#4 Un banc, une pomme, et Hana

Le déjeuner s'était déroulé bien mieux que ce que j'avais imaginé. L'arrivée imprévue de Léanne avait rajouté un peu de piment dans ma quête de connaissance de Colin Millers, bien que le premier concerné ne semblât pas ravi... Mais il ne fallait pas être un génie pour comprendre que Colin n'aimait pas les autres, et encore moins les rencontrer. Pour un surdoué, je l'aurais supposé beaucoup plus dégourdi : Colin, plus que tout autre, devrait savoir que l'homme ne pouvait simplement pas vivre par lui-même. Je trouvais amusant que moi, un éternel cancre, en aie davantage conscience que le petit génie de ce lycée.

Et si Colin n'avait montré aucune envie de rencontrer Léanne, celle-ci en avait décidé autrement. Elle avait littéralement passé le repas à parler, enchaînant anecdotes amusantes et histoires passionnantes, qu'elle interrompait parfois par des questions indécemment personnelles auxquelles Colin refusait toute réponse – à mon grand désespoir. Extravagante et passionnée, Léanne était remontée dans mon estime, et je me demandais même pourquoi je ne l'avais pas connue plus tôt. Petite et ronde, ses cheveux châtains constamment attachés, je ne l'avais auparavant jamais vu sans son petit groupe d'amies qui piaillaient sans cesse dans un coin. Mais aujourd'hui, lorsqu'elle était venue nous voir, un détail important m'avait frappé : finies les jolies courbes et les bonnes joues, sa silhouette s'était considérablement affinée, et si je n'étais pas aussi obsédé par une seule personne à la fois, je dirais même que je regrettais ses formes généreuses.

Je n'avais cependant posé aucune question, préférant écouter attentivement ses tentatives de conversation avec Colin, dont le nez s'était rapproché de plus en plus de son assiette au fur et à mesure qu'elle l'assommait de questions. Je ne l'avais pas aidé cependant, me penchant plus en avant quand la réponse à une question aurait pu m'intéresser. Lorsque la sonnerie de reprise des cours avait sonné, Léanne avait soudainement stoppé sa tirade pour demander à Colin de l'aide avec sa physique-chimie. Je ne m'étais pas étonné quand le brun avait sèchement refusé, mais avait offert un regard d'excuse à Léanne quand je m'étais dépêché de suivre Colin à l'extérieur de la cafétéria.

« Pourquoi tu ne veux pas l'aider ? je demandais finalement, rattrapant le brun. 

Il me jeta l'un de ses regards hautains qui me fit rire nerveusement. Si un regard pouvait tuer...

« Je ne vois pas pourquoi je l'aiderais. Si elle voulait vraiment de bonnes notes, elle travaillerait plus dur. » 

Ce fut la seule réponse que je pus obtenir de lui.

Sa manière de penser et de voir le monde me sidérait. Colin était horriblement rationnel, il analysait tout avec sa raison, et non avec son cœur. Si je n'étais pas si mauvais en philosophie, je m'avancerais pour dire qu'il représentait cet homme sage et raisonnable dont un certain Socrate faisait les louanges... Ou était-ce Épicure ?

« Mais si tu acceptais de l'aider, tu pourrais devenir son ami non ? Tu devrais saisir cette opportunité...

— Je n'ai pas envie de devenir ami avec quelqu'un qui ne s'intéresse à moi que pour mon intelligence. Sa réponse me fit froncer les sourcils.

— Quoi ? Je suis sûr que ce n'est pas que pour ça ! Léanne à l'air d'être une super fille et...

— Et elle ne m'a jamais adressé la parole jusqu'à aujourd'hui. Je suis dans sa classe depuis le collège, Isaak. »

Je ne trouvai rien à redire à ça. Je ne partageais certainement pas l'avis de Colin, mais malheureusement, je comprenais son point de vue... Il n'avait pas l'intention de bâtir une possible amitié sur un intérêt à sens unique. L'amitié ne devrait surtout pas être intéressée, après tout.

« Dans ce cas-là je ne suis pas mieux qu'elle. Je ne t'avais encore jamais adressé la parole jusqu'à lundi. Et pourtant, je t'assure que j'ai les meilleures intentions du monde », repris-je en apparaissant à côté de lui.

 Il m'observa du coin de l'œil et haussa les épaules.

« Ça, c'est toi qui le dis. »

Lui faire la conversation était beaucoup plus difficile qu'il n'y paraissait. Il essayait constamment d'y mettre fin, en se montrant froid, déprimant et négatif, si bien que moi-même, j'avais du mal à trouver l'inspiration pour lui parler. Et pourtant, j'étais l'une des personnes les plus bavardes de la classe.

Puisqu'on ne reprenait pas les cours avant deux heures, Colin avait jeté son dévolu sur un petit banc dans un recoin du lycée que je n'avais encore jamais remarqué. En arrivant, j'avais été momentanément sidéré par la misère qui émanait de ce banc, sans doute oublié par les agents d'entretien depuis des années. Les plaques de bois étaient brunies par les années, et recouvertes d'inscriptions en tout genre, des insultes les plus dégradantes aux manifestations politiques, jusqu'au très réaliste portrait d'Einstein au stylo bille sur le dossier.

Sans aucune hésitation, Colin vint s'y asseoir, déposant son sac à ses pieds. Il semblait si à l'aise, j'en déduisis qu'il devait venir très souvent ici. Pour quoi au juste ? Se cacher ? C'était très réussi, peu d'élèves devaient connaître l'existence de cet endroit. Un recoin bloqué entre deux bâtiments, qui avait miraculeusement échappé au rôle de local poubelle, comme tous les autres petits coins de l'établissement.

Alors que le brun sortait un petit livre de poche de son sac, j'optai pour le sol et m'y assis en tailleur à côté des jambes de Colin, le haut du dos appuyé contre le banc, mon épaule contre son genou. Sans un mot, il se plongea dans sa lecture, et je me tortillai pour l'observer quelques secondes avant de rendre à mon cou une posture un peu plus naturelle. Après avoir expiré lentement, je fermai les yeux et basculai ma tête en arrière, l'appuyant contre le banc. La chaleur insupportable persistait malgré le vent qui essayait vainement de nous rafraîchir, et après peut-être une dizaine de minutes d'immobilité, je craquai, me levant d'un seul bond. Je vis du coin de l'œil Colin sursauter et souris malicieusement. Il se reprit très vite, comme prévu, et j'étirai mes bras vers le ciel, fixant le sommet du bâtiment.

« Tu penses qu'on meurt en tombant du toit ? » je demandai finalement.

Colin soupira mais quitta des yeux son livre malgré tout, pour m'offrir un regard parfaitement ennuyé. Mais chaque fois qu'il me montrait son mécontentement, mon sourire ne faisait que s'agrandir.

« Si tu tombes de trois étages, ton corps percute du béton si rapidement que tous tes os sont réduits en bouillie, et je ne parle pas de tes organes. Donc oui, vraisemblablement, tu meurs. Mais ne saute pas quand je suis là, merci, répondit-il, et mon sourire s'agrandit.

— Tu aurais ma mort sur la conscience ? C'est gentil de t'inquiéter pour moi !

— Pas du tout, je m'en fiche comme de l'an quarante...

— Tu es sûr ? 1940 c'est la guerre quand même... »

Cette fois, ses yeux exprimèrent une surprise réelle, et me donnaient l'impression qu'il découvrait la chose la plus stupide qui soit. Et cette chose, c'était moi. Je lui rendis son regard perplexe, et croisai mes bras contre mon torse. Finalement il sortit de sa torpeur, et porta une main à son nez pour en pincer l'arête. Oh... À ce point ?

« ... L'an quarante, Isaak. Parce que justement, il ne s'est rien passé en l'an quarante. Donc tout le monde s'en fout. Tu ne connais même pas cette expression ? »

Bien sûr, tout s'expliquait. Évidemment qu'on ne s'en fichait pas de 1940. Mais l'an quarante, en revanche... Eh bien j'avais même oublié qu'il y avait un an quarante. Un peu comme toutes les années avant le XIIe siècle. Quoi qu'il en soit, je trouvai rassurant de savoir que si je souhaitais me suicider, je pourrais mourir à coup sûr en tombant du toit. Je n'aurais pas voulu me réveiller dans un lit d'hôpital, complètement paralysé et incapable de mourir à nouveau... Je décidai donc d'envoyer une pensée compatissante à tous ces pauvres êtres qui ne pouvaient même pas quitter ce monde qui les faisait souffrir.

Le visage d'une jeune brune s'imposa à mon esprit soudainement et je refermai les yeux afin de la chasser. Durant ma dernière année de collège, j'avais été obsédé par une fille, Hana, et après plusieurs mois d'essais infructueux à la séduire, lui plaire, elle avait fini par accepter de sortir avec moi. J'avais été heureux au-delà du possible alors, mais mon amour pour elle s'était petit à petit éteint, maintenant qu'elle était acquise. À l'image de Don Juan, mon cœur se trouvait incapable d'aimer un semblable déjà obtenu. « Tout le plaisir de l'amour est dans le changement » avais-je pensé en me rappelant la pièce de théâtre de Molière que j'avais lu, enfant. Un mois après cette résolution, alors que j'avais préféré rompre avec Hana pour ne pas la blesser plus longtemps, la police avait retrouvé son corps noyé dans la baie de New York.

J'ignorais pourquoi ce souvenir revenait me hanter aujourd'hui. Peut-être était-ce parce que, même après toutes ses années, je n'osais pas imaginer ce qui avait pu pousser Hana à arrêter de vivre. On avait eu beau me répéter inlassablement qu'elle n'avait jamais été très forte psychologiquement, et souffrait de dépression chronique, je n'avais jamais trouvé cette excuse suffisante pour expliquer son acte. Hana était une âme blessée, et j'avais été la faucheuse qui avait rompu la dernière corde qui la maintenait parmi les vivants.

Je sortis brusquement de mes pensées pour constater que mon sujet d'observation actuel était retourné dans sa lecture. Je souris amèrement et soupirai, chassant les pensées lugubres qui assombrissaient mon humeur. Je revins m'asseoir à ses côtés cette fois, et plutôt que de le déranger me contorsionnai pour voir le titre du livre. Une fois ma curiosité satisfaite, je fouillai dans mon sac pour en sortir une pomme, dans laquelle je mordis avidement. Les pommes étaient certainement mon aliment préféré. J'adorais leur texture, leur goût, leur forme... Et leur histoire. Que ce soit la pomme d'Adam et Ève, ou celle du jugement de Pâris, je trouvais ce fruit absolument passionnant. À tel point que Pierre m'avait offert un livre documentaire sur le fruit pour mes douze ans.

Nous restâmes ici durant les deux heures de pause qui nous étaient accordées avant le cours d'éducation physique de l'après-midi. Colin les passa à lire sans jamais plus se déconcentrer, et moi je laissai mes pensées vagabonder où bon leur semblaient, jusqu'à ce que la sonnerie stridente me ramène sur terre. Je sortis alors Colin de sa lecture, récoltant au passage un regard furieux, puis je le suivis à nouveau jusqu'au stade où avait lieu le cours. Je me découvrais petit à petit un goût certain pour la silhouette du brun qui marchait devant moi, et notai dans un coin de mon esprit que marcher derrière lui était sans doute l'une des meilleures idées que je n'ai jamais eues. Observer ses épaules remuer avec son corps, son dos s'affaisser petit à petit, les mèches de ses cheveux bouger avec le vent me procurait un plaisir immense et très étrange.

Je n'avais qu'une hâte maintenant : en découvrir plus sur cet être si mystérieux et pourtant d'une certaine façon très prévisible, l'observer dans un milieu qui n'était pas le sien : celui de l'effort physique.    

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