Chapitre 45 : Savoir s'arrêter avant de dépasser les bornes
" On a quelques minutes, dit monsieur Moore en s'approchant de nous un bretzel à la main qu'il picore."
Nous sommes en milieu d'après-midi et le tribunal accorde une pause bien méritée. Être coincée ici encore quelques heures me donne le bourdon. J'ai déjà l'impression d'être enfermée en prison alors que je ne suis même pas sur le banc des accusés. Je m'étire doucement tandis que personne ne se décide à prendre la parole. Une question me démange tant je crève d'envie de partir:
" C'est quoi la suite, demande-je à la place de Caleb qui depuis son passage à la barre semble être complètement vidé, encore des témoins à passer, une nouvelle tactique ?
- Nous sommes plutôt bien engagés dans la course, répond l'avocat après avoir avalé une bouchée de son repas. Les preuves sont tangibles or la raison de votre venue ici n'est nullement mentionnée dans le dossier. En effet, rien ne mentionne encore Liam, ni même son meurtre, ce qui remet en question ma présence mais aussi celle de Luke. En espérant que tout le jury ne soit pas complètement corrompu. Il semble ne pas être perturbé pour un sou par cette possibilité qui nous effraye tous.
- On ne peut pas en parler, s'indigne Luke avant que je ne le fasse ?
- Non, répond Caleb en se passant la main sur le visage. Si on expose les faits directement, et en vue de la presse ainsi que de tout ses vautours dehors, Phelps fera une objection à peine le mot "meurtre" prononcé.
- Alors comment, questionne Olivia en sortant une bouteille d'eau de son sac pour Caleb ? Il la remercie d'un regard reconnaissant alors que l'avocat s'essuie les mains.
- J'ai une idée, dit l'avocat en nous laissant dans le hall sans plus d'explication."
Il nous laisse en plan alors que nous sommes tous submergés par des questionnements infinis. Je secoue la tête, aussi agacée qu'amusée par l'effet de style utilisé. Ses bureaucrates, je vous jure, ils savent mettre du suspense là où il faut pour tenir en haleine...
" Bon, commence Liv' sans quitter l'avocat des yeux un long moment avant de revenir sur nous quatre, on mange tous ensemble ce soir ? Je crois qu'il nous faut un break, si j'entends tout ce jargon encore une fois, mon cerveau va fondre.
- Je devrais recevoir un message de Riley d'ici une petite heure sans doute, elle doit être dans l'avion à l'heure où nous parlons. On se rejoint après chez Luke, qu'en dis-tu ? On omettra le procès de toute la soirée et voilà, le tour est joué !
- Ça me va, répond l'intéressé, le visage complètement fermé."
Okay... La soirée promet d'être riche en rebondissements avec un hôte aussi ravi que Luke. Je revêts un faux sourire pour maintenir les apparences qui se fissurent au fur et à mesure. Ce soir, il faut que nous nous parlions. Les horloges doivent être remises à l'heure.
———
" Reprenons la séance, commence la juge toujours aussi guindée. Maître Moore je vous laisse reprendre là où nous nous étions arrêtés une heure plus tôt.
- Merci votre honneur, le désigné se tourne vers les jurés. Après l'émouvant témoignage de monsieur Caleb Barnes, nous sommes tous en position de voir que Andrew Barnes n'est pas si parfait que le laisse présager les témoins venus en sa faveur, ou bien même la presse.
- Où sont les faits, s'agace l'opposant à son bureau ?
- J'y viens, lui répond Moore sans se démonter, sa certitude m'impressionne d'autant plus. Il est comme un capitaine de navire en pleine tempête. Toutefois, je pense que vous êtes parfaitement en droit de vous demander si les dires concernant son aînée, Liam, sont fondés. Nous savons tous ici qu'en vu de sa position de chef d'entreprise monsieur Barnes n'emploie pas ses mots à la légère.
- Votre argumentation tourne autour d'une hyperbole tel que, il vérifie ses notes et cite : "six pieds sous terre".
- Et si ce n'était pas une hyperbole ? Il s'exclame assez fort en s'approchant des jurés tel un fou. Si la question du meurtre était aussi louable que toutes les accusations faites contre Andrew Barnes aujourd'hui ?
- Mais vous vous entendez parler ? Commence à s'écrier maître Phelps. Vous répandez autant d'amnégations qu'un serpent répand son venin !
- C'est vous le serpent Phelps !
- Maîtres, arrête la juge ! Venez ici tous les deux !"
Les deux avocats s'approchent de l'estrade sur laquelle est installée la juge, d'un air solennel. Apparemment la colère de maître Moore semble s'être calmée aussi vite que son apparition soudaine. Un coup de maître sans doute. Avec Luke, nous nous échangeons un regard confus puis je le vois qui s'illumine. Nous comprenons qu'il s'agit d'une vaste mascarade, Moore joue sur le bluff. Je m'attends à ne pas entendre le moindre mot de leur échange houleux, je suis trop loin pour entendre les messes basses. Cependant, la haute autorité semble vouloir faire profiter à l'audience son exacerbation, ne créant aucun secret.
" Nous ne sommes pas ici pour cautionner votre combat de coq messieurs mais pour trouver la vérité ! Gardez vos enfantillages pour la basse cour !
- Maître Moore semble profiter de faits colportés par la presse afin de gagner du temps sur une affaire montée de toute pièce !
- Ce n'était pas dans votre plaidoirie, maître Moore, rétorque la juge en enfilant ses lunettes afin de vérifier le dossier, sans plus d'attention pour maître Phelps.
- Navré madame la juge mais je pense qu'au niveau où nous en sommes après de telles déclarations, répond l'avocat sans se démonter, mon collègue à l'accusation sera d'accord avec moi. Nous sommes tous bien loin des faits proposés initialement. Mais j'en conviens qu'il n'en tient qu'à vous de reporter cette monstrueuse affaire à plus tard. Toutefois vous n'aurez pas la satisfaction d'avoir rendu justice en rentrant chez vous ce soir. "
Maître Moore est fort pour être énervant et pour être toujours à la limite de l'insubordination. C'est admirable d'être autant dans le contrôle des mots pour taper où ça fait mal sans dépasser les règles.
Cette dernière a un regard désabusé puis finit par délaisser l'amas de papier devant elle afin de les dévisager tous les deux. À son visage, les mots de Moore tournent dans son esprit avec beaucoup de sérieux. Elle finit par retirer ses lunettes, vaincues, certainement en se disant qu'en vue de l'affaire, une accusation de plus ou de moins ne changera pas ses honoraires. Enfin si, ça ajoutera de nombreuses heures de travail en plus. Le plan de notre défenseur semble faire son effet. Il a touché la corde sensible.
" Récapitulons maître, dit la juge en croisant ses doigts devant sa bouche, vous sous-entendez donc que monsieur Andrew Barnes, ici présent serait coupable pour avoir tué son fils.
- Tué je ne sais pas, mais commandité son meurtre, oui.
- Ce sont de lourdes accusations que vous proférez là, lance la juge en s'enfonçant dans son fauteuil, attentive...
- Vous n'avez aucune preuve !
- Voyons maître Phelps, ironise l'avocat de Caleb, on se chamaille depuis déjà quelques décennies, vous devriez savoir que je n'annonce jamais directement les choses sans preuves...
- Venez-en aux faits maître Moore, soupire la juge, lasse de cette chamaillerie constante. Assez de coup de théâtre, s'il vous plaît !
- J'ai un témoin du meurtre, lâche-il de but en blanc, sans cérémonie, et il s'agit de madame Riley Cordell, la compagne de Monsieur Liam Barnes au moment des faits."
Une onde de choc semble avoir gagné la salle. Je vois l'avocat de Andrew Barnes tourner sa tête vers son client qui se hérisse sur sa chaise. Je perçois Madame Barnes senior poser sa main sur l'épaule de son mari comme pour l'empêcher de réagir. Ah, il ne s'y attendait pas à ce retournement de situation ce vieux crouton. Le visage de la juge commence à devenir rouge, à mesure que l'avocat de Caleb tire sur la corde des recours juridiques. Plus il joue avec le feu, plus j'angoisse. Un mot de trop et la juge fera tout arrêter. Ce n'est certes pas très conventionnel de sa part mais il en reste impressionnant. À le regarder, être avocat semble être le meilleur métier du monde. Mais maître Moore ne se démonte pas pour autant :
" Spéculations ! Vous faites référence à un article extérieur à notre affaire, s'écrie maître Phelps.
- Je n'en ai fait nulle mention de cet article jusque là maître, mais maintenant que vous en parlez, je trouve intéressant d'aborder la publication si bien argumentée sur de telles horreurs. Il me semble que le chapitre sur les violence familiales était aussi extérieur à l'affaire, elles ont toutes fois été abordées le plus normalement possible. Autant finir en beauté non ? Je suis suspendue à ses lèvres. Pourtant elles sont bien présentes en vue de la déclaration sous serment des deux enfants Barnes. Toutefois, il nous manque l'aîné de cette fratrie, qui est d'ailleurs étrangement porté disparu depuis juillet 2015, déclare innocemment l'avocat de Caleb, après s'être levé de sa chaise pour s'avancer au niveau des jurés. Si votre client n'a rien à se reprocher, je ne vois aucune raison de ne pas revoir tous les chefs d'accusation et si possible aussi, de satisfaire la curiosité du jury. Celui qui sous entend un meutre avec préméditation.
- Nous ne sommes pas ici comme dans une foire à divertir les jurés autour d'un article aussi détourné que faux, posté sur les réseaux sociaux qui plus est, s'énerve l'opposant en lançant des regards de plus en plus nerveux à son patron ! Visiblement Papa Barnes n'a pas jugé utile de l'informer dans quel bourbier il allait mettre les pieds.
- Là, c'est vous qui spéculez mon cher."
Le silence s'installe dans la salle et je me rends compte que la juge est complètement perdue sous toutes les informations qu'elle doit prendre en compte. L'expression des jurés est tout aussi à la ramasse. Eux qui semblaient si sûrs de leur décision à l'issue de la dernière séance. La situation se renverse peu à peu en notre faveur. La stratégie de l'avocat de Caleb semble marcher, et grâce à lui nous rattrapons nos débuts un peu chaotiques.
Enfin, alors que nous sommes tous encore sonnés par les événements, la séance est ajournée au lendemain. Ils auront juste assez de temps pour ajouter Riley à la liste des témoins et quant à nous, nous pourrons reprendre des forces. Je n'aurais jamais pensé que rester assise à écouter des avocats puisse être aussi épuisant. Tout à l'air tellement plus simple dans les films, au moins on peut faire des avances rapides...
Sans demander mon reste, je cours hors de la salle après avoir récupéré mes affaires. Il ne me reste plus qu'à récupérer la jeune femme qui doit arriver du Maine dans l'heure qui suit. Je consulte mon téléphone, attentive au moindre message pendant que mes amis et collègues sortent tour à tour. Olivia se place à côté de moi:
" On va faire un arrêt à la maison avant de venir chez vous, elle remarque ce qu'elle vient de dire puis se corrige, oh pardon, je voulais dire chez Luke... Vous êtes d'accord pour un rendez-vous vers 19 heures ? On apportera quelques trucs avec nous.
- Pour moi ça me paraît correct. Mon téléphone vibre enfin et je me jette dessus avant de poursuivre sans décrocher un regard envers mes interlocuteurs. Luke ? Tu t'occupes de préparer, je viens de recevoir, je tape ma réponse au SMS avec rapidité, la confirmation que Riley vient d'atterrir. Je vais aller la chercher afin de l'exfiltrer dans son motel. Pas de problème ?
- De toute façon, quoique j'ai à dire, tu n'écouteras pas donc je vais hocher la tête mécaniquement et y aller."
Je déteste lorsqu'il tape sa petite crise. Je roule des yeux puis m'éloigne sans demander mon reste. Le bout de mes doigts me piquent comme ils étaient percés d'aiguilles minuscules. Mon cœur se serre alors que je constate l'état détérioré de notre relation. Il y a tant de non-dits entre nous, c'est anxiogène. Je pars sans me retourner mais je crois sentir le poids de son regard sur moi alors que je fonce vers l'extérieur. Nous sommes en fin d'été et il fait encore jour. Sur les marches du tribunal, je m'arrête un instant pour regarder les pics de métal qui frottent le ciel tout autour de moi.
Que c'est bon d'avoir la liberté d'être là.
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