#7 Einstein, des chenilles et un génie

Je passai les dernières heures de la journée dans mes rêveries merveilleuses, sans prêter une seule fois attention au monde qui m'entourait. Je n'avais qu'une hâte : mettre à exécution mon plan, ou plutôt mon idée géniale, qui mènerait forcément à une réconciliation avec Colin. Alors, tout en patientant jusqu'à la fin des cours, j'avais entrepris d'imaginer précisément tout ce que je ferai, de visualiser toutes les fins possibles à cette aventure fantasmagorique. J'acceptais toutes les possibilités, mais ne m'attardais pas trop sur un pessimisme mal placé. Lorsque la sonnerie de dix-sept heures retentit, j'avais construit un plan détaillé et précis des heures à venir.

Je fus le premier hors de la salle. Pas d'au revoir ni de petite sortie entre amis, je filai immédiatement comme une fusée à travers les couloirs, slalomant habilement entre le flot noir d'élèves agglutinés. Évidemment je ne pus éviter quelques collisions, mais je ne m'attardai pas pour aider les pauvres victimes. En un temps record – étant donné la taille de ce lycée – je passai le portail principal et m'engageai dans les rues de Brooklyn. Le bus ne fut pas honoré de ma présence puisque je préférai l'adrénaline de la course pour la petite distance qui me séparait de mon appartement.

Le plus difficile fut de trouver mes clés dans mon sac et réussir à les glisser dans la serrure. Avec mon excitation grandissante, ma précision diminuait considérablement, et je ne parvins à ouvrir ma porte qu'après de nombreux échecs. Je repris ma course, allumant au passage chaque interrupteur que je croisai. La porte de ma chambre s'ouvrit à la volée, mon sac s'envola jusqu'à mon lit et je me jetai à mon bureau, allumant mon ordinateur.

« Isaak, les lumières ! C'est mon argent que tu jettes bon sang ! » s'éleva la voix de mon beau-père.

Je souris, amusé par sa réaction. J'étais certainement le seul à aimer ce petit jeu habituel, mais Keith savait parfaitement que je ne pouvais pas m'en empêcher. Si un jour il lui venait l'idée de respecter ses menaces et mettre la facture d'électricité à mon compte, je serais ruiné en une semaine.

Je fis une recherche rapide sur internet puis éteignis l'écran, reprenant mon sac échoué sur mon lit. En revenant dans la cuisine je trouvai Pierre, les poings sur les hanches et le regard sévère. Sans y faire attention, je pris une pomme dans le panier à fruits et me tournai vers mon beau-père.

« Tu connaîtrais une librairie pas loin qui vend des livres sur l'astronomie ? » je demandai, la voix légère. Ma tentative pour paraître naturel échoua lamentablement car le visage de Pierre exprima immédiatement une incrédulité presque comique.

« Tu veux acheter un « livre » ? Tu es sûr que tu arriveras à le comprendre ? » demanda-t-il. Je ricanai amèrement à la moquerie à peine dissimulée dans sa voix.

— S'il-te-plaît, c'est urgent. » insistai-je dans un demi-soupir.

Finalement il accepta de m'écrire l'adresse d'une librairie sur un bout de papier. Je le remerciai, enfournai le papier dans ma poche de veste puis filai à nouveau, claquant maladroitement la porte derrière moi.

Il me fallut une quinzaine de minutes à me diriger dans le labyrinthe new-yorkais pour atteindre l'adresse écrite sur le petit bout de papier. Ce papier d'ailleurs m'avait rappelé Colin : il pouvait contenir toutes les connaissances du monde et être pourtant si fragile, si léger. Pris d'affection pour ce morceau de papier, j'avais fait attention à ne pas le tacher avec le jus de la pomme que j'avais rapidement mangée en chemin.

J'arrivai enfin à la fameuse librairie et souris face à la devanture. Faite d'un bois peint en rouge bordeaux, son enseigne en lettres dorées donnait l'impression d'être revenu plusieurs décennies en arrière. Le charme de cette librairie était définitivement à mon goût et je poussai la porte avec espoir, faisant résonner une clochette. L'intérieur était aussi charmant que la devanture : les étagères et petites tables d'un certain âge contrastaient avec les livres nouvellement sortis qui les recouvraient. Le lieu était vide, à l'exception du gérant assis derrière sa caisse tout au fond. La librairie était petite mais je m'imaginais qu'elle recelait de livres rares, de grimoires interdits, d'objets mystérieux. Je détonnais certainement dans l'ensemble, avec mes baskets, mon pantalon en jean et ma veste de sport.

Puisque l'homme barbu assis tout au fond avait posé ses yeux sur moi, l'unique client, j'étais parti à la recherche de mon livre. M'aventurant entre les étagères je recherchai la section astronomie, puis parcourus les couvertures avec mes doigts. Il me fallut du temps, beaucoup de temps, avant que je ne jette définitivement mon dévolu sur un livre en particulier. Je le feuilletai, souris. Content de ma trouvaille, je rejoignis la caisse, y déposai le livre.

« Je vais prendre celui-ci. Est-ce que vous pouvez l'emballer ? »

Le vieil homme me lorgna d'un œil grognon mais exécuta ma demande. Je payai, récupérai le sac avec le livre, puis m'échappai de l'ambiance feutrée du magasin. Immédiatement je fus assailli par le bruit omniprésent de la ville, l'effervescence des rues de Brooklyn. Cette fois pour revenir chez moi je pris mon temps, passant parfois par quelques chemins détournés.

Le reste de la soirée fut parfaitement ennuyant. Je n'avais qu'une hâte, arriver au lendemain. Le pauvre Keith n'y était pour rien bien sûr, mais hormis pour le repas, je ne sortis pas de ma chambre. Je passai la soirée à lire l'un des rares livres que je comprenais, à tenter de faire mes devoirs – sans grand succès – et à me perdre sur mon ami l'internet. J'étais un fanatique des sites d'images. Je pouvais passer des journées à faire défiler l'écran, contemplant les différentes photographies, dessins qui se succédaient. J'en imprimais quelques-unes, puis les affichais sur mon mur aux côtés de leurs aînées. L'un des quatre murs de ma chambre était un fouillis d'images de toutes sortes et de toutes couleurs. Un ensemble globalement lumineux et joyeux dû à la variété de couleurs présente.

Le sommeil fut difficile à trouver : je n'arrêtais pas de penser au jour suivant, rêvant de la réaction de Colin, savourant d'avance de retrouver son attention. Parce que j'étais certain qu'il cesserait de m'ignorer après ça. Et alors ma quête d'origine reprendrait à nouveau jusqu'au prochain faux pas et ainsi de suite, pour ne prendre fin qu'avec l'apparition de mon désintérêt. Silencieusement, je priais pour que ce désintérêt fatal n'arrive pas.

Sans m'en rendre compte je m'étais endormi, et déjà mon réveil diabolique sonnait sept heures. Pourtant cette fois-ci, pas de grognement endormi ni de paresse excessive. J'étais debout en quelques minutes, prêt à partir. Pierre était déjà dans la cuisine en train de griller des tartines quand j'apparus comme un ouragan, sac et veste sur le dos.

La journée était ensoleillée et chaude, terriblement chaude. Pourtant je ne sentais pas la chaleur saisonnière puisque je ne pensais qu'à une seule chose : Colin. J'avais d'ailleurs fini par courir jusqu'au lycée afin d'arriver plus vite. La sonnerie n'avait même pas encore retenti et j'étais déjà dans la salle de classe. Je sortis, tout sourire, mon livre emballé et le déposai sur la table que prenais toujours le brun à cette heure-ci. J'espérais simplement qu'il n'eut pas l'idée de changer de table aujourd'hui. L'emballage du livre était en papier brun, et sur le dessus trônait une petite carte sur laquelle j'avais écrit : « Si tu veux savoir pourquoi je t'ai fait ce cadeau, rendez-vous au banc d'Einstein à midi. ».

Ne tenant plus en place je me rendis à ma table. J'étais le premier arrivé et petit à petit j'observai la classe se remplir. Beaucoup d'élèves me regardèrent curieusement, certainement surpris de me voir aussi tôt, mais je ne leur prêtais pas attention. Je n'en accordai pas non plus à Milo qui s'était glissé à côté de moi et avait essayé de m'adresser la parole, avant d'abandonner. Pourtant je saluai Emilio quand il me fit un signe de main et souris à Léanne lorsqu'elle en fit de même. Ces deux-là m'étaient suffisamment sympathiques pour que je leur prête attention, ou bien était-ce parce que je leur avais parlé bien plus que prévu la veille ?

Ma cible décida finalement d'entrer dans la pièce, et instantanément je perdis tout intérêt pour ce qui n'était pas Colin Millers. L'on pourrait même aller jusqu'à dire que j'avais ce que les filles appelaient des « papillons dans le ventre ». Personnellement, j'aurai plutôt appelé cette sensation « des chenilles qui grignotaient mes intestins », mais je n'allais pas juger les opinions douteuses de la gent féminine.

Je suivis du regard les mouvements de Colin qui se rendit à sa place. J'observai les roulements de ses muscles presque inexistants, les mouvements de ses jambes et de ses bras, son regard acéré qui ne perdait pas de temps en regardant le monde. Il s'assit et je le vis prendre en main le cadeau, je devinai que ses yeux lisaient les quelques lignes écrites. Il ne bougea pas pendant un moment, puis je vis comme au ralenti son corps se tourner, ses yeux se poser sur moi...

Il me regardait. Il me voyait enfin.

Je vivais à nouveau dans son petit monde si étrange et cela me procura une joie indicible. Je faillis sauter sur ma chaise mais me retins au dernier moment, me contentant d'un sourire lumineux et immense. Colin ne me regarda qu'un tout petit instant avant de ranger le paquet, mais cela me suffit. Mon plan avait fonctionné et j'avais gagné son attention. J'étais de nouveau autorisé à vivre dans son univers, dans son champ de vision. Je pouvais redevenir ce soleil qui gravitait autour de la lune.

Ces premières heures de cours furent comme un rêve. Je n'écoutai pas la moitié de ce qui se dit, mon regard perdu parfois dans le paysage, parfois simplement sur les petits dessins que je gribouillais sur mes feuilles. J'étais un adepte de ces petits tourbillons d'encre noire disséminés un peu partout, parfois si imbibés que le motif était gravé sur la page suivante.

La sonnerie de midi retentit enfin et j'étais déjà dans les couloirs, galopant joyeusement jusqu'à notre lieu de rendez-vous. J'y arrivai en quelques minutes et m'assis aussitôt sur le banc. Pour patienter jusqu'à l'arrivée de mon invité je sortis un sandwich et une pomme de mon sac. Mon sandwich était plus un amas de sauces et d'épices qu'un véritable repas, mais je n'avais jamais vraiment été doué pour l'association d'aliments. Je l'attaquai, les chenilles de retour dans mon estomac et ne pus m'empêcher de sourire tout en mangeant. J'avais tellement hâte que Colin arrive...

J'entendis finalement ses pas sur le bitume et avais déjà mangé la moitié de mon repas quand il apparut enfin. Il avait le livre à la main, déjà déballé. Mon sourire s'agrandit et je me levai pour lui faire face.

« C'est super que tu sois venu... Je ne savais plus quoi faire...

— Pourquoi ? demanda-t-il abruptement, et je penchai ma tête sur le côté.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tu m'as offert ça ? »

Il tendit le livre vers moi. Sur la couverture sombre on pouvait lire : « Petite encyclopédie des constellations. »

J'haussai les épaules, ne sachant pas trop quoi répondre.

« Si je te le disais, tu me prendrais pour un fou » , admis-je. 

Son regard ne flancha pas.

« Je te prends déjà pour un fou. Réponds-moi.

— Le titre m'a juste fait penser à toi. »

Cette fois ses sourcils se froncèrent et je me trouvai stupide quelques secondes. Il ne pouvait pas comprendre, c'était évident, et même s'il comprenait, alors il prendrait peur. Il sembla hésiter quelques secondes et ses yeux de papier me sondèrent tant que j'avais le sentiment d'être mis à nu. Finalement il se redressa et croisa ses bras sur son torse, l'air dubitatif.

« Je ne vois vraiment pas le rapport entre ce livre et moi. Tu essaies de me dire que je suis une encyclopédie vivante ? Si c'est une blague, ce n'est vraiment pas drôle. Et si ça ne l'est pas... Merci, mais je le savais déjà. »

Je ne pus m'empêcher de glousser. Il était tellement loin de la vérité ! Mais je ne pouvais pas lui dire, après tout moi-même je ne savais pas exactement pourquoi il m'y avait fait penser. En lisant le titre, j'avais immédiatement pensé à tous ses petits grains de beauté. Toutes ces petites étoiles noires qui habillaient une peau laiteuse sur des os saillants. Colin n'était pas beau. Un corps trop maigre, trop blanc, un dos bossu. Des oreilles décollées, des mains noueuses. Non, Colin n'était pas beau. Mais il était unique, atypique, asymétrique.

« Je me disais que ça serait drôle si tes grains de beauté formaient des constellations qui existent vraiment. Tu imagines ? Tu serais un génie, et une œuvre d'art ! »

Sa réaction fut aux antipodes de ce j'attendais. Il rougit, d'un rouge pivoine qui donnait enfin une touche de couleur à sa silhouette. Son visage se baissa et il porta une main à sa bouche, à deux doigts de se dandiner sur ses pieds. J'ouvris de grands yeux éberlués.

« ... Je ne suis pas un génie. »

Oh, c'était ça qui l'avait fait rougir ?

« Bien sûr que si ! Même les professeurs le disent. Je les ai interrogés.

— Un génie accomplit des choses incroyables par la seule force de son talent inné. Un surdoué doit travailler dur pour développer cette « intelligence supérieure », parfois sans jamais atteindre le niveau d'un génie. Un génie vit dans la gloire, un surdoué vit dans l'ombre. Ça fait assez de différences pour toi ? »

Je restai interdit. D'abord, je n'étais pas sûr de tout comprendre. Sa réponse sonnait à mes oreilles comme une définition toute faite et récitée, pourtant on voyait à ses yeux qu'elle était sincère et personnelle. Voilà comment Colin se sentait réellement. On l'appelait un génie, et il se sentait comme un imposteur. Une nouvelle porte de son âme venait de s'ouvrir, et je m'empressais de la franchir. Plus de réflexion, juste des actes. Je fis deux pas vers lui.

« Tu aimerais devenir un génie ? » demandai-je, la voix plus sérieuse qu'habituellement. 

Colin fronça les sourcils, sans tout de suite remarquer que je m'approchais. Il avait l'air... vulnérable. Et quand je l'imaginais de cette façon devant qui que ce soit d'autre... Non, il ne devait surtout pas se montrer faible face aux autres. Moi et seulement moi suffisait.

« Je... Peut-être... Oui...

— Ça te fait souffrir, d'être un surdoué ?

— Je ne vois pas pourquoi je devrais te le dire.

— Qu'est-ce que tu risques ?

— Rien, mais...

— Alors arrête de réfléchir. »

J'avais fini par comprendre sa principale faiblesse : Colin se reposait beaucoup trop sur sa raison. Il était radical, organisé, méticuleux et posé. Je voulais le voir improviser au moins une fois dans sa vie, et pour ça je devais le pousser dans ses retranchements. Cette fois, c'était moi qui réfléchissais profondément.

« Colin.

— Arrête ça...

— Arrête quoi ? »

Je me rapprochais à nouveau.

« Ne me demande pas de... ne pas réfléchir.

— Tu ne me connais pas. Je suis insignifiant à tes yeux. Qu'est-ce que ça peut te faire, si tu me parles un peu de toi ? Ça ne te porterait pas tort. Certains disent même que c'est plus réconfortant de se confier à des inconnus. »

Il déglutit, se frotta le bras d'une main, baissa les yeux. Je ne bougeai plus cette fois, me contentant de le fixer. Je faisais de mon mieux pour ne pas trahir le plaisir que j'éprouvais. Colin n'avait pas besoin de penser que je me moquais de lui – et ce n'était pas du tout le cas – alors j'essayais de rester le plus sérieux possible.

« Je... J'ai peur de ne jamais devenir un génie. J'ai peur de... »

Il ne termina pas sa phrase.

Nos lèvres entrèrent soudainement en contact. Je m'étais élancé en avant sans y faire moi-même attention et avait attiré Colin contre moi en le tenant par les épaules. Le contact fut bref, trop bref. J'aurais voulu le prolonger durant toute l'éternité, mais je ne voulais pas abuser du brun... plus que je ne l'avais déjà fait.

Ce fut comme si une myriade de saveurs plus sucrées les unes que les autres avaient explosé sur mes lèvres. Les siennes étaient douces et charnues, et je souris instinctivement. Je jubilais par ce simple petit contact, un baiser chaste et volé. Je voulais désespérément colorer son monde, son petit monde si gris. Lui apporter ce petit grain de folie qui lui manquait. Même s'il refusait, même s'il clamait n'en avoir pas besoin.

Aujourd'hui j'avais accompli quelque chose que je trouvais incroyable. La machine à penser qu'était Colin Millers s'était enfin arrêtée, pouvait enfin se reposer. Je lui offrais ce petit moment de paix à travers un baiser dérobé.

« Tu es vraiment trop mignon, Colin. » 

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