Chapitre 15 : Et puis il fallait que tout dérape...

Samedi soir, tard, très tard, trop tard, dans un endroit inconnu

Je me sens compressée dans mes vêtements, cette chemise m'oppresse, cette jupe que je déteste tout autant. Elle est si inconfortable, dans sa texture en similicuir qui me brûle les cuisses. Et dire que je l'ai acheté dans un de ces raids shopping avec Paige, ma meilleure amie, pour plaire à Allen. Mais elle m'avait répétée qu'elle m'allait comme un gant, que j'étais magnifique avec mais je ne l'ai prise juste pour qu'elle arrête de me prendre la tête. Finalement, le principal intéressé me préférait sans, ce qui m'a conforté dans l'idée que je ne devais pas la porter. Qu'est qui m'a pris, lorsque je l'ai vue dans le fond de la commode, de la considérer un instant avant de lui laisser une nouvelle chance ? Je regrette tellement...

Mais quelque chose fait vibrer mon corps et le tient encore à flot. C'est peut-être l'alcool que j'ai ingéré ou peut-être Luke qui, lui aussi, ne semble pas être tout frais. Nous sommes assis sur une banquette, tout ce qui est autour de moi est quelque peu brouillée. La seule chose qui est claire dans ma vision, c'est l'image de mon collègue qui s'enfile un nouveau verre. Il fait vraiment chaud ici, les corps s'échauffent, les bouches se rencontrent, les mots se meurent et les toilettes se transforment en un autre monde passé minuit. C'est un peu comme des Gremlins. Mieux vaut ne pas leur donner de l'eau après minuit sinon... Sinon... Ah merde, j'ai oublié ce que je voulais dire... Ça ne devait pas être important.

   " Elie ? Je sens sa main s'écouler sur mon bras. Tu sais, c'est quand même drôle, tu arrives pile-poil dans ma vie quand je me fais jeter par ma copine et que ma carrière est... Sa voix se module un instant puis il se ravise. En fait non, oublies, ce soir est un soir sans problème, mieux vaut ne pas en parler.

   - À me faire des coups comme ça, tu t'étonnes que je sois curieuse... Je ronchonne en levant les yeux au ciel. Son corps vacille quelque fois de gauche à droite, voulant exprimer quelque chose. Ça va ? Tu n'arrêtes pas de bouger."

Je pose ma main sur son dos, sincèrement inquiète. Luke se voûte et creuse ses mains pour y installer son crâne. À son contact, je sens sa chaleur se répéter en moi, ce qui m'anesthésie immédiatement. Alors, et sans réfléchir, je effectue un mouvement proche d'une caresse pour le calmer, plus préoccupée par son état que par cette proximité qui ne devrait pas être là.

Le rooftop où nous sommes regorge de personnes et le bruit me parait de plus en plus sourd. Je manquerais presque de ne pas pouvoir réfléchir. Mais dans ce mélange informe, le voir dans cet état me fait voir des images anciennes, que j'aurais préféré oublier.

Le visage fermé d'une personne que l'on aime enfoncer dans le creux de ses paumes, se rendant compte qu'il va falloir tenir le cap et faire comme si tout allait bien devant tout le monde, ça c'est le pire. Il s'agit d'un mensonge pour préserver les autres, ceux qu'on doit corps et âme protégé, ce genre de mensonge qui te brise moralement. C'est ce que je vois dans Luke actuellement.

Ce lourd sentiment me perturbe et je me rapproche, il n'est plus question d'un collègue, mais un ami...

   " Tu tiens le coup ?

   - Non. Je... Il se relève et tourne la tête vers moi, embué par l'absorption d'alcool et l'absence de sensations. Tout irait mieux si je..."

Je sens son souffle chaud contre ma joue, ses doigts se poser contre la peau nue de mon bras, le regard attentif. Les secondes qui suivent ne sont qu'une vague fusion entre deux personnes. Alors que ma raison veut me rappeler à la réalité, mon corps ne veut plus qu'obéir à certaines impulsions, je me laisse sombrer doucement lentement dans son regard. Un goût de cerise et d'alcool vient soudain caresser mes lèvres lentement, les yeux fermés. Je pense aux pulsations de mon cœur, celles qui s'emballent au quart de tour, à cette impression d'engourdissement dans les mains qui remontent dans mes bras au contact de cet homme. Et je m'avance un peu plus vers lui afin de prolonger cette douce agonie. Que c'est bon.

Il dure quelques secondes, quelques longues secondes où je crois bien avoir envie d'aller plus loin. Soudain, les mouvements si doux me paraissent rugueux, désagréables. Le visage de Allen me vient soudainement en tête. J'ouvre les yeux, reprenant mes esprits. Non ce n'est pas Allen. Je viens d'embrasser un autre homme et j'ai beaucoup trop aimé cette sensation.

   " Ce... Ce... Ça, ça n'aurait jamais dû... J'écarquille les yeux et recule, plus étonnée par mon sentiment de plénitude que par la honte. Lui aussi semble se rendre compte de notre bêtise, et tente de s'excuser.

   - Elie, c'est la première fois qu'il m'appelle comme ça ouvertement, la scène me paraît d'autant plus invraisemblable, je n'aurais pa-...

   - Non... Non Luke tais-toi s'il te plait.. Je tente de déglutir la boule de honte que j'ai dans la gorge et me lève, tirant de toutes mes forces ma jupe, comme si mon cerveau m'indiquait de me cacher. Je-je rentre ..."

Au pas de course, je pars de l'endroit, sans demander mon reste, choquée. Je pense avoir entendu Luke dire quelque chose mais je ne suis pas sûre. Les minutes suivantes, je suis seule dans les rues de la Grande Pomme, non pas perdue dans les certaines d'intersections mais dans mon esprit qui tente de refaire le film de ce qui vient de se passer. J'en oublie les grandes avenues de la ville. Bordel mais qu'est-ce que j'ai foutu ? Comment je vais expliquer ça à... Non, non, je ne dois pas lui en parler !

Je m'apprête à héler un taxi mais pose ma main contre ma cuisse, prête à regarder dans le petit sac fourni par la femme de Danyel si j'ai assez pour payer une course. Ma main tombe sur du vide et je rentre en état d'alerte. Je l'ai oublié avec Luke. Je soupire, il ne me reste plus qu'à marcher, au moins ça me fera réfléchir. Qu'est ce que j'ai fait bon sang !

———

Plus tôt dans la journée, après l'entrevue d'Élie et Olivia

Les pas qui me séparent de Luke et son "ami" -si on peut l'appeler comme ça- Danyel ne sont plus si nombreux que ça. Le premier est accoudé au flanc de la voiture, blasé tandis que le second joue avec les clefs, moins nerveux qu'ennuyer par le manque de réaction de son collègue. Je sens une animosité entre les deux personnages qui me rend perplexe. Je crois que ni l'un ni l'autre ne m'ont encore vus et c'est presque impossible qu'ils m'aient entendus, il y a tellement de monde autour de nous. Cependant, je vois Danyel s'adresser à Luke, sur les gardes. Ce dernier fronce des sourcils comme à son habitude lorsqu'il est contrarié et lui répond, amer d'après son expression faciale. L'autre détourne la tête, mal à l'aise et croise mon regard insistant. Il recouvre immédiatement ce genre de sourire auquel je ne préfère pas faire confiance. Il m'interpelle d'un geste et je l'entends crier mon prénom. Hoffman me regarde à son tour mais ne se défait pas de son air contrarié qui lui va comme un gant. Je replace mon sac sur mon épaule et revérifie que le papier est toujours caché ainsi que présent. Tout est en place, je les rejoins, espérant calmer toute cette tension malsaine.

   " Mais où étais-tu Cobb ? Ça fait une vingtaine de minutes que l'on te cherche ! Aboie Luke, électrisé.

   - Je cherchais des infos en plus, je suis allée parler à des gens travaillant à Médiatics mais rien de fructueux. Lancé-je, s'essayant d'être convaincante dans mon bobard de l'espace.

   - Pas étonnant, ils sont tous muets comme des carpes ici, on ne trouvera rien de plus que ce qu'ils nous servent sur un plateau d'argent. Grogne Luke en ouvrant la portière. Montes, Marlène nous attend."

Je me rapproche au niveau de la porte puis m'arrête devant son bras tendu, un fin sourire tordu sur les lèvres.

   " Et le s'il te plaît, il t'écorcherais les lèvres ?

   - C'est pour ça que j'ai toujours un baume à lèvres de secours dans ma poche voyons ! Il esquisse un sourire amusé puis je pénètre dans l'habitacle avant qu'il ne ferme derrière moi. Et il sert à plein de choses, rassures toi..."

Je glousse en comprenant l'allusion et attrape la poignée de moi-même, fermant derrière moi.

Les dizaines de minutes qui suivent ne sont bercés que par la radio qui chante les milles louanges des matchs de baseball. Rien de très passionnant alors je m'attarde sur le paysage qui défile. Il y a beaucoup beaucoup trop de monde ici, c'est pire qu'une fourmilière, c'est oppressant. Cette vision n'est pas aussi idyllique que celle que l'on donne à NYC, elle n'est définitivement pas aussi romantique que je n'aurais pu le croire. Je ne regrette pas du tout Portland qui est bien plus paisible à côté, peut-être pas encore à taille humaine comme Astoria mais qui s'en rapproche plus que New York City ne le saura jamais. L'air qui pénètre dans mes poumons me chatouille, il n'est pas très clair, pas non plus asphyxiant comme je l'aurais cru aussi mais juste assez pour me donner envie de fuir le climat.

Finalement, nous nous retrouvons tous les trois devant la porte du petit immeuble en brique du quartier de Greenwich Village, une femme en pantalon denim assise sur les marches, une cigarette à la main, le regard dans le vide.

Non, en fait il est plutôt au loin, ne nous regardant pas approcher. Sa tignasse est brune, bouclée aléatoirement mais contrôlée par un élastique à l'arrière.

   " Marlène ? Fait Danyel en agitant la main pour attirer son attention."

Elle réajuste sa paire de lunettes sur son nez en écrasant le mégot dans un petit cendrier puis se lève en frottant ses cuisses. Danyel s'approche de sa femme puis l'embrasse doucement. Dernière moi, Luke ne dit rien mais je sens qu'il n'est pas à l'aise. Je n'ai pas le temps de lui demander si tout va bien que la voix de Marlène se rapproche de nous deux.

   " Vous devez être Élie c'est ça ? La prochaine fois que vous venez, prévenez moi avant, je n'ai eu le temps d'installer qu'un lit double. Elle me prend dans ses bras et frisonne avant de se retirer. Je suis contente de vous rencontrer, je n'aurais jamais cru que Luke puisse... Elle baisse la voix. Qu'il puisse ramener quelqu'un avec lui.

   - Je vous rassure, il y a rien de plus qu'une relation platonique. Placé-je avant de m'écarter.

   - C'est ce que nous verrons. Finit-elle en faisant un clin d'œil."

Puis Marlène se tourne vers mon collègue, perdant toute sa chaleur. Luke demeure interdit, immobile tandis que la femme ne sait pas vraiment quoi faire. Sans connaître leur histoire commune, je ressens le malaise qui s'est installé entre eux et ça dure depuis longtemps. Danyel lui aussi n'est pas complètement joyeux et me lâche un regard qui m'indique qu'il faudrait les laisser seuls un instant alors je le suis, ma valise à la main. Passer la porte et je me retrouve dans un salon cosy avec un bow-window m'offrant une vue immense sur la scène de retrouvaille des deux personnes.

Un frisson me parcourt lorsque Marlène prend dans ses bras Luke qui semble bien plus surpris que je ne l'aurais pensée. D'abord, il reste impassible, n'osant pas répondre à la tendresse puis il s'abat, la laissant l'enlacer.

   " Si j'étais toi, je les laisserais tranquille, Marlène a le don pour se sentir épier lorsqu'elle ne l'est pas alors je te laisse deviner comment elle est lorsqu'elle l'est vraiment. Glisse Danyel en s'approchant de moi.

   - Oh, pardon, c'est juste... Je réfléchis. C'est la première fois que je le vois ainsi.

   - Mais tu ne le connais que depuis quelques jours, c'est trop peu pour vraiment connaître quelqu'un.

   - En effet, je suis d'accord. Je relâche mon regard puis me tourne vers mon hôte qui m'indique la chambre que je vais devoir partager avec mon partenaire d'article."

Attendez pardon ?

———

Début de soirée, chez Marlène et Danyel

   " Tu te souviens de la fois où tu étais rentré par la fenêtre, complètement éméché, dans la chambre pour ne pas te faire griller par les surveillants ? S'amuse Danyel qui agite un petit verre de rouge tandis qu'il parle. J'avais tellement ri quand tu t'étais emmêlé les jambes dans ton pantalon et que tu étais tombé par terre, hilare. Je crois que je n'ai plus dormi de la nuit après ça !

   - Moi je me souviens surtout des escapades d'inter-cours pour rejoindre la salle de Marlène qui revenaient plus à des opérations commandos pour décrocher un baiser ou un sourire de, je cite la "plus belle des filles du bahut". Répond Luke, enthousiaste.

   - Et encore, tu ne sais pas tous les bobards qu'il pouvait me sortir pour me draguer, c'était mémorable ! Ajoute Marlène en ma direction. Bon dieu que des souvenirs qui me paraissent si loin...

   - Et pourtant cela doit faire un peu moins de dix ans que l'on a fini de frotter les bancs de la fac. Réfléchit Luke. Je les regretterais presque.

   - Presque, demandé-je, intéressée, c'est-à-dire ?"

Luke me décroche un regard qui évanouit son petit sourire. J'ai dit une connerie ? Danyel prend le relais, ne permettant pas une réponse directe à celui à qui je m'adresse.

   " Les dernières années ont été compliquées, on va dire. Un silence de mort l'accompagne et seul le bruit du verre de Luke qui se pose sur la table ainsi que celui des couverts de Marlène qui raclent l'assiette font encore vivre l'instant. Quelqu'un veut du gâteau ?

   - Non chéri, ça ira, merci. Grimace Marlène en reposant sa fourchette contre sa serviette."

Les deux hôtes de maison se lèvent en cœur et rapportent les plats dans la cuisine qui est à moitié ouverte sur le salon/salle-à manger. Je me retrouve seule avec à ma droite Luke qui joue avec le coin de sa serviette en tissus.

   " J'ai dit quelque chose de mal ?

   - Tous les souvenirs que nous partageons ne sont pas encore complètement cicatrisés, si on peut dire ça comme ça. Murmure Luke. C'est la première fois que je reviens ici depuis cinq ans et cet endroit n'est plus du tout celui que j'avais laissé quand je suis parti à Portland.

   - Les relations que tu entretiens avec eux... Elles ne sont pas au beau fixe ?

   - Je n'ai pas tout pardonné de mon côté mais il fallait bien que je fasse un pas vers eux. Chuchote-t-il avant que le couple revienne, Marlène d'abord avec deux tasses de café, puis Danyel avec une petite boîte de thé. Et sache que tu as de la chance que ce soit les dernières personnes présentes à New York City en cette période, sinon je te jure, on ne serait pas ici."

Je croise Marlène qui dépose le café devant Luke avant de faire, morne:

   " Si mes souvenirs sont bons, c'est un americano sans sucre, c'est ça ?

   - En effet, on ne change pas les bonnes habitudes Marly. Ce dernier mot lui arracherait presque la gorge alors il porte à ses lèvres la petite tasse sans rien ajouter. Mais je sais qu'il ne boit pas du tout son café comme ça d'habitude.

   - Et toi Élie, tu veux un thé ? Demande Danyel.

   - Je ne suis pas une grande amatrice, non merci."

La fin du repas se fait en balançant des généralités pesantes et je parle un peu de moi ainsi nous arrivons à l'ultime question.

   " Il y a quelqu'un dans ta vie Élie ?"

Je déglutis et sens que Luke se contrôle pour ne rien faire ni dire.

   " Oui, il s'appelle Allen, cela fait 8 ans que nous sommes ensemble. Mais contrairement à vous, je ne vis pas avec lui.

   - 8 ans ! Mais, il y a quelque chose qui t'empêche de passer le cap ? S'interroge Marlène.

   - Rien de très intéressant, on prend notre temps, c'est tout. Je pourrais dresser une liste des arguments qui nous empêchent de "passer le cap" avec en premier la jalousie maladive d'Allen.

   - J'espère que vous y arriverez un jour. Siffle Luke dans son coin. Sa voix semble contradictoire. Il est de plus en plus mal à l'aise, et je semble la seule a m'en rendre compte.

   - Ça arrivera inévitablement mais je préfère encore attendre. Lâché-je avant de regarder l'horloge murale, cherchant à échapper à la conversation. Il est bientôt 10 p.m, je ne suis jamais allée à New York City, on part se promener Luke ?"

Le regard de ce dernier s'éclaire à ma proposition et il saute sur ses pieds. Lui aussi a très envie de sortir d'ici visiblement et il n'essaie même pas de faire semblant.

   " J'ai vécu ici une partie de ma vie, je peux te faire une petite visite des meilleurs endroits !

   - Est-ce que par meilleurs endroits tu entends bars ? Je me lève de ma chaise, tirant sur l'ourlet de ma jupe qui me colle les cuisses, cette jupe qui a le don de me pomper l'air ce soir.

   - Évidemment, pour qui me prends-tu ! Son expression est ravie. Allons y, on revient plus tard.

   - La porte sera ouverte pour quand vous rentrez. Balance Marlène qui est accoudée à la table. Passez une bonne fin de soirée."

Alors que nous nous élançons vers la sortie, elle ajoute au loin:

   " Élie, prends ce sac, il y a tout le nécessaire pour appeler la maison si vous êtes trop fumés pour rentrer seuls. Je te demande juste de ne pas le perdre. Elle sourit mais je crois qu'elle aussi est contente que l'on sorte de notre côté."

C'est ainsi et après avoir atterri dans divers bars et autres lieux sympathiques que nous nous sommes retrouvés sur un rooftop du quartier de Chelsea. C'est là que l'on a dérapé et que ce souvenir restera.

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