Chapitre 1 - "Je l'ai vu"

Chapitre Premier

« Mais en fait, moi, elle m'avait pas dit qu'elle était encore avec lui, tu vois ? Du coup, je suis trop gêné tu vois ? Parce que moi, je le connais pas ce mec et je veux pas qu'il me déteste parce que il doit être très gentil, tu vois ? »

Magdalena Valencourt avait arrêté d'écouter son frère au deuxième « tu vois ? ». Non, elle ne voyait pas et à vrai dire, elle s'en foutait pas mal. Pourtant, il continuait de débiter ses histoires sans intérêt. Alors, elle se contentait de faire des aller-retours entre la cuisine et la salle à manger, suivie de près par son frère qui l' « aidait » ; il parlait et elle se contentait de lui confier couverts, assiettes et verres à poser sur la table: il fallait que tout soit prêt pour le retour de promenade des parents.

« Tu m'emmerdes Charlie.

-Pardon ?

-Je m'en fous de tes histoires à la con. Je m'en fous qu'elle soit encore avec son mec ou pas. Je m'en fous de ce que tu veux qu'on pense de toi. Je m'en fous et tu - m'em - merdes, se mit à crier Magdalena dans la cuisine en ponctuant ses derniers mots avec trois verres jetés sur le carrelage en mosaïque. »

Erika qui rentrait à ce moment là du jardin, n'osa pas aller plus loin que le pas de la porte.

"Il se passe quoi ici ?!, demanda Baptiste en débarquant lui aussi dans la cuisine.

-Magda est encore en train de péter un câble.

-Qui a cassé les verres ?

-C'est tout ce qui t'intéresse ? Vraiment ?, cria Magda à l'intention de son plus grand frère. Vous êtes vraiment trop cons ! »

La jeune femme ravala les larmes qui lui montaient aux yeux et quitta la cuisine sans se retourner.

« Euh... J'ai loupé un épisode là ?, demanda Primaël qui rentrait de son jogging de début de soirée.

-Votre sœur ne va pas bien, dit Erika aux trois garçons présents avec un air sérieux.

-Je ne sais plus quoi faire avec elle, dit Baptiste en s'appuyant contre la table de la cuisine. Je pensais qu'entre ses vacances en Espagne et à New York puis sa rentrée à la fac, elle finirait par passer à autre chose. Définitivement.

-C'est pas aussi simple.

-Mais j'ai l'impression que c'est de pire en pire, continua Baptiste. Quand je suis revenu en novembre, on s'est vus à Nantes et elle ne cessait de porter son faux sourire, celui qu'elle réserve habituellement à Grand-Mère. A Noël, elle est restée seule pendant toutes les vacances. J'en ai parlé avec Camille, il m'a assuré que c'était la période, et puis que de toute façon ça finirait par passer avec le temps. Mais là, on se retrouve en février et maintenant on ne peut plus rien lui dire. Elle n'est venue à aucun de nos rendez-vous de trois heures du mat'.

-Et elle les adore nos rendez-vous de trois heures du mat', ajouta Primaël en prenant une pomme dans le panier de fruits. Depuis qu'elle a cinq ans, elle nous tanne pour venir avec nous.

-Vous pensez qu'elle est comme ça à cause de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ?

-Charles, t'es ridicule de l'appeler comme ça.

-Pas de ma faute: j'ai commencé à lire le nouveau Harry Potter hier soir. Vous pensez qu'elle est comme ça à cause de G-U-S ?

-Charles... Arrête. S'il te plait.

-Non. Je pose de vraies questions. Après tout, c'est surtout moi qui m'en prends plein la gueule. Je peux au moins essayer de comprendre.

-Si tu t'en prends plein la gueule, c'est parce que c'est toi le plus chiant, assura Primaël avec un sourire.

-Les garçons, c'est quelque chose qu'il faut prendre au sérieux, dit Erika en posant son livre sur un comptoir de la cuisine. On devrait réfléchir à quelque chose qui lui permettrait de tourner la page. On devrait tous y réfléchir. Vous et moi on sait que ce ne sont pas deux petites semaines en Espagne chez sa meilleure amie, qui permettront de résoudre tous les problèmes. Aussi merveilleuse cette meilleure amie soit-elle.

-T'es pas obligée de te jeter des fleurs, rit Primaël. »

Les quatre jeunes laissèrent échapper un léger rire chacun. Un petit silence s'était installé lorsqu'ils entendirent le claquement de la porte d'entrée suivi d'un aboiement, signe qu'Agnès, Matthieu et Carmen étaient rentrés de leur ballade.

« Je vais chercher le balai pour nettoyer avant que le chien ne se blesse, informa Primaël.

-Aucun de vous ne va aller la voir ?, demanda Erika un peu ébahie. »

Les trois garçons regardèrent le sol sans répondre.

« Très bien... J'y vais alors. »

Erika se dirigea vers l'immense escalier principal de la maison des Valencourt, elle passa à côté de sa mère à qui elle donna un baiser sur la joue en guise de bonjour. Elle monta les marches calmement et alla vers la porte de la chambre de Magda. Elle frappa trois petits coups et attendit une invitation à entrer qui n'arriva pas. Erika osa alors entrouvrir la porte et aperçut une pièce vide. Elle n'hésita pas très longtemps sur le lieu où elle pourrait continuer sa recherche. Elle emprunta un second escalier sur sa droite, puis un dernier escalier en colimaçon. Elle arriva alors dans les combles aménagés de la maison. Agnès avait voulu faire de ces combles un dortoir pour enfants. Pour ses futurs petits-fils et petites-filles rêvés. Toute la partie qui était consacrée aux jeux n'était qu'un ensemble de meubles de toutes les couleurs: un canapé à pois, des tapis rayés, des jeux en bois et à peu près autant de Lego et de Playmobil qui jonchaient le sol. Sur la gauche, se trouvait la véritable partie sommeil: deux fois quatre lits séparés par un demi-mur.

« Magda ? »

L'intéressée tira la couverture sur sa tête en espérant que le fameux « si je ne te vois pas, tu ne me vois pas. » fonctionne réellement. Elle entendit le rocking-chair être déplacé et sentit un regard se poser sur elle. Elle rabaissa sa couverture sur quelques centimètres, histoire de ne laisser dépasser qu'un œil. Erika la regardait avec gentillesse, avec ce regard qui permettait à Magda de se rappeler qu'elle n'était pas seule, que quoi qu'il arrive Erika serait là.

Erika était le genre d'amie que tout le monde rêve d'avoir. Le genre d'amie qui s'inquiète pour vous, qui pose des questions et qui écoute les réponses. Le genre d'amie qui voit toujours la vie du bon côté et ça fait du bien. Le genre d'amie qu'on peut appeler à trois heures du matin parce qu'on ne va définitivement pas bien. Le genre d'amie qui préfère mettre les autres en valeur, plutôt qu'elle même. Le genre d'amie qui malgré toutes ses qualités ne te fait jamais complexer, parce qu'on n'oublie jamais qu'elle est une fille normale, avec ses qualités, ses défauts et sa part de folie. Le genre d'amie qui n'oublie jamais votre anniversaire et qui vous fait toujours un petit cadeau qui vous plait à chaque fois. Parce qu'Erika c'est le genre d'amie qui vous connait depuis tellement longtemps qu'elle vous connait par cœur.

En fait, Erika et Magda se connaissaient quasiment depuis leur naissance. Leurs mères s'étaient rencontrées au lycée: Carmen était la correspondante espagnole d'Agnès. Au début, les deux jeunes femmes communiquaient surtout pour l'utilisation d'une langue étrangère, mais au fil de ces lettres une véritable amitié était née entre les deux femmes et elles n'avaient jamais arrêté cette correspondance épistolaire. D'ailleurs, encore aujourd'hui, elles persistaient à s'envoyer une lettre par trimestre. Et puis, à chaque vacances communes, les deux familles se réunissaient dans la grande demeure des Valencourt.

Des deux amies, Agnès avait été la première à avoir des enfants. Elle avait rencontrée Matthieu alors qu'elle travaillait au consulat de France à New York. Cinq ans plus tard naissait Baptiste, trois ans plus tard Primaël ; deux ans après c'était à Charles de pointer le bout de son nez, le garçon avait rapidement été rebaptisé Charlie par toute la famille. Erika était arrivée dans la vie de Carmen deux années plus tard. Magdalena, elle, était arrivée la dernière, cinq ans après Charlie. Elle était la surprise, celle qu'on n'attendait pas mais qu'on aimait, que tout le monde aimait de tout l'amour possible. Erika avait pris Magda comme sa petite sœur ; Magda avait pris Erika comme modèle, c'était la sœur qu'elle avait toujours rêvée d'avoir. Elle voulait toujours tout faire comme elle. D'ailleurs, elle avait choisi des études de psychologie, comme Erika.

« Je crois bien que la dernière fois que je suis montée ici, c'était pour votre déménagement, il y a cinq ans, commença Erika.

-J'aime être ici, marmonna Magdalena dans sa couverture.

-Quoi ?

-J'aime être ici, répéta la jeune femme en descendant la couverture jusqu'à son cou. »

Erika et Magda se regardèrent un moment dans les yeux sans qu'aucune des deux ne décroche un mot.

« Non, commença Magda.

-J'ai encore rien dit, se défendit Erika.

-Non, mais t'es en train de me psychanalyser. Et ça sert à rien parce que t'es en pédopsychologie. Et je ne suis plus une enfant.

-Et même en tant qu'amie, j'ai pas le droit de m'inquiéter pour toi ?

-Y a pas de quoi. Je vais très bien. »

Erika ne répondit rien, mais leva ses sourcils de manière quasi invisible. Magda laissa échapper un long soupir et se retourna. Erika se leva de son rocking-chair et alla chercher un bouquin dans la petite bibliothèque près du coffre à jouets. Elle revint s'assoir là où elle s'était installée quelques minutes plus tôt. Quand Magda reprit la parole, Erika en était à sa septième histoire de Petit Ours Brun:

« Je l'ai vu. »

La voix de Magda était à peine plus audible qu'un murmure. Erika n'était même pas certaine de l'avoir réellement entendue.

« Tu l'as vu ?

-Ce matin. C'était à mon tour d'aller promener Broadway et j'ai été sur la plage. Il faisait du sport avec son frère. Je l'ai vu. Je ne pense pas que lui m'ait vue. Enfin peut-être que si. En fait, j'en sais rien.

-Qu'est-ce que tu as fait ?

-J'ai fait demi-tour.

-Tu n'as pas été lui parler ?

-Non. J'avais juste envie de pleurer. J'aurais dû aller le voir, et le noyer. Je pense que ça m'aurait fait du bien.

-Dis pas ce genre de truc, Magda.

-Je le hais. Je le déteste. Et je déteste le fait que personne ne m'ait dit qu'il était revenu.

-Ça n'aurait pas changé grand-chose, si ?

-J'en sais rien... Erika ?, repris Magda d'une toute petite voix.

-Sí ?

-Pourquoi j'arrive pas à l'oublier ?

-A ton avis ?

-Erika... pas maintenant... et puis en vrai, je ne sais pas.

-Tu penses souvent à lui ?

-Tout le temps. En fait, tout me le rappelle: nos amis, les lieux où on allait ensemble, les séries qu'on regardait, les films débiles dont on s'est moqués. Tout. Absolument tout. Encore plus ici. Et j'en peux plus. Je veux passer à autre chose. »

Magdalena s'était mise à pleurer à la simple évocation de ces souvenirs. Derrière elle, elle sentit le matelas s'affaisser légèrement, puis la main d'Erika se poser sur son épaule, son pouce marquant de petits cercles rassurants.

X+X+X+X+X

Erika était redescendue dans la salle à manger lorsque Carmen servait le plat de résistance.

« Elle ne viendra pas manger. Elle s'est endormie, informa Erika en mettant de côté la huitième assiette. »

La fin du repas continua avec des discussions sans grand intérêt. Carmen, Agnès et Matthieu parlaient comme s'ils se sentaient obligés de combler ce silence gênant. Ce repas n'avait rien de naturel. Dès qu'ils le purent les quatre plus jeunes commencèrent à débarrasser la table. Agnès s'occupa de servir les cafés et thés après le dessert ; Charlie et Baptiste allèrent chercher des guitares tandis que Primaël et Erika descendirent des grosses couvertures pour s'installer dans le jardin sans qu'ils aient trop froid. Ils avaient annoncé un gros coup de vent pendant la nuit, mais rien n'allait les empêcher de manger leurs traditionnels chamallow grillés de fin de soirée. Comme tous les soirs depuis le début des vacances qu'ils passaient ici, Broadway vint s'installer avec eux: il posa sa tête sur les genoux d'Erika, emmitouflée dans un vieux plaid, en attendant des caresses entre ses deux oreilles.

« Qu'est-ce qu'elle avait ?, demanda Primaël une fois que tous les quatre s'étaient installés sur des coussins autour du brasero encore éteint.

-Elle l'a revu. Ce matin. En allant promener Broadway.

-Qu'est-ce qu'il foutait là ?, s'énerva un peu Charlie. Il est obligé de venir se balader sur la plage juste en face de la maison ? Non mais sérieusement !

-Charlie, y a peut-être un rapport avec le fait qu'il habite trois maisons plus loin non ?, fit remarquer Primaël. Baptiste, t'arrives à l'allumer ce feu ?

-Je gère. J'ai repensé à ce que tu avais dit tout à l'heure, Erika.

-Qu'est-ce que j'ai dit ?

-Qu'il fallait qu'on réfléchisse à quelque chose qui lui permettent de tourner définitivement la page.

-T'as eu une illumination ?, demanda Charlie. Et sinon, je pense que pour le feu, tu devrais mettre ta guitare direct dedans, ça flambe bien en général.

-Le prochain qui fait une réflexion sur mon feu, il se démerde pour faire cuire ses Chamallow. Pour en revenir à Magda, je me suis dit qu'elle devrait partir.

-Partir ?, demandèrent les trois autres d'une même voix.

-Tu veux qu'elle rentre à New York avec nous ?, demanda Primaël.

-Elle ne voudra jamais, fit remarquer Erika.

-Elle pourrait venir à Los Angeles avec moi, proposa Charlie avec son plus beau sourire. Après tout, c'est de notoriété publique que je suis son frère préféré.

-Elle ne voudra jamais, répéta Erika.

-Tahdah !, lança Baptiste soudain très fier de la minuscule flamme qui se battait pour survire au milieu du brasero. »

Tout le monde applaudit en riant ; même Broadway émit un petit aboiement.

« Sors les Chamallow ! Ça va m'aider à réfléchir, dit Charlie en tendant la main vers le paquet de bonbon.

-Bon, revenons au vrai problème, reprit Baptiste en commençant à gratter les cordes de sa guitare. Tu penses vraiment qu'elle ne voudra pas revenir aux Etats-Unis ?

-Sûre et certaine, affirma Erika. Elle a eu du mal à s'adapter à sa vie européenne, je vous l'accorde ; mais maintenant que c'est fait, elle ne repartira pas tout de suite.

-Ouais, enfin c'est pas en restant ici ou à Nantes qu'elle va réussir à passer à autre chose. Ça fait quoi ? Huit mois ? Et regarde dans quel état elle est...

-On pourrait faire un road trip, proposa Charlie.

-Toi et elle ?

-Bah ouais, j'ai un pote qui a fait L.A. - Vancouver en voiture. Ça pourrait être sympa.

-Le voyage à Madrid a pas marché, cet été, fit remarquer Baptiste. Donc après votre road-trip elle reviendra ici, et le problème sera le même.

-Et puis détail qui peut servir: ni toi, ni elle n'avez le permis.

-Si j'ai le mien !, se défendit Charlie.

-T'es un danger public sur la route.

-Tu dis ça parce que t'es jaloux. »

Charlie continua à énumérer des idées toutes plus farfelues les unes que les autres, tout en continuant à avaler des Chamalow légèrement caramélisés. La soirée passa sans que Magda vienne les rejoindre. Ils montèrent tous se coucher sans avoir d'idée quelque peu réalisable pour leur sœur et amie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top