#32 Chaussettes en laine et Cœur en peine

Colin ne mit que vingt minutes pour arriver, à ma grande surprise. Lorsqu'il pénétra dans la librairie, je lui fis signe en me retenant de crier son nom, et l'observa me rejoindre en souriant. Lui paraissait bien plus frais que moi à neuf heures du matin. Probablement s'était-il levé aux aurores pour... travailler.

« Merci d'être venu », lui soufflai-je quand il fut à ma hauteur.

Il ne répondit rien et scruta mon visage avec tant d'attention que je me détournai un peu, embarrassé. Il paraissait soucieux, malgré le sourire et la nonchalance que je m'efforçais d'afficher. Finalement, n'y tenant plus, je posai mon index entre ses deux sourcils et massai un peu les plis qui y apparaissaient, pour le dérider. Lui qui avait déjà un visage si froid au naturel, ne devrait pas froncer les sourcils.

« Qu'est-ce que tu fais là ? Et pourquoi tu es pieds nus ? me demanda-t-il finalement.

— Oh, je... J'ai voulu prendre l'air mais... j'ai oublié mes chaussures.

— Tu oublies souvent tes chaussures ?

— Tous les samedis matin à neuf heures, oui. »

Il soupira, sans doute pas convaincu du tout par ma pauvre explication. Sa main s'échappa de la poche de son blouson pour enserrer la mienne, et seulement maintenant je me rendis compte que mes mains tremblaient toujours.

Je baissai le visage pour observer cette main, si chaude, posée sur la mienne. Il en profita pour se rapprocher de moi, jusqu'à ce que je sente son souffle croiser le mien. Et alors, je n'osai plus relever la tête et l'affronter. Mes doigts s'entrelacèrent aux siens, et je pris de grandes inspirations.

Ne surtout pas craquer.

« Isaak. »

Sa voix me surprit, parce qu'elle était basse mais terriblement proche, et je voulus reculer, seulement il me retint. Il jeta un œil autour de nous, et m'attira un peu plus loin à l'intérieur de la boutique, sans doute pour nous soustraire un peu mieux aux regards. Je le suivis en silence, le ventre noué. J'ignorai pourquoi, mais son aura n'avait plus rien à voir avec ce qu'il dégageait d'habitude. J'avais toujours cru que je resterai celui qui mènerait la danse.

Et pourtant, je ne parvenais même pas à lui résister.

Lorsque Colin s'arrêta, il se tourna à nouveau vers moi, et je détournai le regard. J'avais peur, peur de découvrir le sien, et de ne pas pouvoir me voiler la face plus longtemps.

Nous restâmes silencieux longtemps. Il n'avait pas lâché ma main et je lui en étais reconnaissant – s'il la lâchait, j'étais certain de tomber. Mais j'avais profondément conscience que ses yeux continuaient de me scruter sans relâche. Le mur n'étant pas loin, je finis par m'y adosser, recherchant un mince soutien dans cette forme constante et solide. Plus solide que je ne l'étais, en tout cas.

Colin soupira, et je frissonnai sans m'en rendre compte.

« À quoi tu joues ? »

Je ne répondis pas.

Il s'approcha de moi, sa main étrangement chaude quitta la mienne et vint se poser contre ma joue. Je relevai légèrement mon visage et il en profita pour coller son front contre le mien, forçant le contact entre nos peaux, et nos regards. Je déglutis difficilement, fermai les yeux quelques secondes, pour reprendre mes esprits.

« Tu peux me dire ce qu'on fait là ?

— C-C-Comment ça ? bafouillai-je.

— Tu peux me dire pourquoi j'ai l'impression d'être en train de te martyriser alors que c'est toi qui m'as appelé ?

— A-Ah... Eh bien... J'ai fugué.

— Ça, j'avais remarqué. Tu n'es pas du genre à oublier tes chaussures pour te promener à bientôt dix heures du matin. Ce que je veux savoir, c'est ce qu'il s'est passé. »

À nouveau, je gardai le silence. Il attendit quelques minutes, le regard insistant, et plus il s'impatientait, plus j'essayai de me recroqueviller sur moi-même. Finalement, il soupira une dernière fois et s'écarta, me laissant de l'espace.

« Viens, me dit-il plus doucement. On peut aller chez moi en attendant... »

Il me tendit une main avenante, et après une hésitation, je la pris. Son regard aussi s'était adouci, sans doute avait-il compris que pour le moment, il ne pourrait rien tirer de moi. J'avais l'esprit embrouillé, embrumé et confus, l'adrénaline de ma dispute avec Keith coulait encore dans mes veines, tout comme l'angoisse qui s'était instillée en moi. Et je ne parvenais pas, pour l'instant, à reprendre le contrôle de mes émotions.

Nous rejoignîmes l'entrée, et avant de quitter la librairie, Colin fouilla un peu dans son sac, et en sortit une paire de chaussettes épaisses. Je lui jetai un coup d'œil circonspect, alors qu'il me les tendait.

« C'est toi qui as des chaussettes dans ton sac, mais c'est moi qui suis bizarre ? » lui fis-je remarquer.

Il rougit furieusement, m'arrachant un sourire. Puisque il continuait de les tendre, je les pris et les observais. Elles semblaient très chaudes, et mes pieds en frissonnaient d'impatience.

« J'en ai toujours dans mon sac, au cas où. Comme je suis frileux... Et ça sera mieux que de prendre le métro pieds nus.

— Merci. »

J'embrassai sa tempe, puis me penchai pour les enfiler. Je préférais nettement cette atmosphère, plus légère. Ainsi, je pouvais reprendre un peu de confiance et d'assurance, pour prétendre mieux. Une fois que mes pieds furent un peu plus protégés, Colin me tendit sa main à nouveau, et je la pris sans hésiter. Nous quittâmes la boutique, mais je faillis y retourner directement en sentant le froid mordre ma peau.

Colin me retint, heureusement, et cette poigne ferme me donna le courage de le suivre. Je le laissai m'entraîner dans la rue, sans jamais croiser le regard des passants. Lui semblait déterminé et indifférent, comme d'habitude, et j'admirais cette force en cet instant. Quand nous entrâmes dans la bouche de métro, la maigre chaleur me réconforta un peu. Il n'était pas assez tôt pour que les trains soient vides, aussi il me fallut affronter les regards surpris des passagers.

Les grosses chaussettes en laine n'aidaient peut-être pas à arranger l'image du zonard.

Pendant tout le trajet, nous fûmes silencieux, uniquement concentrés sur le même but : rentrer. Il ne fallut pas beaucoup de stations avant que nous ne descendissions, et Colin repris ma main dans la sienne. J'appréciais cette attention constante, cette attache qui semblait invincible.

Enfin, et après ce qui me semblât être une éternité, Colin déverrouilla la porte de chez lui, et m'y fit entrer.

« Colin, c'est toi ? » chanta une voix lointaine.

Lisa Millers apparut depuis la cuisine, belle et souriante comme elle l'était dans mon souvenir. Mon cœur se réchauffa un peu en la voyant, et je résistai au désir brûlant de me jeter dans ses bras. Son regard s'éclaira lorsqu'elle me vit, et elle déposa l'assiette qu'elle avait en main.

« Isaak, ça fait longtemps ! Comment vas-tu ?

— Bien madame, j'espère que je ne dérange pas...

— Mais pas du tout, veux-tu un... »

Colin dû lui faire un signe dans mon dos car sa voix s'éteignit soudainement, et elle m'offrit un petit sourire d'excuse. Mon ami m'attira jusqu'à sa chambre, et referma prudemment la porte derrière lui. Je m'installai sur son lit, savourant la chaleur qui régnait.

« Tu vois boire quelque chose ? Manger ? me demanda-t-il.

— Non ça va, merci. »

Il vint s'asseoir à mes côtés, et je devinai à sa façon de jouer avec sa fermeture éclair, qu'il ne savait pas quoi faire. C'était très amusant : il lui arrivait parfois d'avoir une soudaine confiance en lui, et elle pouvait s'évanouir une seconde plus tard. Combattre ses insécurités n'était pas facile. Souriant faiblement, je me penchai vers lui et déposai ma tête contre son épaule. Je le sentis se tendre un instant, puis relâcher la tension de ses muscles.

« Tu ne vas rien me dire ? me demanda-t-il à mi-voix.

— Je ne sais pas, lui avouai-je franchement.

— Qu'est-ce qui te retient ?

— Je ne sais pas. »

Il ne manifesta pas son agacement autrement que par une inspiration soudaine et rapide, m'arrachant un petit rire.

« Je me suis disputé avec Keith », murmurai-je tout bas.

Malheureusement, il m'entendit.

« Pourquoi ?

— Il... le 5 décembre est toujours une date où on se dispute. C'est comme ça tous les ans...

— Tu as beaucoup de dates sensibles ? me demanda-t-il, et je soupirai.

— Mon anniversaire, et le 5 décembre. C'est tout.

— Pourquoi ?

— Tu n'as qu'un mot à la bouche, lançai-je en riant nerveusement.

— C'est parce que je ne sais rien sur toi. »

J'étais surpris par ces mots. Je me redressai, muet, et croisai son regard. La tempête dans ses yeux semblait étrangement calme, et presque translucide de résolution. Et alors, lui mentir plus longtemps me parût d'une stupidité aberrante. C'était Colin, après tout.

Je n'avais pas de raison de me protéger de lui. Pas une seule. Comment pouvais-je lui demander de me faire confiance, alors que moi-même je refusais de le faire ? « C'est parce que tu es égoïste ». Bien sûr que je l'étais, je l'avais toujours été, dans une certaine mesure. Mais j'avais déjà accepté ma volonté de changer, et m'ouvrir à Colin était une étape par laquelle je devais passer.

« Tu... Tu ne t'es jamais demandé pourquoi je vivais seulement avec mon beau-père ? commençai-je.

— Si, bien sûr. On se l'est tous demandé.

— Mon père a quitté ma mère quand j'étais tout petit, lui expliquai-je. Ils n'étaient pas mariés, ma mère m'avait eu très jeune, et elle n'a jamais voulu me dire pourquoi il était parti. Et moi, je ne me suis jamais posé la question. Il vaut mieux que mon père reste un illustre inconnu. »

Colin m'écoutait en silence, sans jamais quitter mon visage des yeux.

« Et ta mère ? » me demanda-t-il.

Je pris une longue inspiration, les mains tremblantes. Parce que je n'en avais pas la force je fuis son regard et le fixai sur un point invisible.

« Peu après, ma mère a rencontré Keith, et ils se sont mariés. J'ai toujours considéré qu'il était mon véritable père, même si nous n'avons jamais été réellement proches. Mais il était gentil, drôle, aimant. Et puis ma mère est tombée gravement malade, elle est restée des mois à l'hôpital. »

Tandis que je parlais, je revivais de force ces moments douloureux. Je déglutis difficilement, retins mes larmes de couler. Pas maintenant.

« Elle est morte le 23 novembre. Le jour de mon anniversaire. Et le 5 décembre... c'est le sien, d'anniversaire. Alors, je déteste les deux. Pendant des années, j'ai refusé qu'on me parle d'elle. Je sais juste qu'elle est morte d'un cancer. Lequel ? Je ne voulais pas le savoir, je ne voulais rien savoir, je voulais oublier et nier.

— C'est pourquoi ça que tu t'es disputé avec ton beau-père ?

— Ça fait des années qu'il essaie de me persuader de me rendre sur sa tombe... mais je n'ai encore jamais réussi à le faire. Alors, tous les 5 décembre, il veut m'en parler, et on se dispute. »

Peu après ça je ne tins plus, et fondis en larmes. Je n'osais pas affronter le regard de Colin. Il m'attira contre lui, me laissant me cacher dans son cou.

« Je te préviens, je ne sais pas comment réconforter les gens. »

La surprise me fit rire malgré mes sanglots. Colin me tapota maladroitement le dos et resta silencieux. Peut-être était-ce mieux que d'entendre des formules toutes faites telles que « je comprends », « tout va bien », « ce n'est pas grave », ou « je suis désolé ». Je préférais que Colin ne sache pas comment faire, finalement. C'était pour échapper à cette compassion que je ne disais jamais rien.

« Tu devrais te reposer. » me dit-il finalement.

Je reniflai et acquiesçai faiblement. Il se releva et retira chaussures et veste. Je l'observais faire, surpris. Il s'allongea finalement sur son lit, en laissant un espace à côté de lui. Je souris, et le rejoignis, m'allongeant à ses côtés. Nos visages se faisaient face, et étaient si proches que je sentais son souffle sur mes lèvres. D'ici, je pouvais compter sans mal les grains de beauté qui parsemaient sa peau.

Sa main se leva pour rejoindre mon visage, mais il se ravisa au dernier moment. Avant que Colin n'ait pu ramener sa main contre lui je l'attrapai, et la conduisis jusqu'à ma tête. Il dut comprendre ce que je voulais, car ses doigts caressèrent mes cheveux avec douceur. En me tournant un peu, je pus embrasser la peau tendre de son poignet, puis me réinstallai confortablement. Enfin, je fermai les yeux. 


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