#35 Confessions, poésie, et renaissance
La porte d'entrée claqua, et un instant plus tard Keith ouvrit celle de ma chambre, trop rapidement pour que je puisse faire quelque chose.
« Isaak, qu'est-ce que je t'ai dit à propos des – oh mon dieu je n'ai rien vu !
— Keith, putain, tu pourrais toquer ! »
Mon beau-père se dissimula les yeux et referma la porte. Je m'étais vivement redressé, pour cacher le corps de Colin. Keith parti je soupirai et me laissai retomber. Colin gloussa à mes côtés et se redressa en s'appuyant sur ses coudes.
« Heureusement qu'on ne l'a pas fait chez moi. Ma mère aurait fait une syncope.
— Il est hors de question de blesser les yeux de ta mère avec nos cochonneries, déclarai-je.
Et je le pensais vraiment. Je n'osais même pas imaginer la honte que je ressentirais si elle nous découvrait, si elle apprenait ce que j'avais fait à son fils bien aimé. Je ne voulais, en aucun cas, lui montrer ça. Parce que Lisa était la mère que j'aurais aimé avoir, mais que Keith n'avait jamais voulu me donner.
Cela dit, je ne pouvais pas lui en vouloir : il ne parvenait pas à tourner la page, encore fermement raccroché à son amour pour ma mère. Toutes les rencontres qu'il avait pu faire après sa mort s'étaient soldées par un échec. En pensant à cela, je me tournai vers Colin, qui semblait profiter de notre petit cocon bien plus qu'il n'aurait dû. Il ressemblait à un chat confortablement installé, prêt à ronronner.
« Colin, l'appelai-je.
— Mmh ?
— Est-ce que si je te pose des questions, tu vas y répondre ?
— Ça dépend, me répondit-il en se redressant un peu. »
J'hésitai un peu, cherchant mes mots. J'avais peur de me tromper, et de m'attirer ses foudres, ou pire, qu'il ne reste silencieux.
« Est-ce que... Est-ce que tu l'as fait souvent ? Ce qu'on a...
— Le sexe ?
— Oui.
— Je ne l'ai fait que deux fois. Une fois avec... Chris, et une autre fois avec un gars au début du lycée.
— Avec Chris ? m'étonnai-je. Mais je croyais qu'il était...
— Hétéro ? Ouais. Mais il était assez tordu pour le faire avec moi, parce qu'il savait qu'ensuite, il pourrait me faire beaucoup de mal. Et ça a marché. »
Je déglutis, gagné par les regrets. J'aurais tellement aimé connaître Colin plus tôt, pour lui éviter toutes ces horreurs. Et j'étais aussi terriblement jaloux de Chris. La seule idée que ce gars ait pu avoir ce pour quoi je me battais depuis des semaines, pour qu'au final il n'écrase tout sous son pied, me dégoûtait. L'amour de Colin était quelque chose de si précieux... Je ne comprenais pas qu'on puisse s'en jouer.
« Et la deuxième fois ? lui demandai-je ensuite.
— Je ne voulais pas rester sur une mauvaise expérience, alors j'ai voulu le tenter une seconde fois avec quelqu'un... C'est resté purement physique, et ça n'a pas eu beaucoup d'intérêt. Et puis, ce garçon ne m'aimait pas, et moi non plus. Après ça, j'ai déménagé, donc on ne s'est pas revu. »
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine quand je compris que j'étais le premier avec qui il le faisait vraiment. Le premier pour lequel il avait des sentiments après Chris. J'en étais tellement heureux que j'avais envie de rire, de sourire et de l'embrasser à l'infini. Mais je me contins de justesse, le corps seulement fébrile. On m'avait tant fait remarquer que mes réactions étaient démesurées...
Plus tard, Colin s'arracha à mon étreinte pour se rhabiller. J'avais insisté pour qu'il reste dormir, mais il avait catégoriquement refusé, prétextant qu'il était embarrassé.
En tout cas il n'avait pas l'air gêné quand il m'avait littéralement dévoré la bouche. Mais, comme le garçon plein d'attentions que j'étais, je ne voulais pas le brusquer. Aussi le laissai-je partir en exigeant de lui un dernier baiser. Je le conduisis ensuite à ma porte, après avoir enfilé un boxer et un pantalon, et l'observai partir. Quand je refermai la porte, la voix de Keith résonna derrière moi, me faisant sursauter :
« Heureusement que je suis allé faire des courses. »
Je grimaçai, et le rejoignis sur le canapé. Je m'y écroulai en soupirant, soudain las. Keith m'observa un moment en silence.
« Je suppose que tu ne veux pas avoir la conversation qu'un père et son fils devraient avoir ? tenta-t-il.
— Non pas trop. Désolé, m'excusai-je, gêné.
— Je te fais confiance, Isaak. L'important, c'est que vous soyez responsables. »
Sur ces mots il se releva, et je lui fus reconnaissant de ne pas insister. La dernière chose que je voulais était de parler de ma relation avec Colin à Keith. Enfin, « relation » ... en réalité je ne savais pas si je pouvais l'appeler ainsi. « Un amour partagé ».
Puisqu'il commençait à se faire tard, mon beau-père me proposa de commander des pizzas. J'avais une faim de loup, et en dévorai une entière à moi tout seul. Je terminai mon samedi seul, le ventre rempli de pizza, mais le cœur heureux.
Le lendemain matin, je reçus un message de Colin. Il m'annonça qu'il ne serait pas là de la journée, et qu'on se verrait lundi. J'étais déçu, bien sûr, mais je ne lui dis rien. Ma tête retomba lourdement sur l'oreiller, et je perdis instantanément tout désir de me lever.
Une heure plus tard, je fus de nouveau réveillé par mon téléphone. Cette fois c'était un appel et je me redressai en grognant. Je fus surpris de découvrir le nom de Léanne, et décrochai rapidement.
« Salut, me dit-elle. Je t'ai réveillé ?
— Oui, mais c'est pas grave. Qu'est-ce qu'il y a ? lui demandai-je en baillant.
— Je suis toujours chez ma grand-mère, et elle m'a proposé de vous inviter, aux prochaines vacances. Il y a beaucoup de champs et de forêts chez elle, et on a plusieurs tentes. Du coup, je me demandais si ça te plairait.
— Qui ça, « vous » ?
— Colin, Emilio, toi et moi. Je n'ai pas d'autres personnes à inviter, imbécile. »
Malgré le mal de tête qui menaçait d'arriver, j'étais heureux d'entendre sa voix. Après avoir demandé l'autorisation à Keith, j'annonçai à Léanne que je viendrai. Et demain, je demanderai à Colin. De toute façon, il n'aura pas véritablement le choix...
« Bon. Et sinon, tout va bien ? me questionna-t-elle soudainement.
— Euh, oui, oui, répondis-je un peu pris de court.
— Tu sais qu'on doit rendre notre poème la semaine prochaine ? J'espère que tu as finis ta part du travail. »
Mon sang ne fit qu'un tour et je sautai du lit. Avec toute cette aventure de la veille, j'avais complètement oublié mes devoirs !
« Euh, je, oui... J'ai presque fini ! bafouillai-je en parvenant à enfiler un tee-shirt.
— J'espère bien. »
Après ces mots elle raccrocha, et je soupirai longuement, dépité. Si je n'écrivais pas ces fichus vers, alors j'étais un homme mort. Et les professeurs m'avaient tous très bien expliqué que si je continuais à échouer, je devrai recommencer ma dernière année.
Et il était hors de question que je passe une année de plus dans ce lycée sans Colin.
Après un petit-déjeuner expédié rapidement, je m'installai à mon bureau. Cinq vers, il me fallait cinq vers. C'était possible, d'autant plus que je n'avais pas à les écrire dans une langue étrangère. « Tu parles anglais, alors tu peux écrire des vers. » me persuadai-je.
Mais je n'avais pas l'âme poète, du moins, jamais quand j'en avais besoin. J'étais quelqu'un qui vivait par ses sentiments, et non pas par ses mots. Mais l'expliquer à mon professeur n'aurait servi à rien, évidemment. Et Colin n'était même pas là pour me venir en aide...
Désespéré, je pris ma tête entre mes mains, et fermai les yeux.
*
Mon téléphone affichait quinze heures, et je n'avais trouvé qu'une seule rime. J'en étais venu à me demander si j'étais un être doué d'un cerveau. J'avais rappelé Léanne, l'avais supplié de m'aider, ce qu'elle avait catégoriquement refusé.
« Chacun fait ce qu'il doit faire », m'avait-elle dit. Nous n'avions pas encore de thèmes, aussi étais-je libre de raconter ce que je désirais. Léanne m'avait assuré qu'elle écrirait la suite du poème en fonction de ma création... Mais j'étais quasiment certain que je ne parviendrai pas à produire quelque chose digne du nom de poème.
« Parle de quelque chose qui te tient à cœur », pensai-je en me remémorant les cours de littérature. A la question : « qu'est-ce que j'aime ? », la réponse apparaissait rapidement : c'était Colin, sans aucun doute. Il était le seul qui me venait à l'esprit lorsque l'on me parlait d'amour, le seul à qui je pensais lorsque je me sentais mélancolique, et l'unique personne qui n'ait jamais fait battre mon cœur de cette façon.
J'eus une pensée pour Hana, cette relation lointaine, qui m'avait apporté beaucoup, sauf la passion. J'aurais voulu la remercier pour ce qu'elle avait fait pour moi, pour ce platonisme qui m'avait préservé. J'aurais voulu m'excuser pour la douleur que j'avais pu lui causer, pour son suicide, pour tous nos non-dits. Aujourd'hui, j'étais loin du garçon insensible et égocentrique, de l'être désabusé et autoritaire que j'avais été, bien que cela soit encore à prouver.
J'aimais croire que Colin était ma renaissance.
La pointe de mon stylo bille s'agita sur ma feuille, incertaine mais audacieuse. À sept heures du soir, j'envoyai mes vers à Léanne. Sa réponse ne se fit pas attendre : « C'est pas mal. Un peu étrange, mais pas mal du tout. »
The Sun loved the cat dearly
But the cat was wild and free
Mister Sun tried and tried desperately
Although he seemed quite carefree
To prove his love for this lonely one
*
Après avoir mangé, Keith me proposa de me rendre au cimetière. J'étais hésitant, mais je ne refusai pas, et nous prîmes la voiture qu'il n'utilisait jamais. Le cimetière était plutôt éloigné de Brooklyn, aussi ce fut l'occasion pour nous de traverser la ville de nuit. Les lumières de Manhattan nous parvenaient chaque fois que nous croisions un arrêt dans la forêt d'immeubles.
Là-bas, personne ne dormait. C'était une ville de nuit, une ville de fête et d'affaires. Le temps s'y écoulait différemment le jour et la nuit. Le jour, c'était le temps des visiteurs, de l'économie, des foules bourdonnantes. Et lorsque le soir tombait, d'autres établissements ouvraient leurs portes, les célébrations commençaient, les taxis découvraient une autre clientèle.
Manhattan était le cœur de New York, le cœur flamboyant et sublime, qui faisait passer la nuit les autres districts pour des forêts sombres et inconnues. Quand Manhattan s'illuminait, le reste de New York dormait paisiblement.
Ma mère était enterrée loin du tumulte de la ville. Elle avait toujours préféré le calme de la campagne à l'ébullition citadine, aussi lui avait-on offert un lieu de repos mérité. Le trajet en voiture dura une demi-heure, et lorsque Keith se gara, nous étions seuls. En hiver la nuit tombait tôt, mais le parking, tout comme l'entrée du cimetière, étaient éclairés par des lampadaires qui paraissaient bien entretenus.
Lorsque je sortis de la voiture, j'enfonçai les mains dans mes poches. Il faisait suffisamment froid pour que mon souffle se transforme en buée. Keith me rejoignit, et je le laissai prendre les devants. Je n'étais venu ici que trois fois, l'année qui avait suivi la mort de maman. Ensuite, j'avais catégoriquement refusé de m'y rendre.
L'angoisse étreignit mon cœur tandis que nous passâmes le portail toujours ouvert. Divers éclairages étaient disposés dans les allées pour éclairer le chemin des visiteurs. Muet, je suivis mon beau-père en observant les différentes tombes qui défilaient près de nous. Je me sentis saisi d'une empathie violente vis-à-vis de ces stèles esseulées, aux fleurs depuis longtemps fanées. L'éclairage n'était pas suffisant pour que je puisse lire les noms et les dates.
Je vis du coin de l'œil Keith s'arrêter devant une tombe, et je le rejoignis, le pas lourd. Les fleurs présentes semblaient fraîches, et je me rendis compte que j'avais été le seul à bouder le cimetière pendant si longtemps. Mon beau-père, et peut-être même d'autres membres de ma famille, s'étaient rendus ici. Mais eux n'étaient pas tiraillés par la même souffrance. Ils ne connaissaient pas cette frustration d'être passé à côté d'un moment si important, de n'avoir été qu'un enfant ignorant quand tout était arrivé.
C'était ma jeunesse que je regrettais le plus, à ce moment-là. Le fait de n'avoir eu conscience de la gravité de la situation qu'une fois le drame passé. Avoir cru, naïvement, que maman était seulement malade, avoir cru ses mots lorsqu'elle m'avait promis de revenir pour mon anniversaire. Je regrettais d'être né le jour de sa mort.
Si j'avais été plus âgé, si j'avais su pour sa maladie, aurais-je pu savourer les instants à ses côtés ? Aurais-je ressenti moins de peine, de culpabilité. J'espérais que oui. Mon souhait le plus cher était que, dans un autre monde, je disais « au revoir », à maman.
« Bonjour, Rachel », murmura Keith, sa voix presque inaudible.
Je l'observai quelques secondes, fébrile, puis m'accroupis devant la stèle, et utilisai la lampe de poche que nous avions apportée pour y lire les inscriptions.
« Ci-gît une épouse, une mère et une femme
qui aurait certainement détesté cet hommage.
Pardonne-moi, Rachel, mais je t'aimais trop
pour t'obéir cette fois-ci. »
Je ne pus que sourire en me rappelant cette inscription que Keith avait créée. Ma mère avait toujours eu la rébellion dans le cœur, et l'atypisme dans l'âme. Et d'après ce qu'il m'avait raconté, Rachel Harris avait toujours détesté les hommages aux morts, hypocrites et mensongers car ils étaient plus destinés aux vivants qu'aux défunts. Et parce que ma mère était d'une modestie admirable, l'idée de recevoir une telle inscription lui avait paru absurde.
Mais, maman, malgré tout ce que tu pus penser... Tu méritais tous les hommages du monde.
Devant cette tombe faite de pierre, je pris le temps de lui adresser chaque mot qui n'avait pu passer la barrière de mes lèvres depuis si longtemps. J'eus le sentiment de vivre des retrouvailles, et l'image de Rachel s'affina dans mon esprit, comme une vitre embuée finalement nettoyée. Je restai longtemps accroupi devant la photographie de ma mère, et peut-être pleurai-je sans m'en rendre compte. Lorsque la main de Keith se déposa sur mon épaule, je sortis de mes lamentations silencieuses, et me redressai. La lune était encore haute dans le ciel d'encre, mais tout m'apparaissait très clairement. La myriade de tombes qui s'élevaient, solitaires, abandonnées.
Ce cimetière, c'était la demeure des esseulés, et ma mère en faisait partie. Cette simple idée me donna la nausée, et je me promis de revenir, redonner vie à ce lieu en visitant celle qui m'avait donné la vie.
« Au revoir maman, prononçai-je pour la première fois. Je reviendrai te voir bientôt. »
Quand nous regagnâmes la voiture, je me sentis submergé par le sentiment d'accomplissement. Mon passé n'était plus un amas d'événements flous que je tentais d'oublier, il avait repris des couleurs, s'était lavé de tous les regrets et remords que j'avais pu ressentir.
Ce soir, j'avais la certitude que je m'étais retrouvé, moi aussi.
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Isaak s'est enfin rendu sur la tombe de sa mère ! C'était un chapitre un peu transitif, mais j'espère qu'il vous aura plu. Comme d'habitude, j'ai hâte de recevoir vos réactions, vos commentaires ! L'histoire touche à son terme, attendez-vous à peut-être deux chapitres avant l'épilogue et le point final.
Je vous embrasse <3 <3 <3
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