#6 Un crime, des gorilles et Eurêka
Trois jours. Trois jours que je supportais ce petit jeu du chat et de la souris avec Colin, et déjà, l'envie de tricher me prenait aux tripes. Depuis l'incident des vestiaires, j'avais découvert que finalement Colin était un garçon très avenant, tout simplement parce qu'avant ce stupide accident il daignait encore m'adresser la parole. Cela faisait trois jours que je courais après Colin comme un forcené, désespéré d'obtenir de lui au moins un simple « va-t'en ». Mais rien, pas un mot. Le petit surdoué du lycée était devenu muet comme une tombe chaque fois que je m'approchais.
Le lendemain du cours d'éducation physique, j'avais bien évidemment essayé de l'aborder. Parce qu'on ne me chassait pas avec un simple va-t'en, et qu'il ne fallait pas que je paraisse comme un garçon facile, j'étais revenu à l'assaut le matin même, m'approchant pour lui parler le plus naturellement du monde. Mais Colin semblait avoir ce pouvoir incroyable de devenir aveugle aux personnes qu'il détestait, parce que j'avais eu beau crier, le bousculer, ou gesticuler devant lui, pas un seul instant je n'avais vu ses pupilles se poser sur moi. Son regard me traversait comme il traversait une vitre et c'était ce à quoi j'étais désormais réduit : je n'étais qu'une vitre inutile et invisible dans son champ de vision sans doute dépourvu de couleurs.
Je ne nierai pas : les premières heures de ce jeu avaient été amusantes. Mon imagination avait monté mille et une combines pour forcer Colin à me remarquer, sans l'énerver un peu plus. Mais même en utilisant Emilio comme intermédiaire, absolument rien n'avait fonctionné. Le brun avait tout bonnement fait disparaître mon existence de son esprit, et la pensée m'enrageait. Pas une seule fois dans ma vie on ne m'avait ignoré comme ça. Pas une seule fois je m'étais senti si... invisible. Et depuis, mon cœur ne s'était pas desserré.
Aujourd'hui encore, il m'avait parfaitement ignoré. Le matin, quasiment à court d'idées, j'avais opté pour une technique simple et généralement infaillible : le fixer sans cesse, durant les quatre heures de cours du matin. Ce n'était pas pour me vanter, mais j'étais plutôt doué en matière de fixation. Pourtant, là encore, Colin n'avait pas bronché. En fait, pas une seule fois nos regards ne s'étaient croisés, puisque j'étais le seul de nous deux à tenter d'établir le contact visuel.
« Qu'est-ce que c'est que cette tête Isaak ? On dirait que tu as perdu ton chien. » fit remarquer Emilio.
Nous étions tous les deux assis à une table de la cafétéria. J'avais bien évidemment tenté de manger avec Colin, mais en me voyant approcher, le brun avait tout simplement changé de table. Alors je m'étais résolu à manger avec Emilio, et même si sa compagnie n'était pas désagréable, je n'étais pas réellement d'humeur à jouer mon rôle habituel.
« Je l'ai définitivement perdu..., lâchai-je mollement, faussement concentré sur les petits pois dans mon assiette.
— Ton chien ? Je suis désolé... Tu l'avais depuis combien de temps ?
— Une semaine... »
Je continuais de jouer avec ma nourriture, amorphe. Ce devait bien être la première fois que je me sentais aussi... Aussi déprimé. Mon optimisme et mon énergie étaient généralement des remèdes imparables à toute forme d'émotion négative, mais aujourd'hui ni l'un ni l'autre n'étaient sortis vainqueurs de l'affrontement. Après quelques secondes de silence, je vis du coin de l'œil Emilio se tourner complètement vers moi.
« Une minute, est-ce qu'on parle de ton chien, ou bien de ce garçon que tu poursuis sans arrêt depuis lundi ? » lâcha-t-il soudainement.
Je me stoppai dans mes mouvements, surpris, et me redressai pour le regarder. Comment l'avait-il remarqué ? Mon voisin de table soupira à mon air de poisson.
« Isaak je suis absolument certain que toute la classe est au courant de ton nouveau passe-temps, et je ne serais pas surpris d'apprendre que ça s'étend à tout le lycée. Est-ce que tu sais au moins que tu es l'un des garçons les plus populaires ici ou bien tu t'intéresses si peu à ce qui t'entoure ? »
Malheureusement pour Emilio, je n'avais pas la moindre idée de l'ampleur de ma « popularité ». Oh, je savais que je plaisais, c'était tout à fait compréhensible. Mais puisque je ne m'intéressais réellement qu'à une personne à la fois, difficile pour moi d'observer les foules et d'en capter tous les détails. Mon regard interrogateur répondit de lui-même à la question de mon interlocuteur et je jurerais qu'Emilio était sur le point de s'énerver.
Or, Emilio ne s'énervait jamais. Je le savais car c'était bien l'une des seules personnes sur cette terre que je pouvais qualifier d'« ami ». Je le connaissais depuis le début de nos années de collège, et même si nous n'avions jamais été particulièrement proches, nous nous étions tolérés toutes ces années sans problème. Quoi qu'il en soit, je n'avais jamais vu Emilio sans son calme olympien, mais n'étais pas réellement tenté d'en faire l'expérience. Pas seulement parce que le gaillard était beaucoup plus grand que moi, mais aussi parce qu'il était l'un des joueurs phares de l'équipe de football du lycée, et que sa masse musculaire était au même niveau que son acharnement sur le terrain. Un niveau très, très élevé.
« Eh bien les garçons, vous en faites une tête ! »
Je relevai à peine les yeux pour accueillir Léanne, dont la voix m'avait permise d'échapper aux pensées lugubres qui m'assaillaient sans relâche. Visiblement incapable d'exprimer autre chose qu'un entrain excessif, Léanne était rayonnante. Du moins, elle devait l'être pour les autres... Car pour moi, elle ne l'était pas du tout. Il y avait quelque chose dans son sourire, dans la manière dont ses lèvres s'étiraient, dont ses fossettes se creusaient, qui donnait une impression d'escroquerie habile, d'un mensonge minutieusement construit. Ses yeux rieurs dissimulaient toute la misère du monde.
Remarquant enfin que je la fixais sans relâche, les joues de Léanne rougirent doucement et elle racla sa gorge, installant son plateau en face du mien. D'humeur magnanime je l'épargnai et cessai de sonder son âme – ou du moins c'était l'impression que je donnais. Emilio, apparemment imperméable au malaise qui s'était installé, poussa un soupir exaspéré. Sa main puissante s'abattit sur mon dos et je faillis en recracher ma viande, pris de court.
« Monsieur Isaak Harris s'est pris un râteau ! » lâcha-t-il soudainement, provoquant définitivement cette fois une quinte de toux de ma part.
Et Léanne sembla surprise elle aussi, puisqu'elle ouvrit de grands yeux incrédules et se pencha immédiatement sur la table, imitée par Emilio. On aurait dit deux complices discutant de leur prochain crime. Sauf que ce crime c'était moi et jamais je n'avais prévu de leur faire part de quoi que ce soit. Emilio était à la fois aveugle à la majorité des sous-entendus et terriblement observateur. Et Léanne... Léanne était imprévisible. Je ne la connaissais pas, pas assez pour la juger digne de confiance.
« Un râteau ? Mais par qui ? » chuchota-t-elle, complètement plongée dans leur petit jeu de rôle improvisé.
Je levai les yeux au ciel et me penchai moi aussi, agacé d'être mis de côté.
Emilio ne répondit pas, mais à la place pointa de sa fourchette un coin sombre de la cafétéria, où s'était assis Colin. Les yeux déjà pourtant écarquillés, Léanne affichait une expression de surprise que j'aurai juré impossible à obtenir. Ses lèvres articulèrent un « Non ! » silencieux, je roulai des yeux. J'aurais pu trouver la situation comique si je n'étais pas aussi frustré.
« Il ne m'a pas mis un râteau, je corrigeai. Il ne veut juste plus me parler depuis le cours de sport.
— C'est vrai qu'il était très énervé en sortant des vestiaires ! Il avait l'air sur le point de courir, et je n'ai jamais vu Colin courir, commenta Léanne, pensive.
Je soupirai une nouvelle fois.
« Qu'est-ce que tu as fait pour l'énerver au point qu'il ne veuille plus te parler ? Enfin, il ne te parlait déjà pas avant, mais te laissait au moins le suivre », me demanda Emilio.
Oh, alors désormais j'existais à ses yeux. À mon regard meurtrier, il leva les mains en signe d'innocence. Je reportai ma colère sur mon assiette et torturai quelques secondes mon repas, avant de remarquer qu'ils attendaient tous deux une réponse. Nouveau soupir.
« J'ai renversé toutes ses affaires par terre en cherchant son inhalateur...
— Il t'en veut pour ça ? » s'exclama presque à voix haute Emilio.
J'allais renchérir sur son incrédulité, heureux de trouver quelqu'un qui partageait mon point de vue, mais Léanne lâcha un grognement exaspéré et nous offrit un regard réprobateur.
« Je ne vous pensais pas aussi insensible. Vous deux êtes peut-être incapables de saisir la valeur d'un livre et d'en lire un, mais tout le monde n'est pas illettré. Quand on apprécie un minimum la littérature, on n'a pas vraiment envie de voir ses livres trempés dans la sueur et le fumier d'abrutis incapables d'écrire leur prénom correctement. »
J'en restai sans voix – et venant de moi c'était quelque chose – face à ce discours accusateur. Je ne pensais pas Léanne capable de telles prouesses orales, et sa répartie n'avait pas affecté seulement moi... Emilio était tout aussi estomaqué. Les bras croisés devant sa poitrine, Léanne se redressa et renifla à la manière d'une mère qui gronde son enfant.
« N'importe quelle taupe peut voir que Colin est attaché à ses livres. Isaak, si tu veux que quelqu'un t'apprécie, tu dois le respecter. Et ça vaut encore plus pour monsieur l'antisocial derrière. »
Je fronçai les sourcils et geignis finalement, incapable de comprendre où elle voulait en venir. Je n'étais pas du genre à faire attention aux sentiments de ceux que je poursuivais. Non, j'aimais plus les provoquer, les enrager, bousculer leurs habitudes. Alors pourquoi la colère de Colin m'affectait-elle tant ?
« Mais je ne sais pas quoi faire... Il m'ignore complètement ! » lâchai-je d'une voix un peu plus forte.
Plusieurs visages se tournèrent vers nous, intrigués, puis reprirent leurs conversations. Léanne semblait prête à frapper mon crâne contre un mur.
« Sans offense Isaak, mais tu es la personne la plus stupide que j'ai jamais rencontrée. Bon, Emilio, toi comment tu fais pour séduire les filles ?
— Je ne séduis pas les filles, c'est elles qui le font », répondit immédiatement mon ami, comme si c'était évident. Et j'étais heureux de ne pas être la seule cruche à cette table. Se soutenir dans la stupidité, c'était aussi très important.
« Alors que font-elles pour te séduire ?» demanda à nouveau Léanne, visiblement pas prête à abandonner.
Emilio resta silencieux quelques instants, en proie à une intense réflexion.
« Elles m'offrent des cadeaux, m'envoient des photos coquines, viennent chez moi et...
— On a compris, merci ! » l'interrompit-elle, les joues désormais de couleur pivoine.
Emilio sourit, amusé par son comportement. Moi, je n'avais même pas réagi, trop habitué à son attitude.
« Alors Isaak, ça t'a donné une idée ? reprit Léanne après s'être raclé la gorge.
— Je lui envoie des photos cochonnes ? » répondis-je sans réfléchir, un sourire malicieux fendant mon visage.
Cette fois la jeune femme poussa presque un cri d'exaspération et mon sourire s'agrandit. Léanne nous fixa Emilio et moi tour à tour avant de lever théâtralement les bras et de reculer sa chaise dans un crissement désagréable qui, à nouveau, dérangea les élèves voisins.
« Très bien alors. Puisque vous persistez à agir comme des gorilles attardés, je vais rejoindre des personnes avec un minimum de neurones. », déclara finalement la jeune fille, tout en se levant et soulevant son plateau.
Restés seuls après son départ précipité, Emilio et moi reprîmes ce silence pesant et étrange que l'intervention de Léanne avait provoqué. Même si elle m'avait clairement insulté durant cette discussion animée, je l'avais trouvée très amusante. C'était une fille énergique, franche et au caractère bien trempé, pourtant il y avait quelque chose qui me dérangeait chez elle. Autour d'elle, il y avait toujours cette aura de mensonge, cette façade un petit peu trop évidente. Elle m'intriguait – évidemment pas à la manière de Colin – mais j'avais cette désagréable impression que je ne devrais pas fouiller.
Mon regard se posa à nouveau sur le dos de Colin, toujours courbé sur son plateau. Et puis, sans vraiment m'en rendre compte, je me mis à réfléchir à ce que m'avait dit Léanne. D'après elle je n'étais pas doué de sympathie, elle l'avait bien compris, mais ça ne m'empêchait pas de faire preuve d'un minimum de tact. « On ne reçoit pas si l'on ne donne pas » songeais-je distraitement. Et une idée surgit, soudaine et lumineuse comme une ampoule que l'on aurait allumée dans mon esprit. Je me redressai brusquement sur ma chaise, surprenant par la même occasion Emilio, et fus à deux doigts de crier « Eurêka ! ».
« Isaak ? Tu m'as fait peur...
— C'est ça ! C'est ça, je sais ce que je dois faire ! » m'écriai-je lui coupant la parole.
Je récupérai sac et veste, me levai, puis quittai la cafétéria avec mon plateau en main, d'une précipitation semblable à celle de Léanne quelques minutes plus tôt. Je venais d'avoir la meilleure idée du monde, un plan machiavélique qui détruira toute l'animosité de ma cible à mon égard.
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Voilà voilà le chapitre 6 ! C'est un chapitre un petit peu plus calme qui vous donne l'occasion de découvrir les autres personnages de l'histoire ! J'espère qu'il vous aura plu autant que les précédents et je vous retrouve bientôt pour la suite ! ♥
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