#11 Le remord, les péchés et le Soleil

La journée du lendemain ne fut que la conséquence logique de la soirée d'hier. Une journée morne, étrange, inhabituelle... et intransigeante. Comme je l'avais prévu, Léanne m'avait parfaitement ignoré. J'avais donc décidé de la laisser tranquille, puisque je me sentais suffisamment coupable pour avoir passé ma colère sur elle. Quand j'étais arrivé au lycée, je n'avais pas insisté en la voyant assise à côté de Colin. J'avais voulu jeter mon dévolu sur Emilio, mais ce traître m'avait si mal regardé que j'avais pris un virage serré vers Milo. Ce pauvre Milo... Il me servait perpétuellement de plan B.

« Ça va Isaak ? me demanda-t-il quand je m'assis.

— Hein ? Oui, oui... » répondis-je distraitement.

Il n'insista pas, et je m'en voulus de le laisser tomber comme cela... Mais mon esprit était bien trop occupé pour que j'aie la patience de faire semblant. Mon regard passa de Léanne et Colin, à Emilio assis tout au fond. Agacé par cette ambiance, je grimaçai, puis m'enfonçai un peu plus dans ma chaise, les yeux baissés sur mes feuilles de cours.

« Il se passe quoi entre toi et eux trois ? réessaya Milo en se penchant vers moi, me faisant sursauter.

— De quoi tu parles ? demandai-je, sur la défensive. Milo leva les yeux au ciel et croisa ses bras.

— Je te parle de Colin, Léanne et Emilio. On vous a vu rentrer ensemble hier soir. C'est une nouvelle lubie ? Déjà, que tu t'accroches au petit génie c'est étrange... Mais pourquoi les deux autres ?

— J'ai envie d'être leur ami. Ça pose un problème ? lui répliquai-jeun peu sèchement.

— Bah, c'est pas vraiment le genre de personne avec qui tu traînes d'habitude...

— Et alors ? Moi j'aime pas les filles que tu te tapes, est-ce que je te le reproche ? »

Cette fois, il arrêta pour de bon.

Je ne saurais pas dire si la soirée de la veille avait été désastreuse ou non. En me réveillant ce matin, j'avais eu l'impression d'avoir fait un rêve, un rêve à la fois merveilleux et horrible, à double tranchant. J'avais à la fois perdu, et gagné quelque chose ce soir-là. Mais ce que j'avais perdu, j'allais le retrouver. Qu'est-ce que j'avais perdu, d'ailleurs ?

Cette journée fut donc comme toutes ces journées qui suivaient un désastre : morne, prévisible, un peu irréelle aussi. Le genre de journée où chacun médite sur ses actions passées, où l'on se demande ce qui a bien pu foirer, où l'on se répète toutes ces belles répliques qui auraient été parfaites à ce moment-là, mais qui désormais avaient le goût amer du ridicule.

Je ne savais pas vraiment pourquoi la froideur de Léanne m'affectait tant. Je m'étais toujours considéré comme une personne incapable de regrets. Je ne regrettais rien, jamais, que ce soit mes erreurs ou mes pertes. J'étais quelqu'un qui regardait droit devant soi. Ces temps-ci pourtant, je revenais souvent en arrière. Est-ce que je regrettais aussi ce que j'avais fait à Léanne ?

La seule chose qui empêcha cette journée de devenir complètement déprimante fut Colin. Fidèle à ses engagements, il acceptait finalement mes marques d'amitié : j'avais pu m'asseoir à ses côtés à certains cours, manger avec lui, sans que jamais il ne se plaigne. Mais ce n'était pas assez pour moi. Je voulais que ces marques d'affection soient réciproques.

Je ne voulais pas être le seul à courir vers lui quand je l'apercevais dans un couloir. Je ne voulais pas être le seul à faire toujours le premier pas. Colin, en acceptant mon amitié, était entré sans s'en douter dans un cercle infernal. Le cercle de ma gourmandise, et de mon avarice. J'étais coupable de nombreux péchés capitaux, peut-être même des sept en même temps. Mais ceux-là... Ceux-là étaient terribles. Parce que ce n'était pas moi qu'ils bouffaient. C'était les autres.

« Isaak, j'aimerais vous voir dans mon bureau après ce cours. »

La voix de M. Cooper brisa la litanie déprimante de mes pensées et je faillis en sursauter assez comiquement.

« Euh oui, oui. Très bien monsieur. »

Mon voisin de table ricana et je lui donnai un coup de coude bien senti. Agacé je me recroquevillai sur ma chaise et n'écoutai pas un mot du cours jusqu'à ce que la cloche sonne. Pour une fois, je ne fus pas l'un des premiers dehors, et je regardai dépité les élèves quitter la salle un par un. Nous en étions à la troisième heure de l'après-midi, beaucoup avaient sans doute déjà terminé les cours...

« — M. Cooper, vous vouliez me voir ? »

Je fus surpris de voir Emilio entrer dans la salle. Il n'avait pourtant pas cours ici cet après-midi... Je lui fis un signe de tête, mais il ne me regarda même pas. À la place, il se mit debout devant le bureau du professeur, et après un instant d'hésitation, j'en fis de même. M. Cooper rassembla quelques feuilles éparpillées avant de finalement nous accorder son attention.

« Je voulais vous voir tous les deux à propos de vos notes. » commença-t-il.

Je grimaçai ouvertement et remarquai qu'Emilio lui non plus ne semblait pas à l'aise. Nos résultats scolaires étaient, chez l'un comme chez l'autre, un sujet qu'il ne fallait pas trop aborder.

« Comme vous devez vous en douter, elles sont catastrophiques, continua M. Cooper. Vous avez chacun bénéficié d'un certain nombre d'avertissements... Qui n'a visiblement pas été suffisant.

— M. Cooper, je ne peux pas me concentrer sur mes études et m'investir dans l'équipe de foot du lycée en même temps... tenta Emilio, et je souris. Imbécile.

— C'est vrai. Devrais-je vous exclure de l'équipe dans ce cas ? Ainsi, vous auriez suffisamment de temps pour vos études...

— Non ! Non, s'il vous plaît, je ferai de mon mieux... »

Je gloussai le plus discrètement possible. Emilio n'aurait jamais dû aborder ce sujet, il creusait sa propre tombe...

« Pas le peine de rire M. Harris, vous n'êtes pas mieux de votre côté. Et vous ne participez à aucune activité durant les heures de cours... Vous n'avez donc aucune excuse.

— Mais M. Cooper, ce n'est pas de ma faute si le lycée persiste à me faire passer à l'année suivante alors que je devrais redoubler... essayai-je comme maigre défense.

— Si vous passez, c'est que vous avez le niveau. C'est votre paresse qui vous a mené devant moi aujourd'hui, tous les deux. »

Emilio et moi nous regardâmes. Je n'osai pas imaginer le pire.

« C'est pourquoi l'établissement vous offre une dernière chance de réussir vos examens finaux. Vous recevrez, tous les jours à partir de demain, des cours particuliers de la part du meilleur élève de votre année... »

Oh oh, j'avais peur de comprendre...

« ... De ce fait, vous devrez étudier chaque soir avec Colin Millers. Je le pense suffisamment brillant pour pouvoir faire rentrer quelques notions dans vos cerveaux trop étroits. J'en ai déjà parlé avec lui, et il sera tenu de vous faire passer des tests régulièrement. Ces notes extrascolaires devront vous permettre de remonter votre moyenne et, qui sait, réussir vos examens. »

Puisque tout ceci devait être une punition, je me retins de sauter de joie. M. Cooper avait l'air plutôt fier de lui, je ne voulais pas gâcher son plaisir.

Le professeur nous libéra finalement après encore dix bonnes minutes de sermons et de mise en garde. Pour moi les cours étaient terminés alors je m'apprêtai à partir, mais en voyant Emilio filer dans les couloirs je me rappelai une chose assez... importante. Je me mis donc à courir pour le rattraper et me plaçai devant lui.

« Attends ! Je me demandais... comment va Léanne ? J'ai vu que tu avais mangé avec elle ce midi et...

— A ton avis ? » me répondit-il froidement.

Il me dépassa en percutant nos deux épaules et je fronçai les sourcils. Il pensait réellement qu'il allait s'en tirer en boudant ? Je me retournai et attrapai son bras, revenant à nouveau devant lui.

« Tu peux m'expliquer cette humeur ? Tu ne m'as plus regardé aussi mal depuis que j'ai crevé ton ballon préféré et...

— Ne joue pas au gars naïf, Isaak. T'es peut-être un con, mais t'es certainement pas naïf. Ce que t'as fait hier à Léanne ? C'était dégueulasse. Alors c'est pas à moi que tu devrais parler, là maintenant tout de suite, tu crois pas ?

–– Je... »

Mais je ne dis rien de plus. Il n'y avait rien à rajouter de toute façon. J'étais tenté de contre-attaquer, mais me résignai au dernier moment. Parfois, même si cela faisait mal, il fallait pouvoir admettre sa défaite. Peu importait à quel point j'avais envie de percuter la joue d'Emilio avec mon poing... Je n'en avais pas le droit. Parce qu'il avait raison.

Puisque j'étais resté interdit, mon ami en avait profité pour s'échapper. Il me fallut plusieurs bousculades de la part d'autres élèves pour que je me décide à m'écarter de leur chemin. Parler à Léanne... je devais parler à Léanne. Très bien, mais où était-elle ? Je ne connaissais même pas son emploi du temps...

« Pourquoi tu restes planté là ? »

Je fis un fabuleux bond sur le côté au son de la voix de Colin. Il s'était penché vers moi en arrivant, cherchant sûrement à attirer mon attention alors que je regardais autour de moi. Je me raclai la gorge et fourrai les deux mains dans mes poches. Pourquoi devait-il se tenir aussi près ? Je pouvais presque sentir son shampoing !

« Je euh... Je cherche Léanne, bafouillai-je.

— Oh, répondit Colin, elle a cours d'histoire avec moi.

— Donne-moi le numéro de la salle, je vous retrouverai après ce cours alors ! Et... on pourra rentrer ensemble comme ça, proposai-je en détournant légèrement le regard. Colin haussa les épaules et s'écarta enfin pour se redresser.

— Tu as encore cours ? s'étonna-t-il. Je pensais que tu finissais à cette heure-là aujourd'hui...

— Non non, j'ai cours de littérature ! » mentis-je.

Sans demander plus, il me donna le numéro de la salle puis s'éclipsa, se fondant dans le flot d'élèves retardataires qui se pressaient. Très vite, je le perdis de vue, et lâchai un long soupir. Je n'avais plus qu'à patienter une petite heure...

Je décidai donc de rejoindre un endroit tranquille où je pourrai peut-être dormir. Après réflexion, je me dirigeai vers le banc au portrait d'Einstein. C'était là que Colin et moi avions eu notre première véritable conversation après tout. Quand j'y parvins, je laissai tomber mon pauvre sac au sol et m'allongeai sur les lattes de bois sales.

Les minutes passèrent, durant lesquelles je fixais le ciel. Mais impossible de m'endormir. Mes pensées bourdonnaient, mon esprit partagé entre Léanne et Colin. J'aurais voulu pouvoir me laisser aller à l'adoration du brun, mais mon amie ne voulait pas me laisser en paix. Je ne trouvais pas l'énergie de rire à ma situation, mais j'en avais très envie. Habituellement, j'étais celui qui changeait les autres. Et aujourd'hui, je me retrouvais à m'inquiéter pour de quasi-inconnus. Peut-être étais-je fatigué de tout ça. De cette attitude, cette vision du monde. Rester émotionnellement à distance de tous. Être l'attaquant, sans jamais laisser tomber mes défenses.

Je me demandais ce que pouvait ressentir le Soleil. N'était-il pas dans le même cas, à toujours garder les autres loin de lui ? N'en avait-il pas assez d'émettre des rayons mortels pour se défendre des autres ? Si Colin pouvait lire dans mes pensées, il me traiterait certainement d'idiot. Évidemment, il était dans notre intérêt à tous que ces rayons continuent de brûler. S'ils disparaissaient, alors ce serait la fin de notre système solaire... Mais Colin ne pouvait pas comprendre la souffrance de ce pauvre Soleil. Moi, je la comprenais.

Je ne m'étais peut-être pas endormi, mais quand la sonnerie retentit, j'eus l'impression qu'on me réveillait d'un songe très agréable. Pourtant je me rappelai très vite ce que j'étais censé faire et je me levai à toute vitesse, récupérai mon sac, et courus jusqu'à la salle de classe.

Quand j'arrivai, Colin sortait tout juste, mais Léanne était déjà en route vers l'entrée du lycée. J'hésitai alors entre m'arrêter pour Colin et continuer, trottinant sur place pendant bien une minute. Mais après un regard désolé à Colin -qu'il ne vit même pas- je préférai rattraper Léanne.

« Léanne ! Léanne Monroe, attends-moi ! »

Je parvins finalement à la rattraper et saisis son bras en stoppant ma course. Je la sentis se tendre, sûrement parce que j'avais serré un peu trop fort, mais j'attendis qu'elle se tourne vers moi pour la lâcher. Léanne croisa mon regard quelques secondes avant de le détourner, fourrant ses mains dans ses poches. Et je ne pus m'empêcher de remarquer sa maigreur. Je n'étais pas très observateur, mais ça sautait tellement aux yeux...

« Tu veux quoi, Isaak ? demanda-t-elle finalement. Je lui souris et m'écartais un peu, prêt à lever mes mains en l'air pour prouver que je venais en paix.

— Je voulais savoir si je pouvais passer chez toi, ce soir ? On a eu un cours de littérature en commun, sauf que je me suis endormi... Je voudrais juste jeter un coup d'œil à tes notes. S'il te plaît ? » je rajoutai.

Forcément, elle fronça les sourcils. Je ne pouvais pas lui reprocher de trouver ça louche, mais j'étais si mauvais en subtilité que je n'essayais même plus maintenant, je fonçais simplement dans le tas.

« Pourquoi je devrais te passer mes notes ? Tu peux pas récupérer celles d'Emilio ? essaya-t-elle, mais rien n'y ferait.

— L'écriture d'Emilio est illisible. De toute façon, ce n'est pas comme s'il était assidu en classe...

— C'est vrai. »

Je la vis se mordre la lèvre, agacée. Si elle avait plus de neurones que moi, elle devait bien se douter que je ne venais pas que pour des notes de cours. Je n'étais pas aussi travailleur...

« S'il te plaît. Je sais que t'es pas quelqu'un d'égoïste, j'essayai à nouveau, le regard suppliant.

— Contrairement à certains. »

Ouch. Je l'avais sûrement méritée. Je lui offris un sourire coupable, et après encore quelques instants à me scanner avec méfiance, elle finit par soupirer. Bingo.

« Ton téléphone, dit-elle enfaisant un geste vers ma poche. Je vais t'envoyer mon adresse. »

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