Chapitre 39 : Le temps file et les mots restent

Nelson fronce les sourcils, se remet droit et me dévisage:

   " Qu'est-ce que tu me proposes encore comme plan foireux là Elie ?

   - Je te jure que ce n'est pas foireux. Je m'arrête deux secondes en regardant dans le vide. Tout bien considéré, c'est peut-être foireux, je l'admets. Il ricane doucement. Mais bref, parlons business ! Tu brasses combien de passages par jour sur ton profil ou ton blog ? Approximativement.

   - Je ne peux pas te dire vraiment mais je pense qu'il y a bien vingt mille personnes lorsque je ne poste pas et peut-être quatre cents milles quand je poste. Peut-être plus, peut-être moins."

Toucher potentiellement un peu moins d'un demi-million de personnes ? C'est juste inespéré. Une vague d'espoir me transperce et je commence à exulter. Jamais Nelson ne refusera de m'aider, ce n'est même pas envisageable ! Je me lève sur mes deux pieds tandis qu'il est toujours assis par terre, attentif.

   " J'ai une proposition qui tue, littéralement. J'aurais besoin d'une plateforme pour délivrer la bonne parole de la justice et je pense que tu es la seule personne qui puisse m'aider.

   - Je t'écoute, poursuis... Mon ami croise les bras contre son torse.

   - Tu sais que je travaille sur un article qui pourrait faire balancer l'opinion publique à notre faveur.

   - Rappelle-moi, c'est quoi le sujet déjà ?

   - Pour faire court, Andrew Barnes est accusé pour fraude fiscale, ça ce n'est plus à prouver. Maintenant, on veut le faire tomber pour un crime encore plus gros. Je laisse un temps de suspense pour faire monter la pression. Homicide volontaire sur son fils aîné, Liam. Nelson semble surpris. Et on a des preuves. Enfin, un témoin du drame ainsi que des confessions d'employés et d'amis qui peuvent ajouter au caractère violent du senior. On ne cherche plus qu'un endroit favorable pour balancer nos recherches qui incriminent directement ce salopard. Je ferme les yeux, un peu libérée. J'aurais la haine qu'il s'en sorte juste pour crime de col blanc."

Après ma tirade, Nelson se relève doucement et me fixe, comme pour sonder mon âme. Dans son appartement à moitié vide, il fait minuscule. C'est fou comme cela me brise le cœur. Sans un mot, il se rend dans la cuisine, prend deux verres à vin rouge qu'il remplit avant de m'en tendre un.

   " Avec une telle bombe et vu l'influence que monsieur Barnes a sur les grandes personnes de ce monde, tu m'étonnes que tu sois bloquée. Tu aimeras profiter de ma plateforme et de mon réseau pour te faire entendre, si j'ai bien compris ?

   - Je ne suis pas sûre que "profiter" soit le bon terme, ça me parait un peu péjoratif, mais dans l'idée, oui, c'est ça."

Il déguste en silence son verre, pensif. Toute mon excitation s'évapore petit à petit. Et s'il refusait ? Bien que cela ne le touche pas particulièrement, il pourrait se mettre du monde à dos pour relier ce genre d'accusation. Ce n'est pas une décision à prendre à la légère.

   " Tu as mentionné un projet dans le Maine, je peux savoir quel est le rapport ?

   - C'est peut-être un peu ambitieux mais tu avais l'air d'apprécier que je sois dans ton décor la dernière fois que l'on s'est vu. Je me demandais si, pour illustrer notre dossier, tu ne pouvais pas faire une œuvre avec le fils Barnes, sa compagne et le témoin, justement. Je pense que ce sera un renouveau pour toi et en plus, tu pourras t'essayer à un nouveau lieu. On dit que le Maine est très calme et que trouver l'inspiration là-bas est incroyable. Je suis sûre que cela te plairait !

   - Je ne fais pas de portrait de famille Elie, grommelle Nelson, mi figue, mi raisin. Je ne serais pas l'homme de la situation.

   - Je ne te demande pas un portrait de famille, Nelson. Je te demande une fresque de la triste réalité. Il se détourne de mon regard. Je sais que tu as ça dans le sang. Tu as un talent fou pour révéler toute la froideur de notre monde. Et je ne fais que te mettre à disposition tous les éléments que j'ai pour que tu puisses orienter le sujet comme tu le veux. Les gens ne veulent pas d'un truc terre à terre, trop sérieux à pleurer d'ennui... Cela nous sera à tous les deux profitables ! Je me place bien sous ses yeux, convaincue de ce que je lui raconte. Tu auras ton buzz, et par la suite si tu veux ouvrir ton art a plus loin que ton appartement ! Tu auras la plateforme pour, et moi j'aurais attiré l'attention sur la vérité auprès de toutes les grandes enseignes que Barnes n'a pas sous le coude, et qui rêvent de le voir tomber. Tout ça pourrait même te faire encore plus connaître. C'est un procès qui va enflammer notre pays Nelson ! Notre pays tout entier !"

Petit à petit, je vois un rictus se profiler sur le visage de mon ami. Il commence à céder, je suis en train de gagner:

   " Et puis, je suis sûre que le costume de Superman t'irait super bien ! J'arrive à le détendre avec un pouffement à peine retenu. Tu devrais essayer un jour, pour voir. Alors, qu'en penses-tu ?"

Sans un mot, il pivote et fait demi-tour. Est-ce que c'est mort ou qu'il y a une chance pour qu'il accepte ? Je ne sais plus à quoi m'en tenir mais c'est mon dernier espoir. Il ne peut pas me lâcher maintenant... Quelques secondes plus tard, il revient sur ses pas avec la bouteille de vin entière dans la main:

   " Je crois que nous allons avoir besoin d'un peu plus qu'un seul verre pour parler de comment cela va se passer. J'ai besoin de tous les éléments que tu as pour visualiser comment je peux tourner la chose. "

Un poids dans ma poitrine qui m'écrase disparaît immédiatement. Je me sens flotter dans les airs. Pour témoigner de mon affection, je pose mon verre à vin sur la table basse du salon puis cours me blottir dans ses bras, Nelson reste un stoïque au premier abord, mais quelques secondes plus tard il me rend mon accolade un bref instant. Je répète ceci dans discontinuité:

   " Oh mon dieu, merci, merci, merci, tu es mon sauveur !

   - Tu m'appelleras Sauveur quand l'article sera posté et que l'œuvre d'art sera complétée. Il m'indique gentiment de me retirer et lève son verre en l'air. Pour l'instant, buvons à notre association aussi soudaine qu'excitante."

Lorsque Luke saura que j'ai trouvé la solution, il sera bouche-bée. Cette idée me ravit d'avance.

———

22h à Portland, Oregon, 1h à Portland, Maine

Annoncer la nouvelle à mon collaborateur a été la meilleure nouvelle de la journée. Mon cœur est aussi un peu plus léger même si, à chaque fois que j'entends la voix de Luke, je sens que la distance qui nous sépare me vrille l'esprit. Je rêve de pouvoir prendre un avion pour le rejoindre, me jeter dans ses bras, l'embrasser pendant des heures et enfin l'entendre me rassurer dans le creux de mon oreille. Mais tout cela m'est encore impossible. Il me reste encore trois jours à attendre avant de le voir en face à face.

Trois jours avant le jour-J, le jour qui signe la fin de notre collaboration, la fin officielle d'une époque. Alors que je suis impatiente d'arriver en sol new-yorkais pour sentir ses doigts caresser ma joue, j'aimerais que le temps s'allonge pour profiter encore de nos longs échanges au téléphone. On passe nos journées à se parler, à écrire des morceaux de l'article, les réécrire une cinquantaine de fois et malgré tout ne toujours pas être satisfaits. J'ai l'impression que l'on avance à peine et pourtant nous venons de le finaliser et je pousse à soupir de soulagement.

Luke et moi sommes branchés en vidéoconférence depuis plus d'une heure déjà. Il est déjà une heure du matin à l'autre bout du pays et pourtant il est toujours actif comme s'il était le milieu de l'après-midi. Il relit notre papier avant de l'envoyer par mail à quelqu'un, un correcteur sans doute. Malgré sa vivacité et les nombreux cafés que nous avons bu ces dernières heures, je vois de petites cernes percées sous ses yeux. Il doit être épuisé pourtant. Ses cheveux sont en pagaille, il a une trace de sauce sur son t-shirt et une barbe de trois jours commence à pointer le bout de son nez.

   " J'ai du mal à imaginer que l'on touche au but... C'est surréaliste à mon échelle.

   - La première fois que j'ai fini un gros projet comme celui-ci, j'étais tellement euphorique que j'avais l'impression que le monde se dissolvait autour de moi. Tout n'était que sorti de mon imagination, rien n'était réel. Je vois qu'il souffle en regardant dans le vide, rêveur. Je vendrais père et mère pour pouvoir revivre cet instant...

   - Malheureusement pour toi, ce n'est pas possible mais je suis sûre que lorsque notre article va sortir, ça va exploser, la sensation que tu veux revivre sera décuplée. Je le veux en tout cas.

   - Je l'espère tout autant que toi. Mon cœur rate un battement et je me sens oppressée.

- Il nous reste quoi à faire ?

   - Plus grand chose à vrai dire, ton ami devrait débarquer bientôt, il ne nous reste pas beaucoup de temps... La pression monte malgré tout. Tu es sûre que c'est l'homme de la situation ?

   - Pour une fois, fais moi confiance sans chercher à remettre en question mes choix. C'est tout ce que je te demande.

   - Très bien Cobb, je te suis sur ce coup.

   - Je préfère ça, fais-je, un sourire se dessinant, il regarde vers sa webcam avec un rictus amusé, mais d'ailleurs, est-ce que tu as eu Danyel et Marlène ? "

Son visage change du tout au tout. Il se referme sur lui-même, pensif. Je suis soudain inquiète, peut-être ai-je oublié un détail décisif ? Peut-être que l'idée ne lui plait plus ? Grand silence de plomb, je m'attends au pire. Ou au rien. Je le rappelle, impatiente d'avoir une réponse. Il sort de son mutisme quelques secondes plus tard:

   " J'ai eu Danyel, il corrige le papier en ce moment. J'ai préféré éviter de faire la conversation et de tout façon ils me doivent bien des centaines de services après ce qu'ils m'ont fait. Ce serait le minimum. Il balaie l'air de la main, m'indiquant qu'il ne veut pas poursuivre cette conversation mais je m'obstine.

   - Tu penses qu'ils pourront te trouver une place dans un journal sur la côte Est ? J'espère en silence que l'on pourra se voir même si l'optique de retravailler ensemble un jour est presque impossible. Je pensais partir vivre à New York, tout est empaqueté et j'ai besoin de renouveau. Pas toi ?

   - Je n'y ai pas vraiment réfléchi pour être honnête. Il se fait distant, comme mal à l'aise. Le temps de trouver quelque chose, je vais probablement squatter chez mon père, mais je ne sais pas trop, je me vois bien à Washington DC, il y a sans doute des opportunités là-bas. Je pense que Portland, c'est mort et enterré pour moi maintenant. Il s'arrête de parler un instant. C'est peut-être le bon moment pour se réinventer, redémarrer de zéro, encore une fois. De définitivement mettre fin à toutes les merdes que j'ai vécues ici. La dernière fois, ça m'avait plutôt bien réussi de débarquer sans connaître personne."

Mon cœur se serre, une larme commence à couler sur ma joue et je l'écrase violemment pour ne pas qu'il la remarque. Heureusement pour mon honneur, la pixellisation médiocre de mon téléphone me rend service cette fois ci. Luke ne m'envisage plus dans sa vie après tout ça, c'est sûr maintenant. Toutes les mauvaises aventures dont il parle en les associant à Portland, sont relatives à mon arrivée dans sa vie. Et ça fait mal, très mal. Ce n'est pas le moment de flancher, nous sommes collègues, avec certains bénéfices, certes, mais il ne me doit rien et inversement. Rien n'a été dit de plus à ce propos d'ailleurs, au fond de moi je ne sais pas ce que j'espérais... Un Happy End ? Non. Sûrement pas. Il a le droit de refaire sa vie où il veut, il est sans attaches et je devrais faire de même.

Je prétexte au bout d'un moment, pour ne pas éterniser le silence tombé entre nous, un gros coup de fatigue qui me force à aller me coucher. Luke me souhaite bonne nuit, lui aussi ailleurs, sans se rendre compte qu'il vient de me briser le cœur. Je secoue ma main avant d'arrêter l'appel. Mon corps s'enfonce quelques secondes plus tard sur le matelas qui jonche le sol et une larme solitaire coule le long de ma joue, puis une autre. Jusqu'à ce qu'un sanglot me déchire la gorge, et ne retentisse dans la chambre. Je ne retiens plus rien cette fois ci, je n'y arrive tout simplement plus. Pourquoi je me sens si mal alors qu'il n'y a rien de pérenne entre nous ? Je me demande bien ce que j'ai pu espérer de toutes ses disputes et chamailleries. Toutes ses "merdes" comme il a dit... Pourtant je sais bien que tout vient à une fin à un moment où un autre, il ne nous reste plus qu'à nous préparer à l'échéance. J'aurais juste aimé continuer à faire semblant que cela ne me faisait rien. J'aurais dû être préparé à ça !

Mais je ne suis pas prête pour que cela soit maintenant.

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