Cinquième partie.

Andrew se tient debout au milieu d'une vingtaine de personnes, toutes vêtues de noir. Il fait un soleil resplendissant, le ciel est dépourvu de nuages, et pourtant, c'est la journée la plus sombre qu'il n'ait jamais connu. Autour de lui, la plupart des gens sont en pleurs. Les larmes coulent en silence le long de leurs joues, et personne ne prononce le moindre mot. Ils sont tous ici pour rendre un dernier hommage, silencieux, à un être qui leur a été cher et qui est partit bien trop tôt.
Ellie.
Pourtant, Andrew lui, ne pleure pas. Il reste de marbre, et fixe le cercueil fermé sans que la moindre émotion ne se puisse se lire sur son visage. Il observe une boîte, c'est tout ce qu'il voit : une boite en bois vide qu'on va dissimuler sous la terre, et qui sera surmontée d'une jolie pierre lisse sur laquelle sera gravé une banale épitaphe.
Sa femme ne peut pas être morte, c'est impossible. Elle était trop jeune, trop belle, en trop bonne santé...
La douleur est tellement forte qu'elle empêche ses larmes de couler. Il n'a pas conscience de ce qui est en train de se passer, il à l'impression d'être dans un rêve. C'est comme si les évènements qui se déroulaient étaient hors de son contrôle, comme s'il contemplait sa vie de loin, comme l'aurait fait un spectateur au théâtre ou au cinéma.
La cérémonie funéraire est terminée, Andrew reçoit de nombreuses poignées de main et des condoléances qu'il écoute à peine, trop choqué et plongé dans son mutisme qu'il est pour les entendre.
Seul. Le voilà désormais tout seul.

Le réveil sonna et tira Andrew de ce rêve pour le moins étrange. Avant que le brouillard de ses pensées ne se dissipe, il se demanda : était-ce un rêve ou un souvenir ? Tout en appuyant sur le bouton pour éteindre la sonnerie stridente du réveil, il s'en remémora les images. Tout y était exactement comme le jour de l'enterrement d'Ellie, même ses sentiments étaient les mêmes.
Il s'assit sur le bord de son lit et prit une profonde inspiration, en ayant la désagréable l'impression que tout cela s'était déroulé la veille, mais la veille ou un an auparavant, les émotions restaient les mêmes, pour lui.
La scène de la mort de sa femme lui revint alors en mémoire, comme si son cerveau faisait des connexions. Des connexions dont il aurait préféré se passer, bien entendu, mais c'était malheureusement impossible. Les images étaient déjà là.
Il se revit, assit sur ce même lit, contemplant sa femme qui s'amusait à rire et à tournoyer sur elle-même. Elle était en train d'essayer une nouvelle petite robe bleue très mignonne, qui lui allait parfaitement. Andrew était aux anges. Et soudain, sans que rien ne puisse les avertir, elle avait cessé de tournoyer d'un seul coup. Son sourire et sa joie s'étaient effacés, ses yeux avaient même traduit de la peur, elle avait serré ses mains au niveau de sa poitrine en se courbant légèrement, avait inspiré une dernière fois, et s'était écroulée sur le sol. Le cœur d'Ellie semblait s'être soudainement arrêté, sans que rien ne puisse l'avertir, et en cet instant, Andy avait eu lui aussi l'impression que son cœur avait cessé de battre.
Il avait regardé sa femme s'écrouler au sol sans rien pouvoir dire ni faire ; s'était précipité vers elle pour la retenir, avait tenté de la réanimer, mais il était déjà trop tard. En moins de deux minutes, la vie d'Andy avait basculé dans les ténèbres. Pourtant aujourd'hui, il pouvait de nouveau communiquer avec sa femme, et voilà qu'il observait à nouveau la lumière.
Il était sept heures du matin, c'était la première fois depuis des mois qu'Andrew se levait aussi tôt. Il se précipita à la cuisine, et, sans même prendre la peine de petit-déjeuner, constata avec joie la réponse de Ellie. Leurs cadavres exquis duraient depuis déjà deux jours, Andrew avait même ressortit les vieux cahiers qu'ils utilisaient au lycée. Il s'agissait toujours de phrases sans queue ni tête, mais quelque part, Andy savait qu'il devait y avoir un message caché derrière tout cela. C'était évident.
Il griffonna une suite de phrase sans regarder la première partie, comme le veut la règle du jeu, quand son téléphone se mit à sonner. Il décrocha et entendit la voix de son frère à l'autre bout du fil :
- Andy ? Tu es déjà levé ? Je ne pensais pas t'avoir aussi tôt, je comptais te laisser un message sur ton répondeur...
- C'est parce que je n'ai presque pas dormi...
- Je voulais juste te rappeler que tu viens dîner à la maison, ce soir., le coupa Jude. Je viendrais te chercher vers dix-neuf heures.
- Pas la peine, je viendrai tout seul.
- Tu en es sûr ?, demanda Jude, visiblement surpris.
- Oui, ça me fera une bonne occasion de faire tourner ma voiture ! Depuis le temps, je ne suis même pas sûr qu'elle fonctionne encore.
- Andy... Je t'assure que si c'est un moyen de trouver une excuse pour ne pas venir dîner...
- Mais non !, coupa Andrew. Si ma voiture ne démarre pas, je t'appelle ou je prends un taxi. Mais promis, je viens. J'ai une super nouvelle à vous annoncer !
Jude ne pipa mot, trop étonné pour ajouter quoi que ce soit. Il entendit seulement son frère raccrocher le téléphone, en se demandant bien quelle pouvait être cette nouvelle. Peut-être avait-il rencontré quelqu'un ? Non, c'était impossible, Andrew ne sortait pas de chez lui. Par Internet, alors ? Le cerveau de Jude se mit à bouillir devant toutes les possibilités d'idées qui s'offraient à lui, mais aucune n'égala ce qu'Andy allait leur annoncer le soir même.

La voiture d'Andrew fonctionnait parfaitement. Elle était pour ainsi dire, dans le même état dans laquelle il l'avait laissée quelques mois auparavant. Avant de partir, vers dix-neuf heures, il avait envoyé un SMS à son frère pour le prévenir de son arrivée prochaine, et, une demi-heure plus tard, voilà que sa voiture était stationnée dans l'allée de garage de la maison de Jude et Alice.
Il en sortit, verrouilla les portières et s'avança d'un pas pressé vers la porte d'entrée. Il n'était pas tellement impatient que ça de voir à nouveau sa belle-sœur ou ses nièces, mais plutôt de leur communiquer sa joie nouvelle. Avant même qu'il n'ait pu appuyer sur la sonnette, la porte d'entrée s'ouvrit et dévoila son frère, toujours aussi élégamment habillé.
- Je t'ai vu arriver de la fenêtre., dit Jude. Entre, je t'en prie.
Il se décala sur le côté, et Andrew pénétra à l'intérieur de la maison, puis suivit son aîné jusque dans la salle à manger. La table y était joliment dressée, et des amuse-bouches s'y trouvaient déjà.
- Assieds-toi, je t'en prie., lui ordonna gentiment Jude tout en s'installant sur la chaise d'en face.
Quelques secondes passèrent jusqu'à ce que Alice fasse irruption dans la salle. Elle était vêtue d'une robe rouge foncée cintrée à la taille et au jupon évasé, d'un cache-cœur beige dont les manches étaient retroussées, et portait encore son tablier et ses moufles de cuisinière. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés dans un brushing impeccable, et retenus par un large ruban bleu qui lui faisait office de serre-tête. On l'aurait crue tout droit sortie des années cinquante.
Immédiatement après qu'elle ait fait son entrée dans la salle à manger, Andrew se leva, imité par son frère, et s'empressa d'aller la saluer.
- Excuse moi Andy., dit sa belle-sœur tout en lui faisant la bise., Je ne t'avais pas entendu arriver.
- Ce n'est rien Alice.
Il la contempla quelques instants et ajouta :
- Tu es toujours aussi belle, à ce que je vois.
Elle rougit et sourit timidement avant de répondre :
- Et toi tu es toujours aussi adorable ! Installez-vous et commencez à manger, j'arrive. Les filles ne vont pas tarder à descendre non plus.
Les deux frères s'exécutèrent et commencèrent tous deux à grignoter machinalement quelques chips et toasts par-ci par-là. Andrew, de son côté, était impatient que sa famille soit réunie au grand complet, afin de leur annoncer à tous la grande nouvelle. Jude, quant à lui, l'appréhendait.
Ce ne fut qu'à l'instant où Alice sortit de la cuisine avec le plat principal en main et que Pénélope et Cassandre, leurs deux filles, arrivèrent pour se mettre à table, que Jude se décida à briser le silence.
- Alors Andy, qu'est-ce que tu as de si important à nous annoncer ?
- C'est..., commença celui-ci, hésitant. C'est à propos d'Ellie.
Jude fronça les sourcils, et Andrew but une gorgée d'eau pour s'éclaircir la gorge.
- Elle est revenue. Enfin, je veux dire... Je ne sais pas par quel miracle c'est possible, mais nous arrivons à communiquer !
L'excitation et le sourire du jeune homme retombent immédiatement après qu'il ait vu l'expression faciale de son frère : les sourcils froncés, les yeux interrogateurs, une moue boudeuse et un peu choquée... D'une voix tendre et quelque peu hésitante, celui-ci demanda :
- Andrew, tu... Tu sais qu'Ellie est morte, n'est-ce pas ?
Jude n'appelait jamais son petit frère par son prénom complet. C'est toujours Andy ou frangin, ou même mon petit gars, mais jamais Andrew. À moins d'avoir quelque chose de grave à lui annoncer, ou de vouloir entamer une discussion sérieuse, et c'était en général très mauvais signe.
- Bien sûr que je le sais !, s'exclama Andy. Mais... Je sais que ça à l'air dingue, mais elle me laisse des messages sous forme de cadavre exquis...
- C'est impossible., le coupa Jude.
- Très bien, alors regarde !
Il fouilla dans la poche de sa veste et en sortit un petit morceau de papier sur lequel était écrit l'un des cadavres exquis issu de sa communication récente avec Ellie. Jude s'en empara, l'examina un instant, et conclut :
- Effectivement, c'est bien l'écriture d'Ellie. Mais cela ne veut rien dire, c'est sûrement un vieux papier qui s'est retrouvé là par hasard.
- Mais bien sur que non ! C'est Ellie, je sais que c'est elle... s'indigna Andrew.
- Andy..., tenta Alice d'une voix douce pour le calmer. Tu as peut-être écrit toi-même ces mots sans t'en rendre compte, inconsciemment je veux dire...
- Et comment j'aurais fait pour imiter l'écriture de ma femme, tu veux bien me le dire ? Ce n'est pas moi qui ai écrit ces mots, je lui ai juste répondu.
- Tu as déjà entendu parler d'écriture spontanée ?
Devant le regard interrogateur de son beau-frère, Alice ajouta :
- Il existe de rares cas de personnes qui expliquent être entrées en transe et s'être mises à écrire avec une écriture totalement différente de la leur, et cela sans même se rendre compte qu'ils étaient en train d'écrire... Ils ont dit après coup que c'était comme s'ils avaient été possédés quelques instants par l'âme d'un défunt.
- Ce sont des conneries., conclut Jude avant que son frère ne puisse répondre quoi que ce soit.
Andrew se leva alors d'un bond, manquant de faire tomber la chaise en bois sur laquelle il était assis, et hurla presque :
- Pourquoi est-ce que tu refuses de me croire, enfin ?!
- Parce qu'Ellie est morte et enterrée depuis un an, et qu'il serait temps que tu passes enfin à autre chose !, s'exclama Jude après s'être lui aussi levé brutalement de sa chaise.
Andrew chercha du regard un soutien ou un signe de compréhension de la part de ses nièces, mais ni l'une ni l'autre n'osait faire le moindre commentaire, et gardaient les yeux rivés sur leurs assiettes vides.
- Andy, Jude, je vous en prie..., supplia Alice. Rasseyez-vous et mangeons tous ensemble, on parlera de tout cela une autre fois...
- Il est hors de question que je reste ici une seconde de plus., répondit Andrew. Si je ne peux même pas exprimer ma joie auprès de ma famille...
- S'il-te-plaît...
Mais avant qu'Alice n'ait pu faire quoi que ce soit, Andy avait déjà passé la porte d'entrée et déverrouillé les portes de sa voiture.
Il entra dedans en trombe et fit claquer la portière avant de mettre le contact et de s'éloigner de la maison. Immédiatement, la radio s'alluma et fit raisonner dans tout l'habitacle la chanson Into the Fire de Thirteen Senses. C'était la chanson préférée d'Ellie, c'était leur chanson. Des larmes de frustration et de colère vinrent noyer les joues d'Andrew. Il poussa le volume à fond et appuya de plus en plus fort sur l'accélérateur, et avant même qu'il ne s'en rendre compte, il était monté à plus de cent cinquante kilomètres-heure sur une route limitée à quatre-vingt-dix. Fort heureusement pour lui et pour n'importe qui d'autre, elle était actuellement déserte.
Sans perdre de la vitesse, il se remémora cette fois où, alors qu'il voulait en finir, il était sortit conduire à près de deux cent à l'heure sur une petite route de campagne, juste dans le but de perdre le contrôle et de se cracher dans un fossé. La vitesse le calmait et lui donnait l'impression d'avoir de nouveau le contrôle sur sa vie. En cet instant, c'était la même chose, exception faite qu'il n'avait pas l'intention de se retrouver dans le fossé, cette fois. Pas après avoir retrouvé enfin l'amour de sa vie. Toute sa douleur, il la comprenait maintenant, il comprenait enfin pourquoi il avait été maintenu en vie pendant cette année d'enfer : c'était pour mieux la retrouver à la fin.

Malgré l'altercation qui avait opposé Jude à son frère, Alice refusait de gâcher un repas qu'elle avait mis près d'un après-midi entier à préparer, de même que ses deux filles refusaient de partir se coucher le ventre vide. Le dîner avait donc tout de même eu lieu, mais dans une ambiance des plus moroses qui soient. Personne n'avait osé prononcer le moindre mot, et chacun était remonté dans sa chambre avant même que le dessert n'eut été servi.
Alice avait débarrassé et rangé seule, avant de monter rejoindre son mari dans leur chambre à coucher. Elle le trouva assis sur le bord du lit, en train de plier le pantalon qu'il allait mettre le lendemain matin. Après une profonde inspiration, elle demanda d'un ton hésitant :
- Tu crois que c'est possible... ?
-   Alice... Je refuse de parler de ça, d'accord ?, répondit Jude sans même daigner lever un regard vers sa femme.
Elle s'assit sur l'autre bord du lit, dos à Jude, tourna la tête dans sa direction et lui demanda :
- Tu crois qu'Andy a tout inventé ?
Jude se retourna lui aussi en direction de sa femme, la fixa dans les yeux et répondit d'un wair grave :
- Oui, justement, et c'est bien cela qui m'inquiète.

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