#23 Gifle, éclat, smoothies
Léanne nous quitta sans un mot de plus. Un silence pesant s'installa alors que je ne savais quoi dire. Colin avait – par miracle – levé les yeux de son cahier pour observer la scène et affichait la même surprise que moi. Alors, l'absurdité de la situation me fit très rapidement éclater de rire et je me laissai tomber en arrière, les bras autour de mon torse.
Je m'esclaffais sans doute beaucoup trop bruyamment mais je ne pouvais pas m'en empêcher. La franchise de Léanne venait de gagner plusieurs niveaux, atteignant presque celui de Colin, et ça m'épatait très sincèrement.
« Qu'est-ce qui te fais rire ? »
La voix de Colin me ramena à la réalité et je me redressai en poussant un soupir de satisfaction. J'offris à Colin un sourire plein de tendresse et me rapprochai de lui, ébouriffant ses cheveux. Par moment, son incapacité à lire entre les lignes, et analyser la situation la plus simple, me paraissait absolument adorable.
« Tu déteins sur Léanne, lui expliquai-je, et il fronça les sourcils, son nez se retroussant légèrement.
— Et ça te fais rire ?
— Sans offense, mais tu n'es pas un modèle en matière de codes sociaux... Y a qu'à voir comment tu as traité cette pauvre Jane ! »
Son froncement s'intensifia, et je ne le trouvai que plus mignon.
« Tu ne peux pas me demander d'être agréable avec quelqu'un comme elle. Ça ne m'étonnerait même pas qu'elle soit en échec scolaire ! »
Sans m'y attendre, sa réplique me fit l'effet d'une douche froide, et une boule d'angoisse se forma dans mon ventre. Vexé, je laissai ses cheveux et reculai. Je savais que Colin avait d'ignobles préjugés basés sur l'intelligence... Je le savais, et je l'acceptais, pourtant cela ne m'empêchait pas de me sentir blessé. Colin me rappelait à nouveau que nous n'avions rien à faire ensemble, et d'habitude cela ne m'aurait absolument pas dérangé, seulement le brun avait la fâcheuse manie de bousculer mes habitudes plus que je ne bousculais les siennes.
« Je suis en échec scolaire et pourtant, nous voilà. »
Il sembla réaliser son erreur, parce que son visage se décomposa progressivement, et je remarquai avec une pointe d'inquiétude que sa main se mit à trembler. Pourtant mon visage conserva sa froideur et je le toisai avec une rancœur bien visible.
« Ah... Je... Ce n'est pas ce que je voulais dire... je... »
Je l'observais, me forçant à garder un visage le plus neutre possible. En le voyant ainsi, toute ma colère redescendit, mais je refusais de la laisser complètement partir. J'avais beau aimer Colin de tout mon cœur, je savais qu'il y avait des choses que je ne pouvais pas laisser passer. J'étais capable d'attendre Colin toute une vie, mais je ne pouvais pas le laisser me dévaloriser chaque jour.
Certes, c'était la première fois qu'il le faisait. Mais c'était justement parce qu'il ne l'avait jamais fait auparavant, que cela faisait si mal. Colin était le seul à ne m'avoir jamais réellement déprécié pour ce que j'étais : un abruti, incapable de se concentrer sur quoi que ce soit... un simple d'esprit, qui n'avait rien à faire avec un élève aussi brillant. Il était également le seul qui, pour moi, ne devait pas me voir ainsi. Je m'y refusais.
J'aurai voulu lui prouver que je n'étais pas qu'un idiot. Que j'étais plus que ce que les autres disaient de moi. Mais de toute évidence, c'était impossible.
« Putain, quel con. Je suis surement un guignol à tes yeux, murmurai-je, plus pour moi-même que pour être entendu.
— Quoi ? Non ! Absolument pas, Isaak... »
Colin tendit la main vers moi, mais je la chassai, et reculai à nouveau. Je me sentais tellement con. Plus que je ne l'avais jamais été. Je n'avais rien à faire avec Colin, je devais sûrement passer pour un abruti, à lui traîner autour toute la journée. Les mots de Jane me revinrent à l'esprit. Oui, j'étais pathétique à m'accrocher à quelqu'un que je ne méritais pas.
Nous ne vivions pas dans le même monde lui et moi. Colin était promis à un futur brillant, il avait des ambitions, et moi je laissais tomber unes à unes toutes les choses qui me donnaient un peu de joie dans ce monde. Et quand je ne les laissais pas tomber, je les détruisais...
Je n'aurai jamais dû m'attendrir face à Colin. J'aurai dû faire comme d'habitude, me jouer de lui, bousculer sa vie jusqu'à ce que je devienne important pour lui, puis le laisser tomber une fois lassé. C'était ce que j'avais toujours fait, indifférent aux autres et à leur malheur... Des tentatives infructueuses de me distraire et me sortir de mon apathie chronique. J'aurai dû faire ce qui était prévu, oui, mais il avait fallu que je m'entiche du petit génie, que je calque ma vie sur la sienne au lieu de faire l'inverse.
En définitive, j'étais celui qui étais blessé.
« Je n'ai jamais rien été à tes yeux, en fait ? Rien de plus qu'une bouée, un outil, un « ami », un moyen de te sentir aimé...
— Ne dis pas n'importe quoi, Isa...
— Arrêtes d'essayer de te rattraper, t'as jamais été doué avec les sentiments et tu le seras jamais. Pas plus que moi d'ailleurs.
— Putain mais laisse-moi m'expliquer ...
— Et pour dire quoi Colin ? Que tu es désolé de t'être servi de moi depuis le début ? Que tu as pitié de moi, dans ta grande bonté d'intelligence supérieure ? Ou bien que tu t'en fous de moi ? Je crois bien que ce serait le pire, tiens. Que malgré tous mes efforts, je ne sois rien à tes yeux. En tout cas si c'est le cas, Colin, je t'en supplie dis-le moi tout de suite, que je puisse m'échapper et disparaître, parce que je ne supporterai pas ça.
— Isaak... »
Sa voix se brisait petit à petit. Je refusais de le regarder et me levai pour récupérer mon sac. Il m'appela à nouveau mais je l'ignorai. En passant devant lui, je sentis sa main entourer mon poignet et il tira si fort et si brusquement que je basculai en arrière. Je m'étalai par terre, surpris, et n'eut même pas le temps de faire un geste.
Une gifle claqua sur ma joue et je tournai la tête, les yeux exorbités.
« Espèce de con ! Tu vas m'écouter putain ? »
Je fus trop surpris par l'éclat de voix de Colin pour lui répondre ou même tenter de me débattre. Le brun s'était assuré que je ne bougerai pas en s'asseyant à cheval sur moi, ses mains enserrant mes poignets. Il savait parfaitement qu'il ne pouvait pas rivaliser en domaine de force, mais j'avais le sentiment qu'il savait aussi que je ne me débattrai pas après ça... Et cela m'enrageait de voir qu'il avait raison. J'étais complètement figé face à cette situation.
Colin ne sortait presque jamais de ses gonds, et lorsqu'il le faisait, c'était parce qu'il était complètement acculé. Mais il n'était pas le seul à pouvoir le faire... J'avais le droit, moi aussi, de m'énerver.
« Lâche-moi, prononçai-je, les dents serrées.
— Non. Pas avant que tu m'aies écouté. Jusqu'au bout. » répondit-il, en appuyant bien sur les derniers mots.
Je contemplai l'idée de le faire basculer et m'enfuir. Puis renonçai aussi rapidement que cette idée me traversa l'esprit.
« Et arrêtons de crier, si ma mère nous entend elle va monter. »
Cela acheva de calmer ma fureur, ou du moins sa manifestation extérieure. Je libérai toute tension dans mes bras et Colin dû le sentir car il délivra mes poignets. Il ne descendit pas de mon torse pour autant.
« Je t'écoutes. Aie pitié de moi et fais vite. » lâchai-je finalement, et il soupira avec lourdeur.
— T'es vraiment un enfoiré quand tu as peur, tu le sais ça ? »
Je lâchai un rire amer, et détournai le regard.
« Écoute, repris Colin, je ne sais pas ce que tu es venu t'imaginer, mais tu te trompes. Je ne me suis jamais servi de toi, et je ne m'en fiche pas... Je sais bien que j'ai l'air indifférent à tout, crois-moi j'en ai conscience... Et si c'est le cas pour la plupart des gens, ça ne l'est pas pour toi. Je n'ai pas menti quand je t'ai dit que tu étais mon ami, mon meilleur ami... Isaak merde, tu es la personne qui connait le plus de chose sur moi dans ce monde après mes parents. Tu le sais bien, non ? Qu'il n'y a qu'avec toi que je suis réellement moi.
— Ça n'empêche pas le fait qu'on n'a rien à faire ensemble, persévérai-je, les dents serrées.
— Arrête ça tout de suite. Je sais que tu fais ça parce que tu es blessé, que tu ne le penses pas vraiment. Depuis quand ce genre de choses t'importes ? T'es le seul à être venu vers moi, et à être resté peu importe combien de fois je t'envoyais chier. Et maintenant, tu regrettes ? Pourquoi est-ce que tu agis comme si j'étais cruel, alors que tu es le pire de nous deux ? Tu comptes pour moi, Isaak, bien plus que tu ne le croies. Et ta place à mes côtés, même si tu penses l'inverse, tu l'as gagnée haut la main depuis longtemps. »
Je n'aurai certainement pas dû, mais je me laissai attendrir par ses mots, et lorsque mes yeux croisèrent les siens, ils étaient humides de larmes. La colère reflua petit à petit tandis que je répétais en boucle dans mon esprit ce qu'il venait de dire. Plus que le soulagement, j'étais... fatigué. Fatigué de me battre autant pour obtenir un semblant d'estime de moi-même, de me battre contre cette idée fixe que j'avais de ne compter pour personne dans ce monde.
« Isaak... Pourquoi tu pleures ? Eh, Isaak. »
Il me secoua doucement les épaules et je reniflai, dissimulant mon visage avec mon bras. Colin bougea, me libéra de son poids, sans doute parce que ses mots avaient eu l'effet escompté. J'étais définitivement calmé, mais mon cœur n'en était pas guéri pour autant. Et j'avais cette envie désespérée de me confier à Colin, seulement à lui, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge.
Pourquoi était-ce si difficile pour moi de croire que je comptais pour quelqu'un ? Pourquoi devais-je sans cesse me rabaisser, prendre les remarques des autres avec un sourire pour ensuite me les répéter toute la nuit ? Je réalisais soudainement à quel point je manquais de confiance en moi, peu importe la confiance que je feignais à longueur de journée.
Je ne réalisai même pas que Colin m'avait aidé à me redresser et que mon visage reposait désormais sur ses genoux. J'avais tellement honte de me laisser aller devant lui... j'aurai voulu qu'il ne soit jamais témoin de mes larmes. Mais je détestais les changements, et en vivais tellement en moi que j'étais au bord de l'implosion sans même m'en rendre compte. La main de Colin se déposa sur mes cheveux et je retins mon souffle.
« Isaak... Je ne sais absolument pas quoi faire quand tu pleures...
— Tais-toi et touche mes cheveux. »
Il ne s'en vexa pas et resta silencieux, sa main effleurant doucement mon cuir chevelu. Il ne me fallut pas beaucoup de caresses maladroites pour que j'éclate en sanglots et pleure comme un enfant, le visage dans ses genoux. Contrairement à ce que j'avais pensé, pleurer ainsi m'apporta une sorte de délivrance, et mes pleurs s'intensifièrent, portant avec eux des centaines de pensées malsaines, d'insultes et de remords.
Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, ma tête posée sur les genoux de Colin, et ses mains passant tendrement dans mes mèches blondes. Quoi qu'il en soit Colin ne dit rien, sans doute parce qu'il avait peur de briser ce moment, et peu à peu mes sanglots s'évanouirent. Je fermai les yeux et m'assoupis peut-être contre lui, car lorsque je les ouvris à nouveau, ce n'étaient plus ses genoux qui me soutenaient, mais un coussin.
Perdu, je me redressai sur les coudes et scrutai la pièce. Colin n'était pas dans la chambre.
« Colin ? » demandai-je quand même pour en être sûr.
Le silence me répondit et mon cœur s'accéléra à l'idée que le brun eût disparu. Je me levai précipitamment et sortis de la chambre pour partir à sa recherche. Je le trouvai finalement dans la cuisine, en train de mixer je ne sais quoi. Mon cœur rata un battement et je m'appuyai contre le mur en soufflant de soulagement. Quand Colin me remarqua ses yeux s'écarquillèrent et il fronça les sourcils. Cela ne dura qu'un bref instant cependant, et son visage redevint vite impassible.
« Tu t'étais endormi » me fit-il remarquer, et j'acquiesçai, un peu sonné.
Je me rapprochai de lui et jetai un œil à ce qu'il faisait. Sans doute un smoothie, car je le vis rajouter quelques bouts de mangue. Je m'appuyai contre la table et observai son visage. Je me rendis compte que je comptais les grains de beauté sur ses joues lorsqu'il remit le mixeur en marche, me faisant sursauter.
« Qu'est-ce que tu fais ? lui demandai-je.
— Des smoothies. Je me suis dit que tu voudrais boire quelque chose.
— C'est sûr, mais pourquoi des smoothies ?
— Tu n'aimes pas les smoothies ?
— Ce n'est pas la question. », lui répondis-je en riant.
Je me souvenais de ces mots sortant de sa bouche quelques jours plus tôt.
Plutôt que de m'apporter une réponse, Colin fit la moue et versa le contenu du mixeur dans deux grands verres. Il m'en tendit un et je le pris avec un petit sourire reconnaissant. Boire un smoothie à cette heure si tardive était inhabituel, mais j'appréciais ce qui sortais de l'ordinaire. Et puis je me rendis compte, en avalant une gorgée, que c'était plutôt agréable.
« Il est tard. Ton beau-père ne va pas s'inquiéter ?
— Oh, non ça va. On a discuté tous les deux, et il veut bien que je rentre tard, expliquai-je rapidement, peu désireux de m'appesantir sur le sujet.
— Et ta mère ?
— Comment ça, ma mère ?
— Eh bien, elle ne s'inquiète pas ? Ma mère me ferait la peau si je rentrais aussi tard tous les soirs.
— Oh euh... ma mère est... ma mère est partie. Adultère. » murmurai-je rapidement, le cœur serré.
« Elle est morte, tu veux dire. »
— Ah. Pardon, je n'aurai pas dû demander.
— Non, t'en fais pas. Je n'aime pas en parler, c'est tout... »
Un silence inconfortable s'installa après ça, et ne pouvant le supporter plus longtemps je finis mon verre d'une traite et le reposai avec énergie.
« Je vais rentrer, histoire de pas rater le dîner. Merci de m'avoir fait cours, et de m'avoir laissé... tu vois de quoi je parle. On se dit à demain ?
— Isaak, attends, je... »
Je ne laissai pas le temps à Colin de continuer et partis chercher mes affaires dans la chambre. Une fois seul je pris quelques secondes pour calmer les battements frénétiques de mon cœur, puis récupérai sac et chaussures, et partis de chez Colin si rapidement qu'il n'eut pas le temps de m'interpeller.
Je réprimai des larmes vicieuses, et me rendis à l'arrêt de bus le plus proche. Je n'avais pas le courage de marcher jusqu'à chez moi, et la nuit était déjà bien tombée.
A l'issue de cette soirée avec Colin, j'étais désormais certain d'une chose. Attendre trop longtemps ne servait à rien, il fallait jouer le tout pour le tout.
Si Colin ne venait pas à mon anniversaire, alors je mettrais un terme à cette obsession.
J'en trouverai une autre, de toute manière.
J'en trouvais toujours d'autres.
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