Chapitre 42 : Reste, même si ça me tue de le dire
New York County Courthouse, vendredi
Je crois bien que personne n'a fermé l'œil de la nuit et ça se voit. Nous sommes tous les quatre, Olivia, Caleb, Luke et moi, dans un des nombreux couloirs du tribunal de New York, à essayer de nous préparer mentalement à ce qui va arriver dans les prochaines heures. Tout le monde prédit que le procès durera plusieurs jours, enfin pour ceux qui ont lu notre article. Les choses sont devenues plus floues sur l'issue de cette bataille. Nous savons tous qu'Andrew et sa liste interminable de témoins -on y retrouve notre très cher Walter Wells d'ailleurs- diront des couleuvres. Des jolies histoires brodées de fil blanc qui va le dépeindre comme un héros dans son genre. Reste à savoir si les jurés seront réceptifs à leurs manœuvres ou non. Maître Moore, l'avocat de l'accusation veut laisser l'avantage au parti adverse pour cette première journée. Je trouve ça très risqué mais il semble être très sûr de ce qu'il programme. Personne n'essaie de transmettre son inquiétude mais je vois bien que le premier signe du stress est là. Le manque de sommeil nous a tous atteint.
Olivia, habillée d'un tailleur sobre et ses cheveux tombant en cascade sur ses frêles épaules, essaie de réarranger le nœud de la cravate de Caleb même si elle tremble comme une feuille. Ce dernier lui caresse doucement le bras pour la détendre bien qu'il semble particulièrement fébrile. Physiquement même avec l'aide d'un peu d'anti-cernes, il passe l'étape supérieure en matière de poches sous les yeux. À l'autre bout du couloir, accoudé au mur, Luke consulte son téléphone, imperturbable. Je ne sais pas vraiment comment il fait. Je suis la première à faire les cent pas, les bras croisés contre ma poitrine. Je suis déjà épuisée alors que le procès n'a même pas encore commencé. Quand tout ça sera fini, je me prendrais des vacances. Des vacances dans le Kentucky familial. J'en profiterais pour prendre un bol d'air frais tout en pleurant dans une relation avortée. Je ne pourrais que mieux me relever après ça.
Nous ne nous parlons presque plus avec Luke. Il est mutique ou alors il ne m'adresse la parole que pour dire des phrases courtes et génériques, la plupart du temps sur un ton agacé. Il n'y a rien de personnel, rien qui pourrait me rassurer. C'est pour ça qu'il s'est mis à l'écart. C'est plus simple comme ça.
Je n'aime pas ça.
La nuit a été courte car je n'ai pas arrêté de me retourner l'esprit. Si seulement j'avais juste eu le courage de dire ce que je pensais vraiment. Peut-être un je t'aime. Ou une connerie dans le genre, je ne sais plus ça ce niveau, on ne serait pas rendu à cette situation. J'en ai la nausée. Putain mais c'est quoi mon problème ? Je l'ai bien dit auparavant, pourquoi je ne peux même pas le sortir maintenant ? Est-ce que, pour une fois, je le pense vraiment et que ce genre d'engagement me terrifie encore plus ? J'aimerais ne plus avoir à y penser.
" Je suis morte de trouille, fait Olivia en me rejoignant, complètement morte de trouille...
- Moi aussi, c'est anxiogène ici.
- Attends de rentrer dans la salle de tribunal, ça va être encore pire et pourtant on sera dans le public. Elle regarde Caleb qui discute doucement avec son avocat. Je n'ose même pas imaginer ce qu'il doit ressentir. Être en ligne de front, comme ça...
- J'aime à penser que je ne serais jamais confrontée à ça.
- De même. Je ne suis pas visée directement et pourtant... Elle renifle et j'attrape sa main pour la soutenir. Pourtant, j'ai l'impression d'être touchée en plein cœur. Imagine s'il avait été seul dans cette croisade !
- C'est parce que tu vis sa situation au quotidien, c'est presque devenue la tienne Olivia. Je grimace, désolée pour elle. Et de toute façon, il n'y a rien à imaginer, vous vous êtes trouvés et tu as eu le courage ou la folie, au choix, de rester... J'y vois un drôle de parallèle entre leur relation et celle de Luke et moi.
- Heureusement que ça en vaut la peine, n'est-ce pas ! Des fois, je me demande encore... Elle se force à sourire avant de secouer la tête. Mais qu'est-ce que je fous ici ?"
Soudain, j'entends des bruits de talons qui claquent plus fort le sol. C'est assourdissant. Je regarde en direction du bruit, perplexe. Deux femmes que je reconnais s'avancent dans notre direction, d'un pas décidé. Derrière elles, une équipe entière d'avocats et de soutiens. Il s'agit de la mère Barnes, (j'ai oublié son prénom), et de la sœur de Caleb, Meghan. La première est particulièrement hautaine, prenant toute la place dans la pièce à hurler comme elle le fait, comme je m'y attendais. La seconde est bien plus réservée, presque mal à l'aise. Il y a quelque chose dans son regard qui est frappant. Comment si elle doutait de tout ce qui se déroulait autour d'elle. En tout cas, Meghan semble toujours avoir une dent contre son frère qu'elle vient percuter verbalement. D'ici, je n'entends rien, il y a trop de bruits dans cet endroit mais je suis persuadée que la petite sœur essaie de convaincre son grand frère de ne pas faire ça. De ne pas détruire une vie de famille qui ressemble déjà à un champ de ruine. C'est un peu naïf d'espérer que tout revienne à la normale, vu les circonstances.
Caleb préfère ne pas réagir aux propos vénéneux de sa mère qui crie comme une furie. L'avocat de la défense tente de rappeler à l'ordre la vieille dame, agir comme ça pourrait nuire à la sortie de son mari. Au fond de moi, j'ai envie qu'elle continue à se ridiculiser comme elle le fait et que quelqu'un filme la scène. Je suis convaincue que cela ferait parler. Malheureusement pour nous, personne ne prend la peine de le faire. Dommage. On nous appelle à rejoindre la salle et je lâche la main d'Olivia pour qu'elle puisse aller voir son compagnon une dernière fois. Je jette un coup d'œil en furtif à Luke. Il prend une grande inspiration et rentre dans la pièce sans même attendre alors que nous allons nous asseoir côte à côte. Je suis sûre que ça le crève d'avance de devoir sentir ma présence en permanence pour un temps infini. Je le comprends, je suis gênée moi aussi. Si nous n'étions pas aller aussi loin dans notre relation, cela n'aurait jamais été un problème. J'ai envie de tourner les talons et d'aller marcher dans les rues, j'étouffe.
Mais puisque les deux parties sont au complet et que tout est prêt, le procès peut commencer. Je n'ai plus le choix que devoir entrer.
———
La salle du tribunal de New York est époustouflante. J'ai l'impression d'être en plein milieu d'un épisode de New York, police judiciaire sauf que là, ce n'est pas aussi dynamique puisqu'il n'y a pas de cut pour faire avancer l'intrigue.
À mesure que les témoins et les faits s'enchaînent, je perds le fil. Je suis complètement perdue dans mes pensées. Luke, à ma droite, est tendu comme un arc et suit avec attention toute cette longue mascarade. J'ai toujours détesté ça, rester inactive et attendre. Même à l'école, rester immobile sur une chaise, à suivre passivement des faits relevait du défi. J'avais comme l'impression de louper quelque chose dehors, et pire encore, rester assise ainsi me semblait être d'un ennui mortel. Le constat est que, malgré toutes ses années, ça n'a pas changé. Un temps c'est mon pied qui remue, un autre mes doigts, je suis incapable de rester statique plus de quelques minutes.
Je lance un regard discret un peu plus attentif à mon coéquipier. Sa barbe de trois jours a disparu, mes yeux parcourent le profil de son visage stoïque, attentif. Ses cheveux un peu trop longs sont un minimum coiffés, alors qu'il porte avec fierté le parfait costume du journaliste. Il est beau. Ce n'est pas la première fois que je le regarde à son insu, mais le fait d'imaginer qu'il s'agit certainement de la dernière fois me retourne le cœur. Encore plus sachant qu'il me déteste probablement, et qu'il m'évite depuis cette fameuse conversation. Depuis que Nelson a posté son œuvre, et que, par incidence, notre article, tout s'est enchaîné très vite. En un sens, c'est mieux comme ça. Nous nous sommes retrouvés avec une charge considérable de travail tous les deux, face à qui voulait le fruit de notre travail pour s'élever officiellement contre Andrew Barnes. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. La vérité était prête à exploser au visage de tout le monde. C'était imminent.
Toutes les pièces que nous avons trouvées sont entre les mains de maître Moore, l'avocat qu'avait engagé Caleb. Avec le peu de temps que j'ai eu pour me faire une idée du personnage avant de rentrer dans le tribunal, malgré son air anglais guindé, il est prêt à tout pour gagner cette affaire. Cela me rassure, parce que face à Andrew rien n'est gagné pour l'instant.
Mais je ne comprends pas pourquoi, alors que tout ceux pour quoi je me suis battue depuis un mois semble si loin. J'en reviens constamment à la même image. Le regard désespéré et froid de Luke alors qu'il m'a demandé de m'ouvrir à lui. Nous n'avons pas abordé une nouvelle fois le sujet, on s'applique tous les deux à ne parler que travail, du moins durant le peu de moment où je ne fais pas tout pour l'éviter, chose moins compliquée que prévue dans sa maison familiale. Il doit en faire de même, pour passer tout son temps libre dehors.
À chaque fois que mon esprit divague, cette conversation me revient malgré moi en tête. Il y a quelques heures à peine, il me suppliait presque de dire de rester. Pourquoi ai-je été incapable de sortir ce simple petit mot ? Reste. Ce n'est qu'un mot. Cinq petites lettres. Donne-nous une chance. Tout s'est bloqué dans ma gorge, au même titre que tout a été bloqué dans mon esprit lorsque Allen parlait de futur et d'une parfaite vie à deux. J'étais et suis toujours pétrifiée par la peur. Pourtant, à chaque reprise, tout semble me sourire. Mais il faut que je me monte toute seule la tête autour de détails stupides, tout est bon pour ne pas espérer devenir cette compagne parfaite, qu'on finira toujours par attendre de moi. Je ne veux pas devenir comme toutes ses femmes suspendues aux basques de leurs compagnons, encore moins une figure de stabilité, ni même une mère. Mais je vais trop loin pour le coup, mais c'est toujours la finalité sous entendue dans tout ça. Amour. Pourquoi faudrait-il aimer et être stable ? Pourquoi faudrait-il accepter ses deux contraintes, alors que l'une est déjà bien assez lourde à porter ? Et est-ce que je l'aime vraiment même ? En quelques secondes je reviens à la raison, sans parvenir à retenir un long soupir.
" Tu vas arrêter de gesticuler deux minutes oui, me souffle la voix rauque agacée de Luke."
Je sursaute, et tourne la tête quelques secondes vers lui. On échange un regard, auquel je me détourne rapidement pour me remettre à fixer la juge devant moi. Cette voix, qu'est ce qu'elle va me manquer cette voix une fois qu'elle sera partie. Ses soupirs, ses paroles murmurées tout bas lors de notre aventure à New York s'imposent. J'en rougirais presque, mais je ne sens que cette boule que j'ai dans la gorge depuis des jours. Il me rend dingue sans le savoir.
Soudain le marteau retentit dans la salle. Le bruit sourd me ramène soudain à la réalité. La séance reprendra demain. Et en vue de la tête dépitée de l'équipe, j'ai l'impression de ne pas avoir suivi la gamelle du siècle. Maître Moore a bien eu raison. Papa Barnes se bat aussi bien que prévu, et cela ne nous dit rien qui vaille.
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