#34 Blockbuster charmeur
La salle était petite et décorée à la mode du vingtième siècle. Plusieurs rangées de fauteuils en velours rouge s'alignaient, attirantes au possible. L'écran était lui plutôt moderne, mais la propriétaire avait laissé intacts les lourds rideaux rouges qui l'encadraient. Lorsque nous entrâmes avec Colin, seules deux personnes étaient déjà installées.
Le cinéma survivait en diffusant de vieux films, mais en demeurant toujours ouvert à l'actualité. Un film en noir et blanc pouvait jouer dans une salle, tandis qu'une autre, au même moment, diffusait un blockbuster hollywoodien récent. Ainsi le lieu accueillait tous types de clients ; des nostalgiques d'un temps révolu, aux insurgés des temps modernes, en passant par les grappes d'adolescents désireux de se distraire.
Mais il n'y avait jamais foule dans les salles, et je doutais qu'elles aient déjà été complètes. En entrant, j'observai Colin. Il était silencieux, comme à son habitude, et portait un regard brut autour de lui. Je devinai que son esprit assimilait sans doute d'abord ce qu'il apercevait littéralement, avant de porter un jugement. Des murs décrépits. Un carrelage usé. Des sièges vétustes. « Le monde à travers tes yeux paraît bien triste ».
« L'endroit te plaît ? lui demandai-je tout en guettant sa réaction.
Il embrassa à nouveau l'espace de son regard perçant, haussa les épaules, et fourra les mains dans ses poches.
« C'est rénové tout en gardant l'atmosphère d'origine. Et c'est chaleureux. »
Je supposai qu'avec cette remarque, il manifestait son contentement. Je le conduisis devant le panneau qui affichait les différents films joués cette semaine. Très honnêtement, je n'aurais jamais cru que le choix du film puisse poser autant de problèmes.
Il nous fallut quasiment vingt minutes pour nous décider. Alors que j'étais déterminé à choisir un film ennuyeux – bien plus propices aux discussions amoureuses – Colin, lui, refusait d'abandonner ce nouveau film de super-héros qu'il n'avait pas encore vu. Et finalement, parce que j'étais sans doute le moins têtu de nous deux, ce fut ce dernier film qui sortit vainqueur, et nous rejoignîmes la salle numéro trois. Qui aurait cru que le chat sauvage aimait les super-héros et les blockbusters ?
« Pas moi », songeai-je en gloussant.
Même pour ce film, la salle était loin d'être remplie. Le nombre de personnes présentes ne pouvait même pas remplir une rangée, si bien que nous pussions nous asseoir où nous voulions. Puisque Colin avait choisi le film, je le laissai mener la danse. Nous nous assîmes relativement près de l'écran, et lorsque je lui en demandai la raison, il me répondit simplement qu'il devait changer le verre de ses lunettes, car sa vue s'était détériorée.
« Pourquoi est-ce que ça a empiré ?
— Mes yeux se sont habitués aux lunettes parce que je les mets trop souvent. Du coup ils ne travaillent plus et ça empire.
— Tu aurais pu faire attention, lui reprochai-je.
— Je n'aime pas enlever mes lunettes. »
Je me penchai vers lui et entrelaçai mes doigts aux siens.
« C'est vrai que je ne te vois jamais sans. Pourtant tu es toujours au premier rang en classe. Tu ne devrais pas en avoir besoin !
— Je me sens mieux quand je les porte. Sans, je me sens...
— Exposé. »
Il acquiesça silencieusement et baissa les yeux, sans doute embarrassé. Je me tordis le cou pour voir son visage, et déposai un baiser sur son nez pour l'inciter à relever la tête. Il le fit, et nous nous retrouvâmes à seulement quelques millimètres du visage de l'autre.
« Je te protège, Colin », lui murmurai-je.
Mes yeux louchèrent plusieurs fois vers ses lèvres tandis qu'il restait muet. J'avais tant envie de les embrasser... Mais il se recula juste avant que je ne le fasse, et je restai un instant immobile, surpris. Colin se racla la gorge et je me redressai, vexé.
« Le... Le film commence, se justifie-t-il.
— C'est ça, c'est ça », marmonnai-je.
Et, parce que le monde était toujours ligué contre ma personne, le film démarra une seconde plus tard. Faussement agacé, je m'enfonçai dans mon siège et tentai de me concentrer sur l'écran en face de moi. D'ordinaire, j'étais plutôt appréciateur de ce genre de films : il se passait tant de choses que je n'avais pas le temps de m'ennuyer, ou de me déconcentrer. Mais aujourd'hui, c'était tout bonnement impossible.
Je ne pouvais m'empêcher de jeter de rapides coups d'œil à Colin, dans l'espoir fou de croiser son regard. Mais lui semblait perdu dans un abîme de concentration complètement hermétique, auquel je n'avais pas accès. J'aurai dû m'y attendre : Colin n'était certainement pas de ceux qui discutaient tout en appréciant quelque chose. Il appréciait seul, obstinément, en excluant tout à fait le monde extérieur.
Je m'étais résolu à mon triste dessein, lorsque quelque chose de chaud se posa sur ma cuisse, m'interpellant immédiatement. Je baissai les yeux, et observai longtemps la main de Colin discrètement déposée sur ma cuisse. Je restai immobile pendant un moment, interloqué.
Pourquoi est-ce que, entre tous mes membres, Colin avait choisi ma cuisse ?
Je tournai enfin mon regard vers lui, mais il prétendait toujours regarder l'écran. La surprise passée, un franc sourire déforma mes lèvres, et je posai ma main sur la sienne. J'avais le cœur plus léger lorsque mon attention fut de nouveau happée par la scène de tirs tonitruants qui se déroulait devant moi.
Il ne se passa rien de plus durant le reste du film. Lorsque les crédits commencèrent à défiler sur fond noir, je me tournai vers Colin.
« Tu as aimé ? lui chuchotai-je.
— Bien sûr. Je l'ai déjà vu. »
Je restai interdit quelques secondes, incertain. Est-ce qu'il me faisait l'une de ses fameuses blagues ? Son visage était tellement neutre...
« Tu veux dire que tu m'as cassé les pieds pendant vingt minutes pour regarder un film que tu avais déjà vu ? répétai-je, mi-amusé, mi-outré.
— C'est possible, me dit-il en haussant les épaules. J'avais envie de t'embêter. »
J'eus un rire nerveux. Pour être honnête, le sourire qui trônait actuellement sur son visage valait bien ce sacrifice de ma part. Mais je n'en revenais pas de son audace, de cette... cette blague, que j'aurai pu faire. « Tu déteins sur lui, c'est dangereux. »
Colin, ce vicieux Colin, profita de mon immobilité pour fondre sur mes lèvres et les capturer. Je fus surpris, trop surpris pour réagir rapidement et lorsque je le fis, il s'était déjà reculé. Mais il était hors de question que je le laisse fuir maintenant, et tandis que ma main s'emmêler dans ses cheveux, l'autre venait encadrer son visage. Je me penchai vers lui, et picorai d'abord ses lèvres avant de les embrasser plus avidement.
Très vite la situation évolua, le baiser devint plus brutal, plus intense, il nous absorba complètement alors que Colin fondait littéralement dans mes bras. Je le rapprochai de moi jusqu'à ce que le bras du siège qui nous séparait ne devienne un véritable obstacle. Et alors, mon ami fit la chose la plus incroyable : il rompit notre échange pour enjamber le satané bras, et se retrouva à cheval sur mes genoux, terriblement proche... et terriblement tentant.
« Oh, toi... » murmurai-je en déposant les mains sur sa taille.
Il sourit et encadra mon visage de ses doigts, ses doigts si merveilleux, qui devaient certainement faire des miracles. Il me fallait lever le menton pour croiser son regard, et je le trouvai grave, intense, et plein de désir. « Encore un peu, et je ne réponds plus de rien », pensai-je en resserrant mon étreinte.
Ce n'est que lorsque j'entendis distinctement Colin gémir contre mes lèvres, que je pris soudain conscience du lieu dans lequel nous étions. Je mis fin brutalement à notre échange et ignorai l'état déplorable dans lequel je laissai le brun. J'observai autour de moi, et soupirai de soulagement en trouvant la salle vide. Mais je perçus du mouvement à l'entrée, et compris que le préposé au ménage devait sans doute hésiter à entrer.
« Colin, soufflai-je. Il vaut mieux rentrer. »
— Désolé, je... je me suis emporté, murmura-t-il en réajustant ses lunettes.
— Ne t'excuse pas. Ça me fait plaisir, même si c'est surprenant...
— C'est la première fois que... que je me laisse aller. Depuis longtemps, je veux dire. »
Son hésitation était attendrissante, et j'étais partagé entre le désir de le réconforter, et celui de le pousser à bout.
Je devais me faire violence pour ne pas observer trop son visage. Colin possédait un potentiel érotique complètement insoupçonné. Il rougissait si vite, et ne résistait jamais à un baiser. J'aurais presque eu l'impression de le forcer, si sa main ne tenait pas ma manche avec autant de force.
J'avais chaud, trop chaud.
Alors je me forçai à le pousser doucement pour qu'il se lève, je respirai profondément pour me contrôler, et me levai précipitamment. Colin ne dit pas un mot, lui-même occupé à reprendre contenance. C'était presque dommage, il était si mignon lorsque ses lèvres étaient rougies et humides après que je les ai dévorées...
« Ta gueule Isaak. Ta gueule. »
Avec une douceur remarquable compte tenu de mon état, j'entraînai le brun hors du cinéma. Je lui proposai d'aller chez moi, souris de son inconscience lorsqu'il me répondit par l'affirmative. Mais au fond, j'étais certain qu'il avait parfaitement conscience de la situation. Et je ne pensais pas me tromper en affirmant qu'il était plus que volontaire.
De toute façon, s'il ne l'était pas, il n'hésitait pas à me le faire comprendre. Et comme je n'avais pas encore reçu de dictionnaire sur la tête...
Le trajet du retour se passa dans un silence cotonneux. J'étais envahi d'un sentiment très étrange : celui de l'attente, avant quelque chose d'indicible que je n'osais même pas imaginer dans mon esprit. Je savais ce dont j'avais envie : Colin. Mais comment ? Comment cela allait-il se passer ? Ne valait-il pas mieux ne rien tenter ? Après tout nous n'étions pas un couple. Et Colin le voulait-il vraiment ?
L'angoisse commençait à me tordre le ventre, lorsque mon ami choisit ce moment pour glisser sa main dans la poche arrière de mon jean. Je lui jetai un œil ahuri.
« C'est quoi la prochaine étape ? J'apprends que tu as déjà eu plusieurs plans cul ? » lâchai-je.
Colin rit légèrement et se rapprocha de moi. Il s'était métamorphosé, et j'étais heureux de le voir si... honnête et détendu. Il avait sans doute décidé de faire taire son esprit rationnel pour le moment. Ou bien celui-ci s'était pour une fois rangé dans le camp de ses désirs. Plus rien ne m'étonnait, de toute façon.
« Je ne savais pas que je passais pour quelqu'un d'aussi prude, commenta-t-il.
— Tu es le génie du lycée. Je suis certain que personne ne pense que tu es une bête de sexe.
— Je suis un scientifique pourtant.
— Raison de plus. »
Il se rapprocha de moi, son visage trop proche du mien.
« Les vrais scientifiques savent que les endorphines sont très bonnes pour la santé. » souffla-t-il.
Et il s'éloigna en trottinant, me laissant sur le cul. Je me secouai pour reprendre mes esprits, et partis à sa poursuite.
« Qu'avez-vous fait du vrai Colin Millers ! » lui criai-je.
Son rire me répondit, allègre et délicieux. Le temps qui passa, avant que je ne déverrouille la porte de chez moi, me parut bien trop long. Un coup d'œil à Colin me confirma qu'il était aussi fébrile que moi, et je ne pus m'empêcher de lui adresser un sourire doux, auquel il répondit.
La porte claqua derrière nous, et je me jetai à nouveau sur ses lèvres.
Son dos rencontra un mur et nous passâmes plusieurs minutes à nous bécoter comme si notre vie en dépendait. Peut-être en dépendait-elle réellement, d'ailleurs. J'étais tout à fait bouleversé. Jamais encore je n'avais ressenti un désir pareil, pas une seule fois n'avais-je éprouvé cette passion avec mes précédentes conquêtes. Le plaisir de la chair n'avait toujours été qu'une étape dans une relation, un moment décisif pour moi, car mes obsessions avaient chaque fois cessé après ça.
J'avais peut-être une certaine expérience, mais c'était seulement sur le plan technique. Et là... là... Je me sentais comme un chiot perdu, tout ce que j'avais pu faire avant me paraissait dérisoire. A mesure que je guidais Colin jusqu'à ma chambre, l'appréhension montait, ma fébrilité s'aggravait.
Je voulais me raccrocher à l'idée que je connaissais Colin, mais il n'avait pas cessé de me surprendre aujourd'hui, et je ne savais plus où j'en étais. Colin était si... étrange, secret tout en étant d'une franchise incroyable, paradoxal mais toujours droit. J'avais le désir fervent de connaître le moindre moment de sa vie, pour comprendre. Comprendre comment il en était arrivé à être cette personne extraordinaire.
Et également comment il pouvait être aussi bandant.
La porte de ma chambre claqua, et l'on n'entendit plus que le bruit de nos souffles rauques et de nos gémissements.
*
J'observais Colin, appuyé sur un coude. Il était essoufflé et se tenait allongé près de moi. Doucement, j'attrapai sa main et la guidai à mes lèvres pour l'embrasser tendrement. Alors il tourna ses yeux gris vers moi, et le monde disparut autour de nous, comme à chaque fois que nos regards se croisaient.
L'enchantement se brisa lorsqu'il retira soudainement sa main et se retourna. Je glissai un bras autour de sa taille, et me collai à son dos, dans l'espoir de le faire réagir.
« Colin... ne boude pas, Colin... geignis-je.
— Tu m'as fait mal », me dit-il simplement.
Je me mordillai la lèvre inférieure et déposai quelques baisers dans son cou, dans l'espoir de me faire pardonner. Je n'y pouvais rien, si je lui avais fait un peu mal en... entrant. Et ce n'était pas comme s'il m'avait repoussé, au contraire ! À aucun moment il ne m'avait demandé de m'arrêter. Il avait enduré la douleur dans son coin, en silence, m'assurant que tout allait bien.
Peut-être aurais-je dû m'arrêter, même s'il me disait le contraire ? Mais comment aurais-je pu le deviner, alors que son visage ne s'était déformé de douleur qu'une demi-seconde avant qu'il ne décide de m'embrasser ?
« Je suis désolé, Colin... » geignis-je à nouveau.
Il se tordit le cou pour pouvoir me regarder, et soupira. Ses yeux de papier me sondèrent, et il se tourna finalement, s'installant confortablement dans mes bras. Un mince sourire fendait désormais son visage, signe qu'il n'était finalement pas si vexé que ça. J'avais remonté la couverture sur nos corps nus pour lui éviter un rhume. Allumer le chauffage ne m'avait pas paru nécessaire lorsque nous étions arrivés...
« Est-ce que tu regrettes ? me demanda-t-il soudainement, et je me redressai.
— Bien sûr que non ! Comment tu peux penser ça ?!
— Tant mieux, parce que moi non plus. »
Son sourire s'adoucit et il se blottit un peu plus contre moi. Je me sentais euphorique, béni par les dieux de tous les panthéons. Il semblait que nous eussions atteint un degré d'intimité suffisant pour Colin ne change de comportement du tout au tout. Et je n'osais pas réellement lui poser la question, parce que j'étais certain que pour lui, tout était parfaitement normal. Il ne faisait jamais rien sans avoir analysé tout ce qu'il y avait à analyser, après tout.
Et puis, nous n'avions rien fait de mal. Nous nous étions protégés, tout s'était merveilleusement bien passé. J'étais probablement le seul encore rempli d'incertitudes. Colin ne débattait jamais longtemps, il avait ses idées arrêtées, les remettait parfois en question, mais il était toujours très rapide. Enfin, une interrogation seulement semblait résister à sa raison inflexible.
« Est-ce que tu veux sortir avec moi ? » lui murmurai-je en embrassant son oreille.
J'avais l'espoir, le fol' espoir que cette fois il dirait oui. Après avoir partagé une telle passion, après que le désir n'ait brûlé nos corps, j'espérais qu'il accepte enfin. Mais la réponse ne changea pas et s'abattit sèchement, immédiate, inéluctable :
« Non.
— T'es chiant, Colin. »
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Et voilà pour le chapitre 34 ! J'espère que vous avez été aussi surpris par votre lecture que moi lorsque je l'ai écrit XD Et j'espère que cela vous aura plu, même si certains d'entre vous auraient certainement voulu la scène entière >_>
Bref, qu'avez-vous pensé de ce graaaand progrès dans leur relation ? Je suis toute ouïe <3
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