger jusqu'au salon immense de la villa.
- Asseyez vous je vous en prie. Vous voulez boire quelque chose ?
- Un verre d'eau suffira bien répondit l'italien.
- J'ai eu une journée difficile, je vais me permettre un bourbon si vous n'y voyez pas d'inconvénient
- Allez-y vous êtes chez vous.
L'utra-riche en costume de lin blanc tendit un verre à whisky rempli d'eau glacée à Azrael.
- Alors, depuis combien de temps appartenez-vous à la Sainte Alliance ? dit-il en invitant son hôte à s'assoir dans l'immense sofa en cuir blanc placé au centre de la pièce.
- Depuis toujours je crois.
- Que savez-vous au juste de toute cette histoire ?
- Moi, pas grand chose. Mais, nous allons appeler quelqu'un qui connaît tous les détails, lui.
Connelly, pris place dans son fauteuil fétiche, style années cinquante, placé en face du canapé.
L'ange de la mort, surpris par le flegme de l'irlandais, sorti son smartphone de la poche, composa un numéro et le plaça au centre la petite table basse de salon en marbre blanc.
Un hologramme bleuâtre en sortit. On pouvait distinguer l'image d'un ecclésiaste en chasuble rouge sang.
- Bonsoir Monsieur Connelly
- A qui ai-je l'honneur ?
- Désolé de vous importuner à une heure si tardive, je me présente : Cardinal Becchino, plus haut dirigeant de notre belle organisation.
- Vous voulez parler de la Sainte Alliance, j'imagine... répondit le CEO d'Alice Corp. en prenant une gorgée de bourbon.
- Oui, c'est bien le nom qui lui a été donné lors de sa fondation en l'an mille cinq cent soixante six sur l'ordre de Pie V.
- Cinq siècles à œuvrer dans l'ombre et le secret, n'est-ce pas trop frustrant ?
- Il est sûr que notre univers est diamétralement opposé au vôtre Monsieur Connelly. Pour vous, qui cherchez la visibilité à outrance et les profits pécuniaires, notre fonctionnement, discret et bénévole, doit sembler d'un autre monde.
- La grosse différence est surtout que ma société n'a pas pour vocation de faire assassiner des rois, financer des coups d'états de dictateurs, éliminer des opposants, faire évader des criminels nazis ou nouer des relations occultes avec la mafia italienne.
- Vous êtes bien renseigné à ce que je vois mais, votre description est volontairement caricaturale n'est-ce pas ?
- Je n'invente rien. Votre illustre prédécesseur Paluzzo Paluzzi n'a-t-il pas déclaré un jour : Si le pape ordonne de liquider quelqu'un pour défendre la foi, nous le faisons sans poser de questions. Il est la voix de Dieu, et nous, son bras exécuteur.
- Paluzzo n'est peut-être pas un exemple de nos dirigeants les plus émérites vous savez.
Brusquement énervé par ces échanges, l'irlandais parricide se leva et coupa l'ecclésiaste bleuté :
- Peu importe, allons au faits ! Que me vaut votre visite ?
- Phoebe.
- Oui bien-sûr. Mais encore ?
- Où est-elle ?
- Si au moins je le savais.
- Ne vous faites pas plus bête que vous ne l'êtes, Monsieur Connelly... Cela va nous faire gagner du temps. Azrael, l'homme charmant assis à vos côtés a effectué un long voyage pour venir vous rendre visite. Il est fatigué, essayons de le ménager...
Connelly regarda l'homme de main d'un air dédaigneux mais répondit tout de même :
- Je ne connais que très peu de choses d'elle finalement. Et d'ailleurs, comment avez vous eu connaissance de son existence ?
- Les oreilles des serviteurs de Dieu doivent demeurer sans limites.
- Si vous ne voulez pas que votre gorille en costume cravate s'endorme sur mon canapé, il va falloir que nous arrivions à ouvrir notre jeu un peu plus ne croyez vous pas ?
- Vous avez raison.
- Alors ?
- Mon cher Monsieur Connelly, nous surveillons depuis longtemps votre société et toutes les autres du même genre d'ailleurs. Et cela ne date pas d'hier.
- Depuis Galilée, vous n'avez pas compris que l'obscurantisme ne ralentissait pas le progrès de la connaissance humaine ?
- Les dérives d'un esprit humain qui peut devenir son plus féroce ennemi vous voulez dire ?
- Les curés pédophiles ont fait plus de mauvaise publicité pour votre boutique que Copernic et Galilée réunis.
- Deux visions du monde, mon cher Connelly. Deux façons d'expliquer notre environnement : la foi et les faits : deux méthodes souvent inconciliables...
Nous avons accordé à l'homme de nombreux caprices ces derniers temps : l'homosexualité, les transgenres... puis les non binaires, "Flexgenre" ou "Genderfluid"... appelez les comme vous voulez. Avec la dérive des IA, le temps est venu de sonner la fin de la récréation.
- Et votre vision du monde justifie d'avoir supprimé Alain Mallet ?
- Quel regrettable événement ! Cet homme était charmant. Nous avons bien essayé de le raisonner mais, il n'a rien voulu savoir.
- Pourquoi l'avoir fait par l'intermédiaire de Titan ? Il suffisait d'envoyer votre homme de main gominé comme ce soir ? fit Connelly en regardant Azrael qui se massait la cuisse encore douloureuse
- Manœuvre dont je suis assez fier, je dois bien l'avouer. Supprimer Mallet et le faire chez Alice Corp. pour vous mettre hors circuit par la même occasion : du grand art !
Si tout est si parfait... Pourquoi venir ici ce soir ?
- Il est temps que nous prenions réellement les choses en main. Nous nous sommes placés en back-office depuis le début de cette histoire en vous laissant à la manœuvre tout en vous surveillant. Mais, force est de constater que vos services sont incapables de maîtriser la situation.
- Si vous savez mieux faire, allez-y !
- Savez vous où est Phoebe en ce moment ?
- Pas le moins du monde.
- Azraël ?
A l'appel de son maître, le rital se leva et commença à ôter sa Balenciaga laissant jaillir son tatouage gothique "Sanctum Foedus".
- Impressionnant ! fît Connelly dont le regard laissait échapper à la fois angoisse et envie.
A l'approche légèrement menaçante du moine, le demi frère de Mallet repris la parole :
- Nous avons perdu leur trace à Végas. Mais vous devez le savoir vu que vous écoutez tout.
- Que savez-vous des amis de Mallet ?
- Une bande de quadra en pleine dystopie que cela soit sur leur vie ou sur l'époque que nous sommes en train de vivre. Ils n'ont plus rien à perdre ni à gagner, c'est bien cela le problème.
- Encore de pauvres diables vivant à l'écart de la foi en notre seigneur.
A ces mots de son supérieur, Azraël fit un signe de croix avec ses grosses mains poilues. Puis le cardinal repris la parole :
- Vous avez perdu leurs traces depuis combien de temps ?
- Depuis plusieurs jours. Ils ont trouvé refuge chez une bande de pirates célèbres à Vegas. L'un d'eux, celui qui se prénomme Arnaud est reparti chez lui en Arizona avec une femme. Nous avons essayé de les intercepter sur la route en détournant un véhicule autonome mais cela aurait été inutile. Nos drones insectes nous ont rapidement montré qu'il n'avait pas Phoebe avec lui.
- Et les autres ?
- La chercheuse française est retournée dans son pays et a repris ses recherches comme si de rien n'était en pleurant la perte de son frère.
- Le flic est devenu votre meilleur ami. Ca nous le savons... Il ne reste donc plus que le proche collaborateur de Mallet. Stan Martin, c'est bien comme cela qu'il s'appelle ?
- Oui c'est bien cela. Un français lui aussi. En proie à des démêlés conjugaux, il est à moitié dépressif.
- Il s'agit donc là de notre cible. Aviez vous autre chose à nous apprendre Monsieur Connelly ?
- Qu'allez vous faire ?
- Nous allons nous en occuper mais, cela n'est plus votre histoire. Azraël va vous indiquer la suite des événements. Bonne chance Karl !
A ces mots, l'hologramme bleuté disparut. Connelly porta alors son regard sur le rital gominé. Il avait sorti de la poche de sa veste une petite boîte en bois japonais. Une fois ouverte, une espèce de mille patte métallique se posa sur la grosse paluche du moine moderne. L'irlandais n'eut pas le temps de réagir que la bestiole parcourut déjà son visage et s'infiltra dans sa narine gauche.
- Qu'est ce que c'est ? cria Connelly
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top