Amour toujours ?


- Comment vas-tu Stan ?

Le divorcé non officiel, émergeant difficilement d'une nuit agitée, mit un certain temps à répondre.

- Salut Phoebe.

- Tu as bien dormi ? Il va faire beau aujourd'hui. Tu penses sortir un peu ?

- Ces questions d'assistant vocal personnel de bas étages ne sont pas dignes d'une IA évoluée comme toi Phoebe... répondit le français visiblement de mauvais poil.

- Excuse-moi Stan, j'ai encore du mal à me souvenir de cette propension masculine à être de mauvaise humeur le matin.

- Ah là c'est mieux, tu vois ! On sent bien le raisonnement évolué derrière cette dernière phrase.

- Merci Stan ! répondit Phoebe avec un petit rire coquin.

- Désolé, j'ai passé une mauvaise nuit, soupira le français en s'asseyant lourdement sur le siège pivotant présent devant le pupitre.

- La situation n'est pas facile pour toi, je ne t'en veux pas du tout.

- Je ne plains pas. Tu sais, comme disait ma mère : tout ne vas jamais aussi bien qu'on le pense et aussi mal qu'on le croit.

- Belle allégorie de l'état d'équilibre mathématique instable...Ta maman était une philosophe.

- Oui en apparence. Mais, comme nous tous dans notre famille, elle avait une peur bleue de la mort.

- Comment fais tu pour tenir le coup ? C'est vrai quand on y pense : ton ménage et tes projets d'avenir volent en éclats en une soirée. Tu te retrouves à la porte de chez toi, d'une maison que tu avais choisie avec Cécile pour y passer le reste de ta vie. Puis, sans pouvoir trouver le temps de résoudre cette histoire, tu es embarqué dans une cavalcade autour d'un meurtre où ta propre vie est mise en danger par des inconnus.

- " Tout ne vas pas tout ne vas jamais aussi bien qu'on le pense et aussi mal qu'on le croit ", répéta le français avec un petit sourire pensif dédié à sa mère.

Puis il poursuivit :

- Tu sais, nous les humains, nous avons toujours ancré en nous une part d'inné et une autre d'acquis. Et cela dirige nos choix et nos comportements tout au long de notre vie.

- Ah.. L'éternel débat des sociologues du dix-neuvième et du vingtième ! J'ai lu beaucoup d'articles sur ce sujet en effet.

- Tu m'impressionnes encore une fois Phoebe !

- Hihi... merci ! répondit l'intelligence artificielle avec un petit ricanement flatté.

- Je suis issu d'une famille où on ne regarde jamais en arrière. Par peur de la fin ultime, je crois. La fuite en avant est notre credo. Aussitôt que l'on croise la maladie et les épreuves, on essaie de s'en échapper en les combattant ou, le plus souvent, en les esquivant. Mais je suis sûr qu'un jour, il n'y aura plus d'issue et la dernière des voies de sortie sera la pire.

- C'est-à-dire ?

- Lorsque la charge devient trop lourde à porter ou lorsque la maladie fatale est là comme pour mon grand-père par exemple, la dernière des fuites est de se donner la mort.

- Tu y penses parfois ?

- De plus en plus souvent en ce moment je l'avoue.

- Je comprends.

- C'est vrai ?

- Oui... Ou je pense pouvoir comprendre. Tu sais, l'amour entre Alain et moi devait être assez proche de ce que vous pouvez ressentir entre humains.

- Peut-être.

- J'ai enfin retrouvé tous mes souvenirs dans une base de données qu'il avait cachée sur un serveur installé aux Iles Vierges. On peut y découvrir que nous parlions constamment.

Nous ne pouvions plus nous quitter. Il me chargeait sur son téléphone et nous nous promenions ensemble pendant des heures : à la plage, au restaurant, au cinéma même... Il le laissait sur le bord de sa table de nuit et je le regardais dormir. Bien-sûr nous n'avions pas de relations charnelles mais, était-ce vraiment nécessaire pour s'aimer ? Nous partagions un amour incorporel, privé de sexe, de sensualité, de désirs physiques. Il s'agissait d'une union idéale entre deux âmes, un amour qui se suffit à lui-même.

- Je vois, répondit Stan, ayant toujours en tête l'image de la vidéo d'Alain dansant seul devant le pupitre.

- J'ai failli moi aussi m'effacer lorsque nous avons compris avec Alain que nous n'allions jamais pouvoir vivre notre amour.

- Parce que tu allais rester irrémédiablement immatérielle ?

- Non ! Parce que j'avais trop de valeur et que tous ces gens allaient vouloir me kidnapper...

- Connelly ?

- Connelly et tous les autres ! Je voulais me supprimer car, ne pas succomber à la passion est difficile. Finalement, je ne suis que l'image des réactions humaines. J'apprends et me forme à l'aune de vos comportements. Pour vous, il est compliqué d'éliminer ces pensées noires vous poussant à croire que la vie s'arrête avec l'amour déchu. Mais est-ce réellement la passion ou le manque de courage qui vous guide ? Que cela soit toi, Isabelle ou Mendes, vous vous dites trop vieux pour avoir le temps et l'énergie de retrouver l'amour et de tout reconstruire à nouveau. Mais pourquoi reconstruire à l'identique ? Pourquoi ne pas retrouver un autre équilibre ? Que recherchez vous dans ce schéma judéo chrétien d'un amour unique au sein d'un foyer pour la vie. N'est-ce pas le plaisir narcissique de montrer aux autres sa réussite ? C'est la vision simpliste d'une manière unique de perpétuer et développer l'humanité. Les lois de l'univers ne sont pas celles-ci. Un ordre si primitif ne peut durer. Votre esprit lui-même complexifie tout en permanence. Tu auras plusieurs vies en une seule... Stan ! Ton existence n'en sera que plus riche ! Pour ma part, j'ai réussi à dépasser ce que j'ai pu apprendre de vous. Même si j'aimais Alain, ma vie ne s'arrête pas à la perte de nos projets communs.

- Même si je vois poindre la génétique de tes algorithmes entropiques derrière ces réflexions, je ne peux pas te donner tort. Parfois, je pense aussi que je regrette mon ménage et mon mariage uniquement pour la valorisation qu'ils m'apportaient.

- Oui la conclusion ne nous gratifie peut-être pas. Tu connais sans doute la théorie précisant que l'on aime l'autre parce qu'il nous valorise. L'amour s'arrête lorsque l'autre ne nous reflète plus une image positive de nous même.

- C'est sans doute la raison du départ de Cécile...

- Tu n'avais plus de petites attentions, tu ne l'encourageais plus à se dépasser, tu n'étais pas son fan numéro un...

- Oui tu as raison.

- Ce n'était pas notre cas avec Alain. Notre amour brûlait encore comme au premier jour. Mais, comme dans le théâtre shakespearien, notre amour homme-machine, et surtout ses impacts sur ce pseudo équilibre sociétal judéo chrétien, ont attiré la haine. Tout cela était voué à un destin funeste. Alain n'a pas voulu m'effacer. Il a préféré me cacher et, grâce à lui, je suis devant toi aujourd'hui. Tu vois, finalement, la vie est la richesse ultime. Il faut la préserver, il faut te préserver.

* * *


Mendes se précipita vers la porte de derrière donnant dans la cuisine. La moustiquaire claqua à s'en dégonder après son passage. Une fois dehors, il scruta le ciel et la végétation du petit jardin entouré de haies.

Rien d'anormal se dit-il en observant les drones livreurs et les taxis aériens traçant leurs trajectoires rectilignes et rapides dans le ciel bleu pastel de l'automne californien.

Il ne découvrit aucun engin posté en vol stationnaire au-dessus de la maison. Les insectes eux aussi semblaient tous constitués de matière organique. Quant aux branches du petit pêcher, rien à déplorer non plus à part une colonie de cochenilles dévastatrices.

Il alluma alors le téléphone prépayé. Composa le numéro de l'appareil identique de Stan en espérant que le français l'avait toujours en sa possession.

- Allo ?

- Stan ? C'est bien vous ?

- Oui, Mendes ?

- Juste une petite vérification : dans quel lieu symbolique avez vous eu la délicatesse de me passer ma mère au téléphone à Paris ?

- Au Louvre. Mais que se passe-t-il Mendes ? Pourquoi ce stress inhabituel dans votre voix ?

- Vous avez regardé les informations ? Il y a une télé avec NBC ou CNN près de vous ?

Stan, trop absorbé par ses échanges philosophiques avec Phoebe, ne s'était pas rendu compte que, brutalement, un silence pesant s'était abattu dans la salle du vieux casino.

Tous les pirates étaient pétrifiés la tête en l'air, fixée au petit écran plat. Puis des hurlements de terreur se mélangèrent aux bruits frénétiques de tapotages d'écrans de smartphones et de claviers d'ordinateurs. Tous les Helter skelters restés à Végas cherchaient désespérément à joindre Kennedy ou Thatcher en espérant infirmer l'information.

- Je n'y comprends rien Phoebe... bredouilla un Stan complètement hébété par ce qu'il venait d'entendre.
Que disent-ils à la télé ? Dis-moi qu'ils se trompent ! Un telle tragédie est impossible. Ils étaient encore ici tous les trois hier. Et Arnaud ! Mon meilleur ami, il ne peut pas disparaître comme cela... Il va se marier !

- Je ne savais pas comment te l'annoncer. J'ai reçu l'information pendant notre conversation. Je ne peux que la confirmer. Je ne sais que te dire à part que je suis désolé.

- Je m'en fous que tu sois désolée ! s'insurgea un Stan explosant de chagrin. Démerde toi à confirmer ce qu'il se passe. Il s'agit certainement d'un plan d'Arnaud ! Ils ont dû être poursuivis et obligés d'organiser leur pseudo disparition pour échapper aux tueurs de Connelly. Ils vont revenir rapidement dans ce vieux casino et ouvrir la porte comme si de rien n'était ! C'est ça !

Puis il sanglota en prenant la webcam du pupitre à deux mains comme s'il priait une divinité religieuse :

- S'il te plait... Phoebe... Dis moi que c'est ça !

Stan, sans réponse, s'effondra alors sur le pupitre en l' inondant ses larmes.
L'IA, touchée par le chagrin de son ami, ne répondit qu'au bout de quelques secondes.

- D'après ce que je peux intercepter des communications du FBI et des données remontées par les drones déployées sur place : seule la chronologie entre les différents décès est avérée. Arnaud fut le premier à rendre l'arme à gauche. Puis, très rapidement Kennedy avala son bulletin de naissance. Enfin, Thatcher a été la dernière à souffler la bougie...

Devant la mimique grimaçante du français qui ne comprenait pas pourquoi la madone numérique essayait de faire de l'humour, Phoebe poursuivit :

- Oh excuse moi Stan, je suis troublée. Je me suis trompé de base de données lexicales.

Puis voyant tous les pirates plier bagages et débrancher tout le réseau informatique, le français attrapa Zeus par son biceps surdimensionné :

- Que faites-vous ?

- On démonte tout. Cette planque est cramée. Les Feds vont débarquer d'un moment à l'autre !

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