Chapitre 8
« Le souvenir est poésie, et la poésie n'est autre que souvenir. », Pascoli.
La lune brillait d'un éclat solitaire, cette nuit-là. Une lumière fatiguée que Cassiopée regardait d'un œil mi-clos, les mains repliées contre les cuisses, la tête adossée au mur. Elle avait passé la journée enfermée dans sa chambre. Seule, aveugle et sourde à ce qui se passait dans les chambres l'entourant. Lorsqu'elle était rentrée avec le voile, Madame Christophe lui avait immédiatement ordonnée de rentrer dans la petite pièce minable où elle se trouvait maintenant. Elle n'avait pas mangé mais pas faim, pas soif. Cassiopée n'avait pas envie de bouger. La rencontre avec Sirius chez la couturière lui avait remonté le morale un court instant, juste le temps de quelques minutes et de quelques paroles échangées.
Une fois qu'elle était sortie du magasin, tout était revenu.
La tristesse. La colère. La honte, le désespoir.
Les yeux levés vers les étoiles, Cassiopée ne savait plus vraiment qui elle était. Etait-elle encore la jeune femme qu'elle avait été avant la guerre ? Etait-elle Raiponce, la prostituée ? Etait-elle un mélange des deux, une parodie de sa personne antérieure ? Elle ne le savait pas. Cassiopée se tourna un peu et tendit une main faible vers le petit meuble à côté de son lit sur lequel était posé un livre, juste à côté de la bougie. Elle le posa doucement sur ses jambes et caressa d'un doigt absent la couverture rouge où le titre était gravé en lettre d'or. Baissant lentement le regard, elle ouvrit la première page, un sourire mélancolique illuminant son visage douloureux.
Un trèfle à quatre feuilles séché était délicatement accroché à la page, ses feuilles positionnés précautionneusement et aplatis. Cassiopée l'observa un instant. Le livre avait été un des seuls qu'elle n'avait jamais possédé. Ce n'était pas de la grande littérature : seulement un livre pour enfants qu'elle avait eu pour ses six ans. Entre ses pages jaunis se cachaient les souvenirs de son enfance et dans ses mots, elle entendait la voix de sa mère.
Les parents de Cassiopée n'avaient pas eu beaucoup d'argent et l'école avait toujours été trop chère. Ils avaient pourtant tenu que Cassiopée et Valentin y aillent malgré tout et c'était ainsi qu'à six ans, la petite fille qu'elle avait été, avait fièrement mit les pieds pour la première fois à l'école primaire Sainte Germaine. Cassiopée se souvenait encore avec précision de l'uniforme hideux – la chemise grisâtre et la jupe trop longue et encombrante –, de la natte serrée sur le sommet de sa tête et de ses souliers cirés qu'elle avait salis dès la première seconde que sa mère les lui avaient mis aux pieds. A l'école, tous les âges avaient été mélangés et la petite fille avait regardé avec envie celles qui étaient plus âgé qu'elle. Elle se rappelait comment toutes ces filles avaient des jolis livres et de jolis cahiers alors qu'elle n'avait que les cahiers amochés que ses parents avaient réussi à trouver pour un prix convenable.
En rentrant le soir, Cassiopée avait pleuré. Elle ne voulait plus retourner dans cette école où tout le monde avait de plus jolis choses qu'elle. Le visage de son père avait été dévasté et le jour d'après, sans dire un mot à sa femme, il avait acheté le plus joli livre qu'il avait pu trouver. Comme son père ne savait pas lire, il avait été incapable de savoir de quel livre il s'agissait – mais il avait été certain que la couverture rouge et les lettres luxueusement dorés plairaient à sa fille capricieuse.
Le livre avait été le plus beau cadeau que Cassiopée n'avait jamais reçu. Quand son père l'avait mis entre ses mains, elle avait pleuré à nouveau. De joie, cette fois. Tous les soirs, elle s'assaillait avec sa mère sur son lit, à la lumière d'une bougie, et déchiffrait lettre par lettre, mot par mot. Sa mère l'aidait comme elle pouvait. Contrairement à son père, elle savait lire – néanmoins, elle ne savait le faire que sporadiquement et elle lisait lentement, d'un rythme saccadé par des courtes pauses où elle traçait les phrases du doigt pour leurs donner du sens. Cassiopée aimait entendre sa mère lire, la douceur de sa voix, les efforts qu'elle faisait.
La jeune femme sourit un peu plus et tourna quelques pages. Entre les pages 13 et 14, il y avait encore un de ses vieux marques-pages – une branche de lilas desséchée, elle aussi. Entre les pages 30 et 35, une photo de famille. Cassiopée sentit sa gorge se nouer lorsque ses yeux tombèrent sur la photographie en noir et blanc.
Elle avait été prise en été. Cassiopée devait avoir eu une dizaine d'années, Valentin un peu plus. Ses grands-parents avaient encore été en vie et ils se tenaient tous devant la maison familials, des sourires mal à l'aise sur les visages heureux. Cassiopée avait un œil au beurre noir – quelques heures auparavant, à la sortie de l'école, elle avait défendu Valentin d'un autre garçon qui s'était moqué de lui. Dans le silence de sa chambre, la jeune femme rit doucement, laissant glisser l'image dans le livre qu'elle reposa sur la table de chevet. Elle avait été une petite fille bagarreuse tandis que Valentin avait été timide et réservé. Son frère aimait être seul, aimait réfléchir et aimait contempler ses entourages en silence. Ses camarades de classe ne l'aimaient pas pour ces raisons et les moqueries et provocations étaient incessantes.
Valentin se laissait faire : Cassiopée le défendait. En échange, il l'aidait pour ses devoirs et la laissait participer à son silence rêveur.
La jeune femme leva à nouveau son visage vers les étoiles, demandant aux astres scintillant de protéger son frère. Elle se souvenait encore du jour où on lui avait annoncé que Valentin partirait pour le front. En quelques secondes, son monde avait été dévasté. Elle avait été incapable d'imaginer son frère – son frère – en uniforme et en arme à la main. Son frère qui connaissait les constellations par cœur, passait ses minutes libres à gribouiller sur du papier et avait souvent cet air mi absent mi sérieux dans ses yeux gris. Cassiopée avait essayé de le protéger à nouveau. Pour lui, elle aurait coupé ses cheveux et enfilé l'uniforme à sa place : mais un scénario pareil n'était possible que dans les romans et Valentin avait été forcé de partir et n'était toujours pas revenu.
On toqua brusquement à sa porte et le corps entier de la jeune femme fit un bond.
« Oui ? », demanda-t-elle, surprise. Elle entendit la clé tourner dans la serrure et quelques instants plus tard, Madame Christophe était entrée dans sa chambre, les bras croisés devant la large poitrine.
« Je ne sais pas ce que tu lui as fait à ce gars-là, mais il est encore là pour te voir, Raiponce. »
Cassiopée sentit son corps se tendre. Un instant, elle était persuadée qu'il s'agissait de l'homme du matin. Un frisson glacé parcourut son échine mais sous le regard dur de la femme plus âgée, elle se força à se lever du lit.
« Je pensais que je ne devais voir personne, dans mon état. », rétorqua froidement Cassiopée. Elle se redressa imperceptiblement. Madame Christophe lui lança un regard ennuyé avant de faire un claquement de la langue.
« Ce n'est pas un hospice ici. Vu le prix qu'il est prêt à payer, je veux que tu te prépares et que tu descendes aussitôt. Chambre 26, comme d'habitude. J'ai une réputation à tenir et tu as des dettes à payer. »
L'échange était glacial et directe. Cassiopée ne broncha pas, hocha la tête et attendit que la femme sorte de sa chambre avant de rapidement voiler les bleus à l'aide de maquillage et enfiler le voile et une robe de chambre en soie. Doucement, elle se laissa glisser dans ses chaussures à talon et descendit dans le hall d'entrée. Ses yeux cherchèrent frénétiquement l'espace tandis que son cœur battait inlassablement dans sa poitrine. Elle n'était pas certaine de supporter une deuxième session avec la brute croisée la journée même et inspira une goulée d'air tremblante.
Cassiopée cligna plusieurs fois des yeux avant que son regard ne tombe sur une silhouette masculine.
Sirius.
La tension quitta aussitôt son corps et elle descendit rapidement les dernières marches vers lui.
« Bonsoir, Monsieur. », murmura-t-elle poliment, le sourire sur son visage rendu fantomatique par les lumières blanches du hall.
« Raip- Cassiopée. » Il hocha la tête d'un geste respectueux. Elle se figea un instant lorsqu'elle l'entendit l'appeler par son vrai prénom, aillant oublier qu'elle le lui avait révélé. Ravalant sa nervosité montante, la jeune femme s'approcha de lui et le prit par la main, le tirant vers la chambre rose. Sirius la suivit silencieusement, ses pas faisant aucun son sur le sol. Lui aussi semblait tendu, son silence pas aussi paisible qu'à l'habitude. Lorsque la porte claqua derrière eux, Cassiopée se tourna vers lui, lentement.
« Quelque chose ne va pas ? », demanda-t-elle gentiment, scrutant avec attention le visage qui commençait à lui être familier. Les yeux bleus de Sirius la regardaient droit dans les siens et elle vit ses poings trembler légèrement le long de son corps. Imperceptiblement, la jeune femme fronça les sourcils.
« Sirius ? »
Le son de son nom dans sa bouche sembla subitement sortir le jeune homme de sa trance. Pendant quelques instants, il sembla à Cassiopée voir de la culpabilité briller dans les iris bleus du jeune homme – néanmoins, il cligné des yeux et la lueur sombre avait brusquement à nouveau disparue. Il secoua la tête, se passant une main dans les cheveux.
« Je- Pardonne-moi. Mes pensées étaient...autre part. »
La jeune femme sourit doucement avant de s'installer sur le lit. Elle s'assit tranquillement, sans le quitter du regard.
« Où étaient-elles, vos pensées ? », demanda-t-elle. Un sourire en coin apparut sur le visage de Sirius. Il sembla hésiter un instant avant de murmurer :
« Pas maintenant. Je...Je t'en parlerai après. »
D'un pas étrangement maladroit, il s'installa à son tour sur le lit. A l'autre bout, comme s'il voulait se distancer d'elle – pour la première fois, leur échange n'était pas ponctué de caresse et de douceur. Quelque chose n'allait définitivement pas et Cassiopée sentit son cœur accéléré un peu. Elle se força néanmoins à ravaler ses mots. Malgré leur relation, Sirius restait un client et elle ne pouvait pas agir et lui parler comme s'il était un ami. Elle baissa ses yeux sur ses mains et se demanda un instant s'il se comportait ainsi à cause des bleus sur son visage. A cause de la faiblesse qu'elle avait montrée chez la couturière. Cassiopée se demanda si Sirius s'était construit d'elle une image idéale qu'elle avait brisée en quelques minutes.
« Cassiopée ? » Les mots soufflés de Sirius interrompirent ses pensées. Elle ne releva pas la tête, attendit. Son prénom sur sa langue était étrange, pas familier. Elle sentit soudainement la main hésitante de Sirius se poser dans son dos. Il s'était finalement approché, ses cuisses à quelques centimètres des siennes.
La jeune femme lui lança un regard interrogateur en coin et il esquissa un petit sourire.
« Est-ce que ça va ? »
Il n'ajouta rien d'autre, fixa simplement son visage avec des yeux réellement inquiets. Cassiopée se sentait fondre sous son regard, sentait comme son âme à nu. Elle voulait lui dire les choses qui étouffaient son cœur, voulait qu'il sache quel fardeau pesait sur ses épaules.
Elle ouvrit la bouche, les phrases cavalant en désordre dans sa tête.
« Je-» Elle s'interrompit. Elle ne pouvait pas dire ces choses-là. Comme si un silence forcé marquait sa souffrance. Cassiopée secoua faiblement la tête et se força à sourire. « Je vais bien. »
Elle se sentait étouffer. L'expression de Sirius devint un peu distante et la jeune femme savait qu'il n'avait pas cru les paroles qui étaient sortis de sa bouche. Les mots superficiels accompagnés du sourire faux, le tout ridiculisé par le bleu sur sa joue et les larmes asséchées au fond de ses pupilles. Pourtant, il ne dit rien. Le jeune homme la regardait simplement, clignant tranquillement des yeux quelque fois avant que subitement, il ne se penche vers elle et l'attire dans ses bras. La tête pressée contre sa poitrine, Cassiopée écarquilla un instant les yeux avant de se presser contre lui. Elle le sentit presser sa joue sur le sommet de sa tête.
« Tu as le droit de ne pas aller bien, tu sais. Tu as le droit comme tous les autres humains sur terre. Et... Et pour ce qu'il s'est passé ce matin...Je suis désolé. Tu ne méritais absolument rien de tout ça. » La voix de Sirius était sincère, rauque, brisée. Cassiopée n'était même pas certaine qu'il s'excusait pour les coups qu'elle avait reçus : il semblait le faire pour toutes les horreurs qui avaient peu à peu détruites sa vie. La jeune femme ferma les yeux et entoura le cou de Sirius de ses bras frêles. La robe en satin glissa le long de ses épaules mais elle n'y fit pas attention.
Pour une fois dans sa vie, Cassiopée décida de se laisser tenir.
D'accepter le réconfort qui lui était proposé, même si elle ne disait rien, même si elle n'arrivait pas à exprimer les sentiments trop violents enfermés au fond de son cœur tremblant.
Durant quelques secondes, elle se laissa être vulnérable. Elle sentait son corps frissonner alors que son masque, son masque qu'elle utilisait pour se protéger, se brisa lentement pour ne laisser derrière lui que des restes. Une jeune femme incertaine, apeurée, inquiète. A qui l'on avait tout pris et prenez encore, une jeune femme qui ne savait pas combien de temps elle pouvait encore supporter une vie pareille.
Une larme roula silencieusement le long de sa joue avant d'humidifier la chemise de Sirius. Il la serra plus fort contre lui, comme s'il avait peur que s'il la lâchait, la Cassiopée démasquée se briserait comme une poupée de porcelaine.
« Ça va aller. », souffla-t-il dans le noir d'une voix désespérée, « Je te jure que ça va aller. »
Cassiopée hocha plusieurs fois la tête. Elle ne voulait pas parler, ne voulait pas qu'au premier mot prononcé les larmes se mettent à rouler.
« Tu es plus forte que tu ne le penses. » Il parlait avec ferveur, ses mots pressés semblaient sortir droit de son cœur rapide et la jeune femme se sentit sourire doucement malgré la situation. Elle ne répondit pas : cependant, elle serra à son tour un peu plus fort. Ensuite, elle s'écarta doucement de lui et posa ses lèvres sur sa joue avant de s'approcher de son oreille.
« Tout ce que tu as vaut aussi pour vous. La guerre, la solitude... Vous n'avez rien mérité de tout ça. Vous êtes le meilleur homme que je connaisse et je suis éternellement reconnaissante d'avoir croisé votre route. »
Elle s'assit en face de lui et sourit, essuyant du revers de main l'humidité restante sur sa joue.
En entendant ses mots, Sirius sembla se figer à nouveau, la culpabilité à nouveau présente dans ses yeux. Son visage avait pâli et doucement, le sourire s'effaça du visage de Cassiopée.
« Est-ce que j'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas dire ? », demanda-t-elle, brusquement désorientée. La réaction du jeune homme ne faisait pas sens pour elle. Elle vit Sirius inspirer bruyamment puis laisser sa tête retomber contre sa nuque quelques secondes, comme s'il s'apprêtait à faire quelque chose de redouter.
Cassiopée esquissa un sourire incertain.
« Sirius ? Que vous arrive-t-il ? »
Avait-il mal quelque part ? Ses mots lui avaient déplu tant que ça ? Elle se sentit devenir nerveuse. Mais soudainement, la tension quitta le corps de Sirius et il la regarda à nouveau dans les yeux, sourire en coin et regard paisible.
« Je suis désolé. Je suis un peu fatigué et...Et mon corps me le fait savoir. »
Un soupir rassuré échappa à Cassiopée. Elle rit un peu en secouant la tête.
« Bon dieu, je pensais que quelque chose de grave était en train de se jouer derrière votre tête. »
Il sourit, un peu mécaniquement. La jeune femme étouffa le mauvais pressentiment qui faisait accélérer son cœur.
« Seulement la colère contre moi-même de vouloir dormir alors que je suis ici depuis seulement si peu de temps. »
Cassiopée leva les yeux au ciel avant d'attirer Sirius contre elle. Procédant au rituel habituel, elle allongea délicatement sa tête sur ses cuisses à moitié recouvertes par le morceau de satin. Sirius ferma doucement les yeux. Lorsqu'elle passa ses mains dans ses cheveux, il poussa un bruit satisfait et frotta un peu sa joue contre sa peau en tentant de trouver la situation la plus confortable. La jeune femme sourit – le jeune homme ressemblait à un énorme chat domestiqué. A un de ces tigres de cirque qu'elle avait vu dans son enfance, qui se laissait caresser comme des chatons et ronronnait avec autant de plaisir. Cassiopée sentit son cœur palpiter dans sa poitrine mais n'y fit pas attention, continuant à caresser les cheveux de Sirius jusqu'à ce qu'elle le sente s'endormir.
Ensuite, elle l'allongea et s'allongea contre lui, ses bras autour de son corps, son visage pressé dans son dos.
Bonjour, bonsoir les cocos!
Bon, clairement, Sirius n'a pas eu le courage de dire la vérité à Cassiopée. Va falloir qu'il se reprenne, parce que qui sait ce qu'il va se passer lorsqu'il aura la lettre entre les mains. Et puis d'ailleurs - la couturière du chapitre précédent va-t-elle vraiment parler de Sirius à la comtesse? Et l'homme qui a frappé Cassiopée, va-t-il réapparaître?
Que de questions, que de questions, mais on le sait tous, les mensonges ou les non-dits, ça ne finit jamais très, très bien.
Des bisous♥
Blondie
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