Chapitre 44 : Un arbre à fruits pourris
Je me redresse sur mon banc, plus attentive que jamais. Luke fronce les sourcils et déglutit. Pour ce qu'il en est d'Olivia, entourée par ses proches collaborateurs et amis, elle semble devenir une boule de stress au fur et à mesure que son compagnon marche vers la barre. Enfin, le premier concerné, Caleb, se tient raide comme un piquet et maintient fermement sa main droite, comme pour se contenir. Je me doute qu'il doit y avoir un rapport avec cette cicatrice nerveuse qu'il porte à son pouce.
Ça y est, c'est le moment où les vannes vont être ouvertes. J'ai attendu cet instant avec toute l'impatience que l'on puisse avoir. Monsieur Barnes Junior va pouvoir enfin délivrer sa vérité. Les jurés qui sont dans la salle semblent impassibles, ils ne tressaillent pas un seul instant alors que l'ambiance dans le tribunal devient de plus en plus lourde, presque étouffante. La chemise -la seule que je possède- que j'ai enfilée ce matin à la hâte me colle tant l'air est oppressant et poisseux. Je prends une grande inspiration par le nez pour me détendre mais j'ai un mal de chien à expirer ce qui m'angoisse. Soudainement, je sens une main se poser sur celle qui gît sur ma cuisse. Elle m'agrippe et me serre doucement. Luke regarde bien devant lui pour ne pas croiser mon regard interloqué. Avec lui, c'est tout blanc, soit tout noir, il n'y a pas d'entre-deux. Je décide de profiter de cette accalmie et de serrer plus fort sa main. Je veux ressentir son toucher contre le mien afin de ne jamais l'oublier son regard caché derrière ses lunettes de soleil, son sourire, son odeur et sa peau contre la mienne. Je peux sentir le sang frapper dans mes tempes tandis que je suis à deux doigts de m'abandonner aux larmes. Je ne veux pas être séparée de lui et je ne sais pas comment le lui dire.
Il me relâche lentement, constatant que je sens aller mieux alors que je meurs d'envie de m'accrocher à lui, comme un coquillage à un rocher, entraînant ma survie. Je me mords l'intérieur de la joue en m'enfonçant plus profondément dans mon assise. Après que Caleb ait promis de ne dire que la vérité, l'avocat de l'accusation, Maître Moore, s'avance pour poser ses questions.
" Monsieur Barnes, vous êtes un des fils de l'accusé et actuellement à la tête de Mediatics depuis fin 2016. Vous avez eu tout le loisir de consulter les ra-..."
Toute la première partie des questions concerne les activités financières frauduleuses de notre cher vieux crouton, qui ne sont vraiment plus à prouver. Monsieur Kowalski, Sharon et maintenant Caleb ont pu démontrer l'étendue des dégâts et ce sujet ne m'intéresse que très peu. C'est acté dans la pierre, si Andrew Barnes n'est pas foutu en taule pour au moins ça, c'est que, petit un, les jurés sont sourds et aveugles et que, petit deux, la défense leur a graissé la patte pour passer l'éponge. Je ne vois pas d'autre solution logique. J'ai envie de faire une avance rapide pour arriver au sujet qui m'intéresse vraiment. Ce serait la première fois que le sujet serait enfin évoqué de but en blanc, sans courbette ou autre détour. Et c'est plusieurs minutes plus tard que les questions commencent à être posées.
" Comme je l'ai dit précédemment, vous êtes l'un des fils de l'accusé et le second de la fratrie. Dans cette salle, j'ai pu constater votre présence, en qualité de cadet, ainsi que celle de Miss Meghan Barnes, la benjamine. Il est assez surprenant de constater que, au vue de la gravité de la situation, Monsieur Liam Barnes, l'aîné, ne soit pas parmi nous aujourd'hui. Savez-vous où est il ?
- Je ne sais pas.
- À quand remonte votre dernier échange et quel en était son propos ?
- Au printemps 2015, nous nous sommes expliqués à propos de problèmes que nous rencontrions entre nous à l'époque. Il venait de m'annoncer qu'il mettait les voiles et qu'il ne comptait pas reprendre les rênes de Mediatics dans les mois qui suivaient, rôle auquel il était destiné depuis sa naissance. Liam ne voulait surtout pas travailler pour mon père qu'il considérait comme despotique et mégalo. Il avait aussi voulu m'expliquer de manière indirecte qu'il était au courant pour les manœuvres sans scrupule de notre père mais ce n'est que plus tard que j'ai compris de quoi il s'agissait. Un an et demi plus tard, pour être exact.
- Vous êtes en train de nous expliquer que votre frère a pris la décision de fuir ses responsabilités car il ne voulait pas être mêlé à ces malversations ?
- Fuir, non, Liam a toujours été d'une patience exemplaire et d'une droiture impeccable. Ce départ précipité a été comme un coup de tonnerre dans nos vies, surtout à ma sœur et moi. Notre frère est... Caleb secoue la tête, agacé. Était un homme qui mettait un point d'honneur à nous protéger de toutes les tempêtes à la maison. Il était notre dernier rempart contre la violence morale et, quelquefois, physique qui régnait à la maison. Il savait pertinemment que je ne me destinais pas à être le chef d'entreprise que je suis actuellement et m'avait promis qu'il serait là pour prendre en charge Mediatics. Il ne m'aurait jamais trahi aussi brutalement s'il n'y avait pas un problème insurmontable. Car même si toute sa vie, on tient le poids d'un petit monde sur les épaules, rien d'un grain de sable peut faire effondrer la structure et faire tout envoyer valser.
- Effectivement. Lorsque vous parlez de violences à la maison, qu'entendez-vous, demande Maître Moore ?"
Mon cœur se serre tandis qu'un silence de mort s'abat sur l'ensemble de l'assemblée présente. Je vois Caleb la tête baissée, attentif à sa main. Je sais qu'il y en a eu, Annabella témoignera plus tard à ce sujet, mais j'essaie de me préparer à ce que je vais entendre. L'intéressé relève la tête et plante son regard dans celui de l'avocat.
" J'aimerais vraiment beaucoup vous dire monsieur que derrière la porte d'entrée, notre famille vivait en harmonie et dans les éclats de rire. Vraiment, je le jure. Cependant, on était très loin de ça. L'erreur est interdite chez les Barnes, un mot de travers, un regard en croix et le ton monte. La vie y était comme des montagnes russes interminables. Les montées étaient agréables, on jouissait d'un rythme de vie que peu peuvent se vanter d'avoir mais lorsque l'on arrive au pic, il n'y a que la chute. Il serre les yeux et la mâchoire avant de poser sa main sur la partie en bois du pupitre. Son pouce meurtri s'agite sans discontinuer. Lors d'une de ces chutes, Liam a tout fait pour me protéger de la colère de mon père mais malheureusement pour moi, la fourchette s'est logée un peu trop rapidement sur ma main. Aujourd'hui, je garde encore la trace de cet accès de colère qui me rappelle jusqu'où mon paternel peut aller pour me blesser et me faire regretter mes actes. Et je suis convaincu que l'on qu'il n'a pas ce qu'il veut comme il veut, il peut être sournois et violent. Que ce soit contre moi, Liam ou n'importe qui. Mon frère, qui a toujours été droit, a refusé une seule et unique fois qu'on lui dicte sa vie et regardez où cela l'a mené. Nul part, il demeure introuvable et personne ne semble s'en inquiéter. Il dévisage sa mère qui me paraît profondément agacée d'entendre Caleb à la barre. Suis-je le seul à être profondément choqué du fait qu'il s'agisse d'une affaire familiale qui se règle dans ce tribunal aujourd'hui ?!"
Caleb s'arrête là, la mâchoire si serrée. Je ne peux m'empêcher d'être crispée. Maître Moore reprend la parole:
" Mesdames, messieurs, comment une mère pourrait être aussi sereine et prête à laminer son second alors que son fils aîné a disparu dans la nature ? Monsieur Caleb ici présent ne souhaite que rendre justice à son frère. Il prend à partie la mère Barnes qui a le visage fermé. Quelque chose à se reprocher peut-être ?
- Objection, s'exclame Maître Phelps qui bondit presque de sa chaise !
- Pour quel motif, ricane monsieur Moore ?
- Ce témoin ne figure pas dans le dossier, lance-t-il.
- Objection retenue, fait le juge, lasse alors que le visage de notre avocat passe de la raillerie à l'agacement. Loupé.
- Monsieur Barnes, est-il possible que votre frère soit en danger à l'heure actuelle ?
- Non, il marque une courte pause avant de reprendre, car il doit être probablement six pieds sous terre quelque part sur Terre et qu'il n'y a qu'une personne qui peut savoir où. Son meurtrier. Mon père."
Ce qui se passe ensuite va à une vitesse folle. Un hoquet de stupeur secoue la salle. Des voix s'élèvent en cris et des insultes fusent tandis que le juge appelle au calme. Ça y est, la bombe est enclenchée et il ne reste plus qu'à Riley de témoigner sur ce qu'elle a vu. Du coin de l'œil, je perçois Meghan qui dévisage avec dégoût ses parents avant de se lever et de partir, une larme prête à couler le long de sa joue. Il faut quelqu'un à ses côtés, et ce quelqu'un, ce sera moi. Je me lève pour la rejoindre dehors. Luke me jette un regard interloqué mais je ne m'y attelle pas. Je prends mes décisions, je n'ai pas besoin de son approbation à chacun de mes pas. Alors que je pousse la porte pour me retrouver dans le couloir, j'entends cette phrase :
" Je n'ai plus de questions, votre honneur, lâche notre avocat, ravi de son effet."
———
Meghan est assise à même le sol, le visage barbouillé de larmes. Cette jeune femme qui doit avoir la petite vingtaine me fait de la peine. Elle se retrouve face à une situation qui la dépasse complètement et elle doit se retrouver au centre d'un tourbillon. Je m'installe à côté d'elle, ravie de ne pas avoir à m'inquiéter d'avoir une jupe.
" Je peux ?
- Vous étiez déjà installée avant de me demander, ça ne sert à rien de le faire maintenant, grimace-t-elle entre deux sanglots.
- Je suis désolée que vous ayez à subir ça...
- Oh, c'est la routine ça, on ne peut s'attendre qu'à ça avec les Barnes. Elle se mouche dans un mouchoir avant de poursuivre. Nous sommes tous des fruits pourris, que l'on veuille ou non. Ça fait juste du mal de se rendre compte que le pourri peut l'être encore plus que l'on ne le pensait.
- Si ça peut vous rassurer, les enfants Barnes ont l'air un peu plus sain d'esprit que leurs parents. Meghan rit nerveusement en s'épongeant les joues. Enfin, c'est ce que j'ai pu constater avec le temps.
- Je ne sais pas combien de temps vous traînez avec nous, mais bon dieu, vous êtes loin du compte. Mais c'est gentil de dire ça... Elle tourne enfin le visage dans ma direction pour me regarder. Qui êtes vous?
- Je suis une amie d'Olivia et Caleb, je lui tends ma main qu'elle fixe sans rien dire, Elie Cobb de Portland.
- Vous êtes la journaliste alors. Elle fuit mon regard et se lève brusquement. Je ne sais pas si c'est une bonne idée que je vous parle, cela pourrait m'apporter de gros ennuis.
- Je ne vous parle pas en qualité de journaliste, mais d'humain à humain. Je me lève à mon tour pour être à niveau égal. J'ai pu travailler sur un article et -...
- Celui qui incendie mon père, oui je vois bien, je l'ai lu, fait-elle, méfiante.
- Alors je ne vous apprends rien sur mes motivations.
- Non, en effet. Nous restons en silence face à face. Vous savez... Quel est votre prénom déjà ?
- Elie, Elie Cobb.
- Pour être tout à fait honnête Elie, je repense beaucoup à votre article et je me rends compte que j'ai toujours été dans le brouillard. Je suis la benjamine, je n'entends rien, je ne vois rien. Contrairement à mes frères, je n'ai pas vécu énormément à New York avec mes parents. On m'a rapidement envoyé en pension pour me préparer à un avenir de dirigeante, pas nécessairement pour l'entreprise familiale. Bref, je n'ai pas observé autant la violence auquel Caleb fait allusion. Avec mes frères, j'ai entre neuf et onze ans de différence et les souvenirs que j'aurais pu avoir se sont étiolés avec le temps. Je ne sais presque plus rien de Liam, les moments semblent devenir de plus en plus flous mais je me souviens que les rares fois où il était à mes côtés, il était si prévenant, toujours souriant, un vrai super héros. Lorsqu'il est parti, j'étais à l'autre bout du pays, en train de finir ma première année à l'université. Je n'ai pas expérimenté ces moments sombres comme mes frères et mes parents. J'ai toujours été mise à part, dans une boîte, avec des œillères sur ce qui se passait sous mon propre toit. Alors entendre tout ça aujourd'hui, c'est comme si on me rendait la vision et l'ouïe que l'on m'avait bridé depuis tant d'années.
- Je comprends...
- Non justement vous ne pouvez pas comprendre ! Elle s'énerve.
- Vous avez raison, je rectifie cette fois en colère, il m'est impossible d'imaginer vivre une telle situation en vue de mon histoire ou de ma famille. Je ne sais pas comment vous faites pour ne verser que quelques larmes. Si j'avais été à votre place, la honte et le chagrin m'auraient coulés au lit. Mais vous êtes là, forte et plus solide que jamais ! Et justement grâce à cette histoire !
- Je ne...
- Non, je la coupe. Dans toutes les études que vous avez reçues vous savez que vous valez plus qu'une potiche bonne à marier à qui on met des œillères. Tout votre parcours me montre que vous aspirez à reprendre le flambeau familial, et que plus encore que vous êtes faite pour ça. Liam ne voulait pas de ce poste et Caleb non plus, mais vous ? Et tout se décide aujourd'hui Meghan. Tu as le pouvoir de changer les choses, bon sang ! Je lâche d'une voix plus dure que prévue, mais je me calme. Alors agissez pour ce qui est juste."
Elle ne répond rien, jugeant chacune de mes paroles dans son esprit sans doute. Je serre la frêle Meghan entre mes bras puis lui frotte le dos doucement, attentive. Elle m'adresse un sourire en écrasant une dernière larme solitaire sur sa lèvre. D'un pas décidé, elle s'avance vers la porte et l'ouvre, avec moi dans son sillage. Je la vois descendre l'allée tandis que je referme la porte et constate que mon coup à fonctionner.
Meghan s'installe, comme d'un symbole fort à la gauche d'Olivia qui est bouche bée comme une grande partie des personnes présentes dans le public. Sa mère a la mâchoire prête à se décrocher puis semble jeter à sa fille des éclairs avec les yeux. À la barre, Caleb observe un instant sa sœur rejoindre son camp et me jette un coup d'œil. Il me remercie d'un mouvement de tête discret puis poursuit les réponses au Maître Phelps.
En reprenant ma place à côté de Luke, je feigne ne pas le voir et d'être très concentrée sur ce qui se passe en face de moi. Rapidement, il se penche sur mon oreille et murmure:
" Bien joué Elie..."
J'exulte. Finalement, on va peut-être réussir à rendre les enfants Barnes plus si pourris que ça.
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