Chapitre 31 : Portland ne m'a jamais paru aussi hostile
Je remonte les marches de l'escalier, tête basse, serrant l'anse de mon sac contre moi avec force. Depuis que j'ai atterri en Oregon, plus tôt dans la journée, tout semble inamical. Malgré un temps plus que favorable, le sol de mon enfance me paraît bien glacial. Une boule me serre la gorge, j'ai l'impression que tout le monde connaît la vérité sur cet épisode avec Luke. Comme si infidèle était inscrit sur mon front. Ça me donne la nausée. Quant à Luke justement, il a bien essayé de me rassurer, de me changer les idées mais rien n'y fait, à chaque fois que je pose mes doigts sur n'importe quelle partie de son corps, quelque chose que je n'arrive à peine à contrôler me pousse dans ses bras. Et ce quelque chose qui me retient est probablement la culpabilité. Il a insisté pour me déposer devant chez moi. Je l'ai presque suppliée de ne pas le faire. Il fallait que je m'éloigne de lui le plus vite possible, le temps de... Et bien... Parler avec mon petit ami. Mon futur ex petit ami à vrai dire.
Je monte la dernière marche en retenant ma respiration. Sur le palier, mon voisin, Nelson, dans un peignoir à la couleur douteuse, m'attend. Un immense sourire illumine son visage. Il se jette sur moi, le serrant dans ses bras, je manque de m'étouffer mais cela me provoque un bien fou. Enveloppée dans son étreinte, je souris enfin, je suis chez moi contre toute attente.
" Ça fait des lustres que je ne t'ai pas vu, vieille canaille ! S'élance Nelson en me libérant. Je commençais à croire que tu étais morte ou pire... Je croise les bras, attentive. Que tu me boudais !"
J'explose de rire en l'entendant puis lui réponds:
" Tu sais bien que je ne pourrais jamais bouder mon voisin préféré. Je pose ma main sur son épaule. Jamais de ma vie je n'aurais ce genre d'idée !
- J'espère bien parce que dans le cas contraire, je te pourrirais la vie ! Il ouvre la porte de son appartement et me l'indique d'un mouvement succinct de tête. Entre donc, il faut que tu me racontes ta vie de grande journaliste.
- Comment-... ?
- Allen me parle de temps en temps, il peut être sympa quand il est bien réveillé et pas dans le rush. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne m'as même pas prévenu que tu avais obtenu le job de tes rêves ! Je suis comme ton grand frère, sauf qu'aucun lien de sang ne nous lie, j'aurais du être le premier à l'apprendre !
- Excuse-moi, je vis à cent à l'heure, je cours partout, je traverse le pays tous les quatre matins et quand je rentre enfin chez moi, j'ai à peine le temps de garder les yeux ouverts pour foncer au lit. Je perds mon sourire petit à petit. Et puis, la relation entre Allen et moi s'envenime de plus en plus... Je souffle. Je n'arrive plus à sortir la tête de l'eau.
- Oulah, je crois qu'il faut qu'on parle autre part que sur le palier. Il me pousse dans son appartement sans écouter les protestations que je peux élancer. Il y a des oreilles qui traînent et des langues bien pendues par ici."
Une profonde odeur de gâteau au citron mais surtout de brûlé envahit mes narines tandis que mon ami ferme la porte derrière lui et traverse une accumulation ridicule d'objets qui jonchent son sol comme un parcours du combattant. Je regarde vers la fenêtre, son appareil photo est allumé, il devait probablement travailler.
Nelson Wallas, dans son habitat naturel, est toujours du genre bordélique mais selon lui c'est la meilleure façon d'être organisé. Les objets mal rangés sont installés de manière presque scénographique. Je m'assois dans le canapé, poussant les objets sur mon passage pour ne pas les casser. Entre autres, des magazines, des boites de CD vides, une bouteille d'eau à moitié écrasée. Même dans mon appartement, le bordel est moins bien rangé. C'est presque agaçant.
" Excuse-moi chérie, c'est un peu le foutoir aujourd'hui, je suis dans une vague de création. Enfin, j'essaie mais je suis au point mort. Il balaie de la main le sofa où je suis assise, m'indiquant qu'il s'en fout si je bouge les objets de place pour l'instant. J'étais en train de tenter de faire un gâteau pour mon projet mais finalement je ne suis pas sûr que ce soit la bonne installation... Il ressort de sa petite cuisine avec des maniques trouées aux mains et un moule à gâteau qui semble avoir fait la guerre."
C'est un genre d'artiste qui passe ses journées à s'imaginer des toiles d'objets dans son appartement, qu'il conçoit avec ce qu'il a puis il les prend en photo. Il crée des univers extraordinaires à partir de vieux objets, les détournant à chaque fois, jouant avec les illusions. Il arrive à transformer son environnement sans cesse, la seule constante étant l'emplacement de son appareil photo dans l'appartement. Si on ne se trouve pas dans le champ exacte de la bonne vue, l'effet est ruiné et si on ne le connaît pas, on pourrait croire que c'est un malade. Je ne sais pas s'il gagne sa vie avec ses compositions mais pour avoir vu son art, il est sacrément doué et sa page Instagram est suivie par des milliers et des milliers, voire des millions, de personnes autour du monde.
Un jour, peu avant ma pendaison de crémaillère, j'ai rendu visite à mes voisins pour me présenter. Allen habitait déjà depuis quelque temps ici, j'avais décidé de m'installer dans l'appartement jouxtant le sien, pour être proche de lui mais tout en faisant comprendre que je n'étais pas prête à vivre avec lui. Me placer juste à côté semblait être la meilleure solution avant de passer à une autre étape dans notre couple. Bref, Nelson était la dernière personne à qui je me suis présentée. Allen m'avait expliqué que ce dernier était du genre électron libre mais que son côté gauche et organisé comme un pied lui faisait toujours prendre les chemins les plus sinueux pour arriver à ce qu'il voulait. Et contrairement à mon petit ami, j'aimais déjà ce Nelson que je n'avais jamais rencontré auparavant.
Lorsqu'il a ouvert la porte, ce grand dadais avec son grand sourire m'avait fait face, dans toute la joie qu'il pouvait contenir. Nelson m'a tout de suite accepté dans son antre d'artiste, m'expliquant sa vie, son travail de survie (qu'il a très vite perdu d'ailleurs) et son art. Il aspirait déjà à en vivre. J'étais ravie de découvrir un homme hors du temps, toujours en peignoir, s'amusant à faire peur sa vieille voisine dès qu'elle était dans le couloir et surtout la tête en ébullition. Mieux vaut le laisser seul lorsqu'il a le soupçon d'une idée innovatrice.
Je crois que c'est un des seuls amis restant que je puisse avoir.
Il dépose maladroitement son plat sur la table basse, poussant à la hâte les objets par terre puis s'installe dans sa causeuse, face à moi. Je me penche sur le gâteau. En effet il est bien cramé et probablement immangeable. Je me retiens de pouffer.
" Encore un échec à l'horizon, c'est tout à fait déprimant... Ça fait des jours que je cherche et c'est impossible pour moi de trouver une idée viable... Je suis complètement bloqué, il me faudrait un renouveau... Il s'enfonce dans son assise, démoralisé puis lâche du regard son plat raté. Bien, raconte-moi tout.
- Et bien moi aussi il me faudrait un renouveau sur le plan amoureux. Je n'arrive plus à gérer la jalousie maladive d'Allen et on s'engueule de plus en plus souvent pour des broutilles. Il y a toujours cette tension malsaine entre nous et j'en viens à l'éviter un maximum, surtout depuis qu'il a perdu son job et que j'en ai trouvé un, bien payé de surcroît. Et puis, il y a mon collègue qui prend la plupart du temps et je m'amuse tellement plus à ces côtés. Je ne sens pas ce poids mort dans la poitrine à chaque fois qu'on se voit. Avec Luke, même si on se dispute de manière mémorable par rapport au boulot et à d'autres choses, tout me paraît bien plus simple, plus logique. Je ne me sens pas emprisonnée à tout bout de champs. Débite sans m'arrêter, amorçant la libération de la pression dans ma poitrine.
- Ce Luke, c'est ton patron ?
- Pas patron, plutôt supérieur hiérarchique mais surtout collaborateur. Enfin techniquement je suis collaboratrice et lui il est journaliste associé mais c'est un détail qui changera quand notre article paraîtra dans quelques temps. Je suis persuadée qu'on va déclencher un cataclysme et que je pourrais être plus qu'une simple collaboratrice au journal. Je regarde le plafond en souriant. Pour l'instant j'ai juste un petit box dans l'open space mais j'ai de l'ambition pour la suite.
- C'est fou comment parler de ton Luke et de ton travail te donnent l'air plus animée, plus vivante, plus heureuse que lorsque tu me parles de ton mec. C'est flagrant !"
Nelson croise les bras et penchant sa tête sur le côté, un petit sourire aux lèvres. Je le dévisage sans rien dire, ne prenant même pas le temps de m'égosiller sur la formulation « ton Luke ».
" Ce que tu diras restera entre ces quatre murs mais j'ai une question. Est-ce que tu ne seras pas un peu amoureuse de ton partenaire par pur hasard ?
- Amoureuse ? De son travail sans aucun doute !
- Je ne parlais pas de ça et tu le sais très bien Élie."
Je fronce les sourcils, mal à l'aise. Si seulement il savait que le fait que je sois amoureuse ou non ne changerait rien au fait que j'ai déjà couché avec lui. Sentiments ou pas, j'ai été infidèle. Je prends une grande inspiration en regardant le trépied de son appareil photo.
" Tu sais bien que je ne pourrais jamais être amoureuse d'un mec autre que celui avec je suis actuellement.
- Je n'en serais pas aussi sûr si j'étais à ta place. Avec Allen, ça fait des années et des années que vous traînez ensemble, vous n'avez jamais passé de grande étape à deux et jusqu'à là ça ne te posait pas de problèmes que tu stagnes dans une relation qui est presque à l'arrêt. Je m'apprête à répliquer quand il m'arrête d'un mouvement de main. Ne viens pas me raconter des cracks, les murs sont fins ici et il m'arrive de vous entendre. Je sais que vous êtes en fin de piste et je suis presque étonné que tu sois restée aussi longtemps avec un mec pareil.
- Tu ne peux pas dire ça, Allen est gentil, toujours prêt à donner un coup de main, prévenant...
- Il est colérique, jaloux, n'accepte pas que tu puisses prendre en main la situation pour l'aider quand il est dans la merde et je pourrais continuer la liste. Je déglutis en baissant la tête. Tu vis à côté de lui, même pas chez lui, depuis au moins cinq ou six ans, sur une relation de huit ans, ça commence à faire long. Tu te lasses de ton barman qui t'a planté ton ordinateur avec une bière la première fois que tu l'a rencontrée. Rencontrer le mec que tu adules depuis des années et passer beaucoup de temps avec lui, ça doit faire l'effet d'un électrochoc, non ? Chérie, ton Luke, c'est ça ton renouveau. Ne cherche pas plus loin."
Muette comme une carpe, je prends en compte ce qu'il vient de me dire. Mais avant de ne réfléchir à ce que je vais répondre, tout sort tout seul:
" J'ai couché avec « mon » Luke à New York. J'ose un coup d'œil vers mon ami qui écarquille les yeux. Et c'était torride, animal, déchaîné. Nouveau. Je ne me souvenais pas de l'effet que cela pouvait faire...
- Attends, tu as couché avec ton supérieur ? Genre, vraiment ?
- Genre vraiment vraiment Nelson. Et j'ai des gigas remords, ça me tord le ventre..."
Je sens que mes yeux vont se remplir de larmes et je retiens un hoquet. Nelson vient se placer à mes côtés, m'enlaçant de toute sa grandeur. Il caresse le plat de mes cheveux tandis que je pose ma tête sur son épaule:
" J'aurais été inquiet si tu n'avais pas montré une once de remords, mais tu es effondrée dans mes bras. Je suis rassurée que tu sois encore humaine.
- T'es con. Je tape gentiment son épaule en séchant mes larmes. Tout ça pour dire que je dois mettre fin à mon histoire avec Allen, je ne peux plus vivre dans cet état... C'est devenu une prison et Luke a été la seule personne qui a réussi à creuser un trou dans le sol pour m'échapper.
- Tu es prête à sauter dans l'inconnu Élie ?
- Je n'ai plus le choix, j'ai déjà fait l'irréparable. Il le saura d'un jour à l'autre... Je prends une grande inspiration puissante. Ma décision est faite."
Mon ami prend ma main dans la sienne et la serre en guise de soutien. Je bascule ma tête en arrière pour expirer. Il lâche un hoquet, se lève et se dépêche de traverser son salon, sautant comme un cabri.
" Élie, surtout ne bouge pas ! J'ai eu une idée à immortaliser !"
Il revient quelques instants plus tard avec un vieil appareil, probablement celui qu'il utilisait avant d'avoir celui qui est installé sur le trépied. Il se réinstalle au même endroit, sa caméra à l'œil.
" Reprends ton inspiration et expire comme ce que tu as fais avant, s'il te plaît."
Je m'exécute sans chercher à comprendre tandis que j'entends les cliques s'enchaîner. Nelson ne fait jamais de portraits, il trouve ça trop intrusif, préférant garder les personnes à distance de son univers. C'est avec un immense étonnant que je le découvre exalté comme s'il venait d'avoir une révélation divine. C'est la première fois que je suis prise en photo par lui.
Il arrête de me prendre en photo et se lève sans dire un mot. Nelson dépose stratégiquement son appareil juste au dessus d'un livre posé à l'envers sur une assiette blanche puis court vers son appareil photo de travail pour vérifier si tout fonctionne. Dans sa transe, il revient vers moi, me fait lever et me dispose presque comme un objet, choisissant ma position au mouvement exact, dans sa fresque. Il s'active d'une manière si impressionnante que je n'arrive plus à bouger, de peur de ruiner son dynamisme. D'habitude, je n'assiste jamais à ces séances de shooting, c'est sa part de mystère et là, alors qu'il déplace tout, je ne peux m'empêcher de fixer l'objectif, immobile.
Brusquement, il revient derrière son outil et place son œil dans le cadran, happé par sa création. Nelson n'est plus mon ami à ce moment précis, je ne suis plus d'une chose parmi son histoire, dépossédée de vie.
Un grand silence emplit le salon qui ne ressemble plus à son salon au final. Toute cette énergie me terrifie presque. J'entends le clic de la photo qui est prise, plusieurs fois d'ailleurs puis Nelson prend la parole, obnubilée par la scène irréaliste:
" Wow.
- Qu'est-ce qui se passe Nelson ?"
Sa démarche se fait lente, il n'arrive pas à décrocher l'œil de son œuvre peinte sur son écran. Comme vidé de son énergie, il s'installe en face de moi pour me relever, son regard reprenant vie. Je redeviens humaine à ses yeux.
" Merci de ta patience Élie, je suis désolé de t'avoir fait subir ça, mais je ne peux pas retenir des accès créatifs aussi violents. Je crois que tu m'as débloqué."
Nous sourions bêtement et j'essaie d'aller voir la photo mais il m'arrête tout de suite.
" Non, je ne veux pas que tu vois ça tout de suite, je veux que ce soit parfait avant de te montrer. Il s'arrête avant de poursuivre en se mordant la lèvre. J'ai besoin d'être seul s'il te plaît maintenant, Nelson me raccompagne à la porte, dans un état second, tiens-moi au courant quand tu auras largué Allen, j'ai hâte de tout savoir ! À plus Élie !"
Je reste abasourdie lorsqu'il ferme la porte sur moi, sans que je ne puisse lui dire un seul mot. Cette expérience a été transcendante et perturbante. Je secoue la tête de gauche à droite puis me retourne vers la porte de mon appartement que j'ouvre doucement. Une chose est sûre, il faut que je rompe avec Allen, c'est la seule chose à faire.
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