#20 étais-je Kamia ?


Je me rappelais avec difficulté  mon père. Je me souvenais de son index atrophié, de sa silhouette affaissée, tout au plus. Il avait très vite disparu de ma vie. Trop vite, sans doute. Mais parce que ma mère avait rencontré Keith à mes huit ans, je n'avais jamais réellement pensé à mon père biologique. Tout ce qui comptait, c'était qu'il était parti. Il avait fui.

Et désormais, je l'avais imité. Heureusement que ma mère n'était plus là pour le voir.

Le lendemain, n'ayant ni le cœur à me confronter à Keith, ni l'envie de m'enfermer encore dans ma chambre, je recherchai le parc le plus proche après les cours. Une fois arrivé, je me perchai sur une balançoire. Je me laissai bercer quelques minutes qui me parurent des heures, jusqu'à ce que mon téléphone ne se mette à vibrer. Las, je le sortis tout de même. C'était un message de Léanne.

« Isa, t'es où ? »

Je lui envoyai l'adresse du parc, rangeai mon téléphone et me mis à me balancer avec plus d'énergie. La sensation me grisait, et je mis toute ma tristesse et ma frustration dans mes mouvements.

Petit à petit je cessai de me balancer, et au moment où je m'immobilisais, Léanne entra dans le parc. Je lui fis un signe de la main et elle vint s'asseoir sur la seconde balançoire. Je l'observai du coin de l'œil, et constata qu'elle avait l'air aussi défaite que moi.

« J'ai suivi Emilio et sa copine pendant leur rencard, me dit-elle enfin, et je faillis en perdre l'équilibre.

— Je te savais pas comme ça !

— Tu veux dire, comme toi ? rétorqua-t-elle, et je souris.

— Très juste. »

Elle me sourit vaguement, s'allongea en se tenant aux cordes, les yeux perdus vers le ciel.

« Il est temps que j'arrête de nier, non ? demanda-t-elle.

— Nier quoi ?

— Que j'aime Emilio. »

Je ne répondis rien et haussai les épaules. Je n'allais pas jouer la surprise alors que je le savais depuis un moment déjà. Léanne finit par se redresser, et ce n'est que là que je remarquai les larmes qui dévalaient son visage.

Je devais être réellement doué pour faire pleurer les autres.

« Ex-Excuse-moi, bredouilla-t-elle, je dois te mettre mal à l'aise...

— N-Non pas du tout ! J'étais sur le point de pleurer aussi, avant que tu n'arrives. »

Surprise, elle sécha ses larmes et m'offrit toute son attention. Je grimaçai, embêté d'en avoir dit autant.

« Pourquoi ? Il s'est passé quelque chose avec Colin ?

— C'est plutôt qu'il ne s'est rien passé, en fait...

— Ne me dis pas que tu lui a fait du rentre dedans quand je suis partie hier. »

Je la fusillai du regard, bien que ce soit exactement ce que j'avais fait, finalement.

« ... Disons juste qu'il y a quelque chose entre moi et Colin, quelque chose de difficile à vaincre.

— Alors, tu vas abandonner ? demanda-t-elle avec nonchalance.

— Absolument pas. »

Ma franchise semblait l'amuser, car son visage s'éclaira immédiatement.

« T'es vraiment un phénomène, Isaak. »

Ces mots continuèrent de tourner dans mon esprit même lorsque nous rentrâmes chez nous. Léanne m'avait expliqué qu'elle et sa mère se disputaient beaucoup concernant son déni d'anorexie, mais qu'elle avait finalement accepté d'aller voir un psychologue. « On ne sait jamais, il pourrait être utile », avait-elle dit en riant.

J'étais réellement heureux pour elle mais lorsqu'elle me suggéra en plaisantant de prendre rendez-vous moi-même, je grimaçai. L'idée m'écœurait, j'en avais déjà suffisamment vu dans mon enfance.

En arrivant chez moi, l'heure du repas étant largement dépassée, je prévoyais des représailles. Et je n'y coupai pas : Keith m'attendait de pieds fermes, assis à la table de la cuisine.

« Isaak, viens, je dois te parler. »

Je déglutis et déposai mon sac dans l'entrée, puis vins m'asseoir en face de lui, la tête rentrée dans les épaules.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Je sais, je suis souvent en retard, mais c'est parce que je bosse chez...

— Je sais que je ne suis pas le mieux placé pour te faire la leçon, me coupa-t-il, et je sais aussi que je ne remplacerai jamais ton père... Mais Isa, je suis la seule figure parentale qu'il te reste, et je compte prendre mon rôle au sérieux. »

Je n'aimais pas du tout ce début de conversation.

« Isaak, tu sais que tu peux me parler. Qu'est-ce qu'il t'arrives ces temps-ci ? Tu rentres n'importe quand, tu manges à peine, tu t'enfermes dans ta chambre... C'est le lycée, c'est ça ? Quelque chose ne va pas ?

— Non, ce n'est pas... » je me tus, dépité.

Est-ce qu'en parler à Keith était une bonne idée ? Je ne m'étais encore jamais confié à lui de cette façon... Cependant, il avait raison : il était mon unique parent. Je ne voulais pas laisser passer cette chance d'être honnête avec lui.

« J'ai quelques problèmes ces temps-ci, tu sais c'est ma dernière année de lycée, et... commençai-je.

— Ne va pas me faire croire que tes notes te préoccupent. Tu ne sais même pas quelles études tu veux faire.

— Très juste, renchéris-je en claquant du doigt. En fait, c'est plus gênant que ça... »

Il prit quelques secondes pour réfléchir.

« Un problème de cœur ? proposa-t-il, et je soupirai.

— On peut dire ça, oui. J'aime quelqu'un, mais... je sais pas.

— Comment s'appelle-t-elle ?

— Colin.

— Oh. »

Le silence s'installa, et j'ouvris de grands yeux ahuris en le voyant hocher la tête comme s'il notait simplement le nom dans son esprit.

« Ça n'a pas l'air de te choquer, lui fis-je remarquer.

— Tu sais, Isaak... Je ne suis pas ton père biologique, je n'ai pas la prétention de te connaître en tant que tel. Mais c'est ce qui me permet justement de t'accepter comme tu es... Parce que je ne te connais pas, je m'attends à tout. Tu aimes un garçon ? Très bien, je préfère que tu m'avoue cela plutôt que tu soit pédophile. »

Je ne pus m'en empêcher et éclatai de rire. Keith se révélait être très réconfortant, à sa manière... Et je m'en voulus d'avoir gardé mes distances avec lui pendant si longtemps.

« Je suis désolé de n'avoir jamais réellement parlé avec toi », lui confiai-je.

Mon beau-père me regarda un instant l'air grave, puis fit semblant de vomir.

« Deviens pas sentimental, ça te ressembles pas.

— Je croyais que tu ne me connaissais pas ? lui demandai-je malicieusement.

— J'ai menti. »

Je ris à nouveau et le repas se poursuivit dans une humeur beaucoup plus légère. Keith ne me demanda pas de détails sur Colin, et je lui en fus reconnaissant. Il profita de ce rapprochement beau-père/beau-fils pour me demander de l'aider à faire la vaisselle et je ne pus refuser, m'exécutant en ronchonnant.

Quand je retournai dans ma chambre, les cheveux encore humides de la douche que je venais de prendre, je m'installai dans mon lit et récupérai mon téléphone. Après un instant d'hésitation, je commençai à taper un message à Colin.

« Hey. »

Une fois envoyé je triturai ma lèvre inférieure, nerveux. En attendant sa réponse, je repris le livre que j'avais cruellement abandonné sur ma table de nuit il y a plusieurs semaines déjà. Peut-être que me replonger dans une comédie shakespearienne me distrairait de mon affliction ?

La vibration de mon téléphone une dizaine de minutes plus tard me fit lâcher immédiatement le pauvre livre, et j'ouvris rapidement ma messagerie.

« Hey. »

Je déglutis, me trouvant terriblement stupide d'être dans un tel état pour un simple message. J'avais le sentiment d'être dans l'une de ces nouveaux films romantiques où l'histoire d'amour se réduisait à des échanges constants de messages, jusqu'à ce que les deux personnages ne se rendent compte que se voir physiquement était beaucoup plus gratifiant.

Je me consolais en pensant que mes messages à moi étaient loin d'être des messages d'amour.

« Tu m'en veux ? », lui-envoyai-je, inquiet. L'honnêteté était bien plus aisée par écrit, mais d'une certaine façon, la réponse pouvait être bien plus difficile à accepter.

« Non. » fut la réponse de Colin.

Je souris, amusé de le voir si fidèle à lui-même. Pas de fioritures, seulement du simple et de l'efficace. Ma main écarta des mèches qui tombaient devant mes yeux, et je me rajustai dans le lit, fébrile.

« Pourquoi ? », lui demandai-je.

« Parce que. »

Sa réponse fut rapide, mais terriblement frustrante, bien que je commençasse à en avoir l'habitude.

« Mon anniversaire est dans deux semaines. Si je t'invite, tu viendras ? » j'écrivis, afin de changer de sujet.

« Peut-être. »

Je considérais cela comme un « oui » et ne pus m'empêcher de sourire. Finalement, notre relation se résumait à cela : Colin se contentait d'être évasif, et je me chargeais de l'interprétation. Généralement, celle-ci penchait en ma faveur.

Heureux de voir qu'il ne m'en voulait pas, je poussai le vice jusqu'à discuter avec lui un peu plus longtemps. Il me semblât que je parvenais à capter son attention car ses réponses se firent progressivement plus fournies, jusqu'à ce que l'on en arrive à débattre de l'utilité des anagrammes. Il me fallut cinq minutes complètes afin de lire la dernière réponse qu'il m'envoya à ce propos, et je ris en l'imaginant taper furieusement sur son téléphone, le nez retroussé comme il le faisait lorsqu'il était agacé.

Je mis fin à la discussion lorsque je me rendis compte que je somnolais entre chaque échange, et acceptai de bonne foi ma défaite face à ses arguments en béton.

Le lendemain matin, en me réveillant, je constatai que Colin m'avait envoyé un dernier message après que je me sois couché.

« étais-je kamia »

Je me redressai d'un bond, perplexe quant au contenu. Est-ce que cela faisait même sens ? Je n'avais pas la moindre idée de qui était « kamia », je ne savais même pas si c'était une réelle question. Je préférai conclure que Colin s'était endormi sur son téléphone et avait tapé n'importe quoi, et reposai l'appareil sur ma table de nuit pour me lever.

Pour une fois, j'avais une telle avance en arrivant au lycée que le portail n'était même pas encore ouvert. Un petit groupe d'élèves était amassé, la plupart attendaient scotchés sur leurs portables. Avec surprise, je repérai Emilio, et après avoir soupiré très longtemps je le rejoignis, les mains dans les poches.

C'était peut-être un con, mais ça restait sans doute mon meilleur ami. Enfin, on ne pouvait pas dire que la complicité était au rendez-vous... Mais il était l'une des rares personnes qui osait me dire les choses en face, et j'en faisais de même. C'est pourquoi, en arrivant à côté de lui, je ne me privai pas de lancer :

« T'as bien tiré ton coup hier soir ? »

Il releva vers moi un regard parfaitement blasé et hésita certainement entre m'en coller une et retourner sur ses messages, qu'il lisait avec attention. Finalement il rangea son téléphone et se redressa, adossé au mur où je l'avais rejoint.

« Je t'ai jamais vu au lycée aussi tôt. », fit-il remarquer sans me répondre. 

Je grimaçai, amusé malgré tout.

« J'ai mal dormi, mon beau-père a ramené une meuf et nos murs sont pas hyper épais... Bref. Je savais pas que tu avais une copine, tu aurais pu me le dire...

— Ah, parce que maintenant on est les meilleurs potes qui se disent tout et se racontent leurs secrets ?

— T'exagères »,  m'exclamai-je en lui frappant, sans aucune douceur, le bras.

Il resta silencieux un moment et je baissai la tête pour fixer mes pieds toujours fourrés dans des baskets vieilles de cinquante ans. Enfin c'était l'apparence qu'elles renvoyaient, bien qu'elles ne datent de l'hiver dernier.

« Elle s'appelle Jane. »

Je relevais la tête, surpris de l'entendre. Il ne rajouta rien, et je compris qu'il parlait de sa petite amie.

« Jane... ça me dit quelque chose...

— La capitaine des cheerleaders, lâcha Emilio, sans doute las de ma mémoire sélective.

Je le remerciai de m'avoir aidé d'un mouvement de tête, avant de grimacer. Non mais attendez...

« Emilio, tu sors vraiment avec la capitaine des cheerleaders ? Tu te rends compte au moins du cliché ambulant que tu deviens ? Merde alors, t'es d'un ennui mortel mon vieux ! »

Je touchais sans doute une corde sensible car je le vis très distinctement serrer les dents, et son regard se faire presque menaçant. Je devrais certainement craindre les gros tas de muscles qui composaient ses bras, mais j'étais trop éberlué pour ça.

Si à la prochaine évaluation de son équipe il était promu capitaine de l'équipe de foot, je devrais officiellement changer de meilleur ami.

Ou je pouvais aussi saboter son évaluation pour ne pas avoir à me chercher un autre pote. C'était compliqué de reconstruire une amitié vieille de plusieurs années, et je n'avais pas le courage de recommencer simplement parce que cet abruti était devenu un personnage de série insupportable.

Le portail du lycée s'ouvrit finalement, et au moment de me dépasser pour entrer, Emilio me lança :

« T'occupes pas de moi, Isaak. »

Il était bien gentil, mais ce n'était pas moi qui choisissais mes préoccupations. Ça me sautait dessus sans prévenir, ces trucs-là.

Lorsque j'allais entrer dans le lycée, un mouvement attira mon attention et je vis Colin à quelques mètres de moi. Comme il ne m'avait pas vu je me détournai pour me dissimuler derrière un poteau. Une fois qu'il eut pénétré à l'intérieur, je soupirai, et rejoignis la classe.

Je ne savais pas pourquoi je m'étais caché, mais ce fut la première chose qui me vint à l'esprit. Comme si... Comme si j'étais embarrassé. Mais c'était impossible.

Je n'étais jamais embarrassé.

Jamais.

Merde.

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