Chapitre 6 : La proposition qui en valait plus que 1000 autres

Je sens mon corps s'engourdir tant le temps me paraît intensément long. La chaleur de ce mois de juin me colle à la peau et attendre devant le Willamette Corner, le café qui a ouvert il y a quelques mois dans le quartier de Richmond, est une vraie torture.

Du doigt, j'étire le col de mon chemisier en espérant qu'un minimum d'air frais vienne éponger mon cou baignant de sueur. Il fait 100°F* et j'ai l'impression de fondre à vue d'œil. Tout ça pour un ridicule rendez-vous donné à la va-vite il y a deux heures. Un rendez-vous qui manque d'être honoré d'ailleurs.

Sérieusement, ce meeting est tellement imprévu que j'ai sorti les vêtements réservés aux grandes fêtes dans le Kentucky. Heureusement j'ai tellement porté cette tenue qu'il ne reste plus une trace de sa période d'utilisation. Mais j'avoue que je devrais sans doute envisager d'aller acheter une tenue de travail au Macy's...

Des habitués passent les portes du café en discutant tandis que je passe ma vie à jeter des coups d'œil vers mon téléphone pour voir l'heure. 3:57 p.m. Cela fait bien vingt minutes que j'attends comme une abrutie mais cette personne s'est vraiment foutue de moi. Je crise en essayant de ne pas être très démonstrative et donne un coup de chaussure dans une mailbox. Les passants chuchotent à ma hauteur et tracent leur route tandis que je leur lance un regard noir.

" Qu'est-ce que j'ai pu être conne d'y croire ! Fais-je en me retenant le crâne entre les mains."

Je pousse un petit cri grave et m'élance vers le chemin de la maison. Ma colère de m'être faite berner comme une débutante grandit plus j'avance et je bouscule quelqu'un alors que j'écris un message à Allen indiquant ma déception. Prête à déferler toute ma violence, je me retourne vers cette personne et m'apprête à hurler.

" Je croyais que l'on avait rendez-vous devant un café. Il prend un air interrogateur. Ce n'était pas le cas ?"

Je reste bouche-bée en comprenant qu'il s'agit. Il retire ses lunettes teintées. C'est lui.

" Luke Hoffman ? C'était vous "UnofficialReader" ?

- Bonne déduction, bravo Élie. Luke se replace ses lunettes de soleil sur son nez et sourit. On va le prendre ce café ou l'occasion de réaliser ton rêve de petite fille ne t'intéresse pas ?"

Il tend sa main vers moi tandis que je le jauge de haut en bas. Posture décontractée, lunettes à la mode, sourire presque enjôleur et cette manie à me coller aux baskets. Intéressant dans le style étrange chic. Sans la prendre, je m'avance et le dépasse, en croisant les bras. Il met une fraction de seconde à comprendre et me rejoint en trottinant après lui avoir dit:

" Alors Luke, vous vous dépêchez ou non ? En prenant un ton complaisant, j'ajoute en accélérant le pas: Je n'ai pas que ça à faire."

———

Deux tasses blanches, deux adultes autour d'une table en bois, la musique rythmée du moulin à café en arrière plan, les conversations des voisins et cette douceur odeur familière nous placent dans un cadre qui est à mon avantage.

Luke Hoffman a déposé ses lunettes sur le bois et joue avec ses doigts. Sa boursoufle teinte son visage mais n'entache pas vraiment son aisance naturelle. Il regarde l'endroit avec attention, comme s'il cherchait quelque chose, examinant tous les recoins longuement. Le laissant à sa contemplation, je prends une gorgée salvatrice de café.

" Il est bon ? Luke décroche enfin un regard et indique de l'œil ma tasse. Le café.

- J'avais compris, pas besoin de traduction. Presque vexée, je hoche la tête et réponds sèchement. Et pour toute réponse, vous n'avez qu'à goûter.

- Proposer aussi gentiment, je ne peux pas refuser. Il porte sa tasse aux lèvres et en avale une partie du contenu puis la repose. Ce n'est pas le meilleur que j'ai pu boire mais il reste agréable."

Nous nous fixons avec intérêt pendant un temps qui me paraît trop long. Un léger sourire anime son visage et il se tortille sur son siège avant de reprendre, la voix emplie de sérieux:

" Bon, avant que cela ne devienne gênant de se regarder ainsi sans rien dire, venons au sujet de ce rendez-vous. Parle-moi de tes recherches. Il sort un calepin de la poche de sa veste accompagné d'un sublime stylo noir mat. Il y a les lettres du Portland Weekly et ses initiales gravées dessus. Je ne peux m'empêcher de pousser un petit sifflement admiratif.

- C'est un sacré stylo que vous avez là.

- Ça ? Luke pousse un petit rire. Oh, un cadeau que l'on m'a fait il y a quelques années, après mon premier article pour le Weekly. Ma première réussite, un grand instant de ma carrière. Cela t'arrivera un jour Miss. Même plus tôt que tu ne crois.

- Que voulez-vous dire ?

- Je dis juste que ce que j'ai vu, tes hypothèses, ton caractère, ainsi que ton répondant peuvent être intéressants pour atteindre ton but, là il fait allusion à mon rêve je crois. Hors, si tu m'aides, je peux être la personne qui t'ouvrira les portes du paradis sur Terre. Une place risque de se libérer et mon dernier consultant est parti. Il se recule dans le fond de sa chaise, croise les bras et reprend sur un ton plus cérémonieux. Naturellement, puisque tu ne serais qu'une consultante dans les premiers temps et ce serait mon nom en bas de l'article du siècle. Je déglutis, en le jugeant de l'œil.

- Donc, si je suis votre petit discours, je vous aide, vous récoltez les lauriers et je peux potentiellement trouver une place au Weekly ? Autant pour la première et la dernière, pourquoi pas, mais il y a quelque chose qui me gêne. C'est-à-dire que mes recherches n'aboutissent qu'à votre rayonnement national me dérange. Je craque mes doigts et les pose sur la table, bien en évidence. Vous croyez vraiment que je suis assez idiote pour me laisser avoir si facilement ? Ce n'est pas votre petit minois ou votre poste qui me feront balancer en votre faveur.

- Tu es sûre Élie ? Ce n'est pas une proposition à prendre à la légère.

- Je la considère bien, ne vous inquiétez pas. Je fais un arrêt avant de poursuivre. Cependant, si vous voulez réellement que je m'associe à vous, il va falloir faire un peu mieux, comme l'assurance d'une reconnaissance de mon travail et celle d'une liberté de exercice.

- Pour résumer, tu veux être considérée par mes pairs et par les lecteurs, c'est ça ?

- En effet. Et avoir accès à la machine à café gratuitement, évidemment ! Je souris tandis qu'il ricane, avant de s'arrêter et poser ses doigts sur sa blessure.

- Ne demandes pas trop, même moi qui suis un vétéran dans le milieu, je paie. J'esquisse un sourire amusé. Je suppose que tu ne m'aideras pas si je n'accepte pas, c'est ça ? Mais à ton niveau, c'est presque impossible pour toi obtenir tout ce que tu veux . Et arrête de me vouvoyer, c'est si formel après ce que l'on a déjà vécu ensemble. Il essaie de faire un clin d'œil en pointant du doigt sa blessure. À guise de revanche.

- C'est un rendez-vous d'affaire merde ! Et de plus, ce n'est pas que vous ne pouvez pas, c'est plutôt que vous préfériez mourir que d'admettre que votre futur article "du siècle" n'est pas entièrement le vôtre. C'est tout."

Je me lève de ma chaise et la replace à son emplacement d'origine avant d'avaler d'un trait le reste du café qui se refroidit. D'un signe de la main, je salue Luke qui me regarde perplexe.

" Si c'est impossible, je vais retourner publier mes avancées sur mon site sans visibilité. Au moins, je pourrais mettre mon nom en bas de la page. À la prochaine Luke, ce fut un plaisir de te revoir."

En attendre une réponse, je sors dramatiquement du café et m'engage dans la rue qui est baignée dans la chaleur d'été. Mon cœur s'est emballée quand j'ai simplement refusé son offre en passant la sortie.

Mais merde, je suis à deux doigts de tout foutre en l'air alors que je suis presque arrivée au but. Je replace ma mèche derrière l'oreille et m'avance d'un pas en face de moi. Soit j'ai réussi mon coup, soit...

" Cobb ! Attends ! S'égosille la voix masculine de Luke qui arrive derrière moi."

Soit c'est fini.

Je me retourne et l'observe, agitant son téléphone à la main comme un grigri magique. J'hausse le sourcil de surprise tandis qu'il s'agite devant moi.

" C'est OK. Tu auras ton nom en bas de la page ! Ils sont d'accord. Je souris malgré moi, soulagée.

- À côté du tien ? Demandé-je mielleuse.

- N'abuses pas non plus Cobb."

Je ne peux m'empêcher de rire tandis que nous nous éloignons de l'endroit. Les rues sont loin d'être aussi peuplées que celles de New York City ou celle de Los Angeles mais nous avons quelques difficultés à avancer. Luke a enfilé son pare-soleil sur son nez.

" Tu acceptes mon offre ? Il me tend sa main. L'espace d'un instant, je pense à Allen, la même joie qui m'a envahit il y a 8 ans. J'éloigne cette pensée rapidement.

- Comment pourrais-je refuser une offre aussi alléchante ? J'attrape sa main en guise d'accord et la secoue doucement."

Ainsi, mon destin professionnel est lié à cet homme que j'ai rencontré entre deux rayons d'une supérette. Le hasard fait bien les choses. En passant à côté d'un magasin d'électronique, un mur d'écran recouvre la fenêtre. Tous sont allumés sur CNN. Un visage familier imprimé sur les pixels semble me fixer. C'est celui de Caleb Barnes, le fameux jeune homme déclencheur. Il fait une conférence de presse d'après le bandeau d'information. Luke suit mon regard et comprend mon intérêt. Il dit alors:

" Élie, il est temps que nous parlions des Barnes. Sans eux, nous ne serions pas là. Sa voix se fait grave.

- En effet, sans eux, nous ne serions pas ici."

Sans eux, rien de tout ça n'existerait. Et ce serait beaucoup moins fun.

*environ 38°C

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