#16 Échecs et Mike, échec et mat
Le lendemain, je décidai que tout devait revenir à la normale, que ce soit pour Colin ou pour moi. Je refusais de voir Colin dans cet état à nouveau, et m'était bien trop laissé aller moi-même. Alors, une fois au lycée je fis de mon mieux pour agir comme à mon habitude. Après la première heure de cours, je retrouvai mon allégresse ordinaire, surtout afin d'éviter d'éveiller les soupçons. J'étais après tout presque certain que personne ne m'avait jamais vu déprimé au lycée... Et je voulais absolument éviter toute question personnelle.
Nous avions sport ensuite et je n'avais qu'une hâte : retrouver Colin et m'assurer qu'il allait bien. Je ne l'avais pas revu depuis la veille, n'avait pas osé le contacter par messages. Avait-il continué de pleurer une fois dans sa chambre ? J'espérais que non, que sa mère était venue le réconforter.
« Isaak, tu m'écoutes ?
— Non. »
Ma franchise ne fit pas rire Emilio, qui grogna à côté de moi. Je lui offris mon regard le plus indifférent avant de ricaner et me détourner définitivement de la fenêtre. J'avais certainement lorgné à travers elle durant le cours entier.
« Qu'est-ce que tu disais ? repris-je, déterminé à me changer les idées.
— Je te demandais si tu savais ce qu'avait Léanne.
— Elle ne m'a pas l'air d'aller bien d'habitude alors... répondis-je, perplexe quant à sa question.
— T'es vraiment un ignorant. »
Je pris un air outré, plus par le fait qu'il connaisse un mot aussi compliqué que par cette manie de m'insulter gratuitement. L'agressivité dont fit preuve mon ami me faisait rire intérieurement. Emilio méritait tellement de claques que c'en devenait attendrissant d'absurdité. Je savais cependant une partie de l'histoire désormais, et me penchai vers lui en plissant les yeux.
« Et pourquoi l'état de Léanne t'intéresses ? demandai-je sur un ton de conspiration.
— Pourquoi ça m'intéresserait pas ?
— Oh je sais pas, je pensais que puisque tu l'avais jetée pour une histoire de poids tu t'en ficherais...
— Elle t'a raconté ? s'étonna-t-il, sa belle assurance partie en fumée.
— Oui et ça explique son état d'anorexie avancée » rétorquai-je.
Son visage blêmit dans la seconde, et il me fusilla du regard. Soit Emilio était réellement concerné par la santé de Léanne, soit il se sentait suffisamment coupable pour se penser accusé personnellement. Dans tous les cas, j'espérais que ce soit bon signe.
« Léanne n'est pas anorexique.
— Et moi je suis un génie... Sérieusement Emilio ? Même moi qui suis mentalement désavantagé je sais reconnaître de l'anorexie. Tu as déjà vu Léanne manger à la cantine ? Elle analyse le repas pendant vingt minutes pour au final ne même pas y toucher ! »
Le professeur me fusilla du regard, sans doute parce que je ne savais pas chuchoter, et je baissais la tête pour reprendre plus bas :
« Quoi que tu dises, tu es au moins partiellement responsable. »
Ce n'était peut-être pas la chose la plus intelligente à dire, mais j'étais très loin d'être un bouddha et je n'avais pas la prétention d'y aspirer. Pour moi, Emilio était fautif, et je voulais qu'il en prenne conscience, bien que je le soupçonnasse de déjà le savoir.
La sonnerie stridente souffla la réponse de mon ami qui en conséquence me jeta un dernier regard assassin. La seconde suivante il disparut par la porte de la salle. Je roulai des yeux et rangeai mes affaires pour sortir à sa suite.
J'aurais pu le poursuivre pour terminer cette discussion, mais j'avais une chose bien plus importante à faire, à savoir retrouver Colin. En arrivant aux vestiaires, je constatai avec dépit qu'il était bien trop bondé pour espérer parler tranquillement au brun dès maintenant. Je le rejoignis au fond, l'air morose.
Il ne s'était toujours pas changé, comme d'habitude, mais cette fois j'attendis moi aussi que tous les autres soient partis pour retirer mon tee-shirt. Je vis du coin de l'œil Colin se changer également et me servis de mon occupation comme prétexte pour l'observer discrètement.
Traitez-moi de pervers si vous le souhaitez, en tout cas je ne me privai pas de suivre les courbes de son cou, ses épaules, son dos, même celles de son fessier, d'ailleurs très agréables. Souriant avec malice, je m'approchai derrière et posai une main sur ses fesses.
« Dis donc t'as un bon cul pour un mec Col'. »
Je me mangeai dans la seconde suivante son coude dans la mâchoire et reculai en grognant de douleur. Certes je l'avais mérité, mais ça faisait un mal de chien !
Étant la poule mouillée qu'il était, Colin s'enfuit avec rapidité et je terminai de m'habiller en massant ma pauvre mâchoire. En arrivant sur le terrain, je rejoignis tout de suite le brun qui prit soin de m'ignorer. Je fis la moue, lui offrant le regard le plus suppliant possible.
« Allez Col', je suis désolé... »
Je continuai de le supplier pendant plusieurs minutes jusqu'à ce qu'il accepte enfin mes excuses dans un soupir très long. Je poussai un cri de victoire, heureux de voir que cet intello obstiné pouvait de moins en moins me résister. J'étais certain qu'à terme, je ferai fondre cette couche de glace qui entourait son cœur... ou qu'au moins je parviendrais à y percer un trou.
Je m'apprêtai à entourer les épaules de Colin de mon bras quand un cri strident retentit, et je sentis une masse atterrir soudainement sur mon dos. Je jurai et perdis presque l'équilibre, entourant les jambes de mon assaillant pour l'empêcher de tomber.
« Putain Léanne ! » m'exclamai-je en me redressant.
Elle éclata de rire derrière moi, une main autour mes épaules pour se tenir, l'autre battant l'air frénétiquement. Je finis par rire moi aussi et tournoyai sur moi-même en guise de vengeance, n'arrêtant que lorsque j'eus le tournis.
« Isaak, Colin s'est enfui ! » s'écria-t-elle.
Je lâchai un juron et suivis des yeux la direction qu'elle pointait du doigt. Effectivement, Colin en avait profité pour s'éclipser à l'autre bout de la marée humaine que formait notre classe. Pris au jeu de Léanne, je me mis à courir à travers la foule, récoltant des regards étranges des élèves que je manquai de bousculer.
En nous voyant arriver, Colin tiqua, mais à mon grand soulagement ne s'échappa pas à nouveau. Arrivé à sa hauteur, je tapotai la cuisse de Léanne pour lui signifier de descendre. Je commençais à me fatiguer de la porter, bien qu'elle ne pesât pas très lourd.
« Tu as pris ta Ventoline ? » demandai-je à Colin, les sourcils froncés.
Je ne me rappelais que trop bien du cours de sport où il avait fait une crise... Entre temps, je m'étais renseigné et avait appris que ce n'était pas aussi grave que ce que je pensais... Mais ça ne m'empêchait pas de m'inquiéter. Personne n'aimerait voir la personne qui compte le plus pour eux ne plus parvenir à respirer...
Colin sortit sa Ventoline de sa poche et acquiesça en me la remuant devant les yeux. Je souris, immédiatement rassuré.
Le cours commença enfin, et nous fûmes séparés en deux équipes pour une partie de football. C'était terriblement cliché, mais ce professeur remplaçant n'avait pas l'air très motivé à faire son boulot correctement.
Colin se retrouva dans mon équipe, pour mon plus grand bonheur, et contre toute attente, il se débrouilla très bien. Non seulement le brun était très rapide, mais il visait également avec une précision redoutable.
Pourtant, il excella en particulier dans les buts. Je m'étais rendu compte pendant le match que Colin faisait des sortes de calculs pendant qu'il jouait. Je le voyais à la manière dont ses lèvres remuaient sans cesse, comme lorsqu'il réfléchissait, à son regard concentré, à cette façon qu'il avait de jouer sans réellement vivre le moment. J'avais alors proposé au capitaine de notre équipe de le mettre dans les buts... Et depuis, plus aucune balle ne passa.
Pendant la pause, je rejoignis Colin, une bouteille d'eau à la main. Je la lui lançai une fois à sa hauteur, en souriant.
« En fait t'es un prodige du foot ! Comment tu fais pour calculer la trajectoire de toutes les balles ?
— Je ne calcule pas la trajectoire... J'anticipe le jeu.
— Tu m'as caché que tu savais lire l'avenir ?
— Abruti, ça n'a rien à voir... C'est juste que je joue aux échecs.
— Et alors ?
— Et alors, les échecs et le foot fonctionnent de la même manière. Le foot est juste beaucoup plus simple. Je compare les mouvements des joueurs à ceux des pièces d'échecs, et j'arrive à prévoir leurs mouvements, c'est tout. »
Je sifflai, impressionné. Je n'aurai jamais cru que jouer aux échecs permettait de jouer au foot, mais rien ne devrait plus m'étonner avec Colin...
Un immense sourire collé au visage, je m'approchai de lui et lui ébouriffai les cheveux, le cœur gonflé de fierté. Je l'avais peut-être vu plus fragile que jamais, mais ça ne lui retirait pas sa force que j'admirais tant.
Quand le match repris, on s'accorda tous à laisser Colin dans les buts. Tout se déroulait parfaitement bien, jusqu'à ce qu'il perde sa concentration pendant quelques secondes, son regard attiré par quelque chose d'autre que le ballon, et qu'un joueur adverse n'en profite pour tirer. La balle percuta violemment le visage de Colin et mon cœur rata un battement en le voyant s'effondrer. Je courus vers le coupable, furieux.
« T'étais obligé de lui tirer dans la tête ?! hurlai-je presque à l'intention de Mike.
— Il n'avait qu'à s'écarter... Ce n'est pas de ma faute s'il se croit meilleur que nous ! Ça lui apprendra. »
Je résistai à l'envie de lui arracher la tête. Maintenant que je le regardais mieux, Mike faisait partie de ces connards qui avaient insulté Colin. Puisque le professeur s'approchait de nous je ravalai ma colère et serrai les poings.
Reportant mon attention sur Colin, je le rejoignis en trottinant. Léanne s'était accroupie à côté de lui et l'aidait à se redresser. Je me baissai également et pris en tremblant son visage dans mes mains pour l'inspecter, inquiet. Heureusement, il n'y avait pas de sang, seulement une trace rouge sur son front. Bientôt Colin chassa mes mains et se redressa de lui-même.
« Ça va ? lui demandai-je. Donne-moi une anagramme ?
— « real fun » et « funeral », me récita-t-il mécaniquement.
Je tapotai son épaule, satisfait, puis m'éloignai. Colin me donnait l'impression de ne pas vouloir être le centre d'inquiétude, alors je décidai de ne pas m'attarder. Durant tout le reste du cours, mon regard passa de Colin à Mike, avec pour le premier une inquiétude involontaire, et pour le second une haine brûlante. Je ne supportais pas l'idée de laisser Mike s'en sortir de cette manière. Ce genre de personne devait être remise à sa place immédiatement. Plus le temps passait, et plus une idée s'imposait à mon esprit : Mike ne pouvait pas s'en tirer comme ça.
Lorsque nous regagnâmes les vestiaires, j'avais pris ma décision : Je me chargerai moi-même de le faire payer, pour venger Colin. Et ce n'était ni par héroïsme ni par altruisme que je le ferai, mais bien par pu égoïsme. Colin était tout à mes yeux, et je ne supportais pas qu'on puisse lui faire du mal à mon insu.
Les cours se poursuivirent et ma décision se concrétisa au fil des minutes, jusqu'à devenir un plan infaillible et sournois. Il me fallut attendre la fin des cours pour commencer à agir, et je passai le reste de la journée à m'impatienter sur ma chaise, agaçant tour à tour Milo, ce bon vieux Milo, qui finit par pester qu'il ne serait plus jamais mon voisin. Je n'essayai même pas de le retenir, ne ressentant de dépendance qu'envers Colin.
Je ne dirais pas que je me fichais de Milo, mais depuis le début notre amitié ne s'était basée que sur les apparences. Je repensai en souriant à notre rencontre. Il m'avait très clairement dit, et je l'admirais pour ça, qu'il ne voulait être aperçu avec moi que parce que j'attirais les filles comme des mouches. J'avais le charme du petit nouveau du lycée, un sourire bien plus avenant qu'aujourd'hui. Maintenant, les filles me connaissaient, les plus entreprenantes continuaient parfois à me tourner autour mais la plupart s'étaient lassées.
Pourtant Milo avait continué à me parler, devenant finalement l'un de mes plus proches amis. Quand je lui avais demandé, un jour, pourquoi il restait avec moi, il m'avait répondu : « Tu rends la vie un peu moins chiante. »
Quand l'heure du glas sonna enfin, je fus l'un des premiers dehors. Je m'étais brièvement renseigné sur Mike, et même si nous partagions très peu de cours, j'avais réussi à savoir où il était à cette heure-ci. Je ne comptais pas passer à l'action dans l'immédiat – un bon plan était un plan qui prenait le temps nécessaire – mais j'avais l'intention de préparer le terrain. Je partis donc en quête de la salle que Mary, la petite-amie de Mike m'avait indiqué, et attendit devant celle-ci que ma cible n'en sorte.
Ça ne tarda pas et je le vis bientôt apparaître au milieu de sa petite bande au complet. Sans pouvoir m'en empêchait je levais les yeux au ciel. En matière de clichés on ne faisait pas mieux, et ils transpiraient la bêtise même à l'autre bout de New-York.
Devoir entrer en contact avec ce genre de personnes me répugnait, mais je dus bien m'avancer pour l'interpeller, en serrant les dents.
« Eh, Mike ! T'as deux minutes ?
— Tu veux quoi Isaak ? me demanda-t-il, l'air mauvais.
— Juste te parler d'un truc, tes larbins peuvent bien se débrouiller tout seuls quelques secondes ? »
Évidemment les dit « larbins » en question se montrèrent prêts à me sauter dessus, mais Mike fit montre d'une prévisibilité qui dépassa mes attentes et les ignora, les sourcils froncés. J'haussai les sourcils, dans l'attente, et il grogna avant d'enfin accepter de me suivre.
Je n'allai pas très loin, mais suffisamment pour nous éloigner du groupe de parasites.
« Isaak j'ai pas que ça à foutre, commença-t-il, mais je l'interrompis.
— Ta copine.
— Quoi, ma copine, Mary ?
— Oui, ça te dérange si je me la tape ?
— Pardon ?! »
Il avait l'air prêt à m'arracher les yeux. Je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire mesquin.
« Elle me plais bien, et je suis sûr que je lui plais aussi... Tu m'en veux pas si je te la pique ?
— Va te faire foutre mec ! Tu te prends pour qui ?!
— Quoi, t'as peur que j'y arrive ?
— N'importe quoi !
— Alors on n'a qu'à nous départager demain. À moins que tu n'aies peur que je te casse la gueule...
— Aucun risque, connard !
— Demain midi, derrière le bâtiment de chimie. Soit un homme et rameute pas ton troupeau ! »
Il m'avait progressivement bloqué contre le mur, se croyant certainement impressionnant... Et même si j'avais la trouille, je n'avais rien laissé paraître. Maintenant que mon objectif était atteint, je n'avais plus besoin de fanfaronner, et je m'échappai rapidement, partant presque en courant.
En chemin, je croisai Colin et freinai immédiatement, pour arriver à sa hauteur. J'entourai ses épaules d'un bras comme j'adorais le faire, ignorant son soupir.
« Prêt pour notre cours du soir, professeur ? lui demandai-je avec un sourire enjôleur.
— Je suis toujours prêt. Où est Emilio ? »
Je fis la moue en le voyant aussi imperméable à mon ton joueur, et envoyai rapidement un message à Emilio.
« Je lui dis de nous attendre devant le portail. »
Colin acquiesça sans même me regarder, et j'eus beau essayer, je ne croisai jamais son regard. Je me détachai de lui, agacé. Je faisais tellement d'efforts pour le venger, et cet ingrat ne voulait même pas me regarder ! J'avais tellement envie de me plonger dans ses yeux si particuliers...
J'espérais que demain, il se montrerait un peu plus reconnaissant.
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