#3 Un déjeuner, des paroles, et Léanne
« Par conséquent, afin de trouver l'équation de cette tangente il faut... »
Je réprimai un bâillement, inquiet de me faire attraper par la si bien nommée « œil-de-faucon » en plein délit de rêverie. Je n'avais pas beaucoup dormi la nuit dernière, toutes mes pensées tournées vers un certain garçon. Il m'avait même semblé que son prénom clignotait sur mon plafond, mais je m'étais vite rendu compte que ce n'était qu'une invention de mon esprit qui était, je devais bien l'avouer, parfois un poil trop créatif.
En ce matin du troisième jour de la semaine mercredi, si vous préférez, le cours de mathématique était fidèle à lui-même : ennuyant à mourir. Ce n'était pourtant aujourd'hui ni la faute de la discipline ni celle de Mme Lobeck qui n'exécutait que son devoir : non, si ce matin était particulièrement maussade en dépit du soleil qui brillait sans un seul nuage en obstacle, c'était parce que Colin était absent. Le premier élève de la classe et certainement celui du lycée avait tout bonnement décidé de ne pas venir en cours. Est-ce que j'étais le seul à trouver cette situation franchement déplacée ?
« Tu n'avais pas dit que Colin était bon élève ? Pourquoi est-il absent ?» chuchotai-je à l'intention de Milo, mon éternel voisin de mathématiques.
Il dut percevoir la pointe d'agacement dans ma voix, parce qu'il me fixa avec surprise, avant de soupirer lourdement.
« J'ai juste fait une constatation... Je ne le connais pas. Tout le monde peut être absent de temps en temps. Et puis, avec les notes qu'il doit ramener chez lui, il doit pouvoir se le permettre. Il serait capable d'enseigner les maths à Mme Lobeck. »
Je grognai, pas convaincu pour un sou. J'avais passé le lendemain de ma rencontre avec Colin à me renseigner sur le brun, glanant des informations à droit et à gauche, exaspérant tous les élèves de la classe avec des questions sans fin. A la fin de la journée, j'en étais arrivé à deux conclusions : La première était que Colin était le meilleur élève que ce lycée n'ait jamais eu. La seconde, qu'il n'avait pas un seul ami, ni même proche. Rien. Un vide social aberrant étant donné qu'il était difficile de ne pas avoir de vie sociale à New York. Mais alors, je serai son premier ami, et cette idée me réconforta immédiatement. Finalement, ces deux conclusions m'enchantaient, parce que Colin semblait avoir une vie bien réglée et surtout, bien contrôlée. Une vie que je pourrai plonger dans un chaos passionnant et rafraîchissant, bien loin de l'existence morne qu'il mènerait si je n'étais pas là.
« Isaak. Tu fais encore une tête bizarre, me fit remarquer Milo.
— Quelle tête ? Je fais pas de tête. »
Pourtant, je savais bien que mon sourire actuel ne devait rien avoir de rassurant. C'était le sourire d'un fauve imaginant déjà le goût qu'aurait son prochain repas.
Colin fut heureusement de retour au cours suivant, ne contrariant pas plus longtemps mon plan d'origine. Moi qui avais prévu de m'asseoir à ses côtés dès la première heure, je m'étais résigné à ne faire qu'observer son dos alors qu'il s'installait au premier rang. Durant les deux heures qui suivirent, je ne fis que le fixer avec attention, mémorisant sa posture courbée, sa voix lorsqu'il répondait à une question, ses doigts maigres lorsqu'il levait la main.
A la sonnerie de midi, je ne fus cette fois pas l'un des premiers sortis pour se ruer à la cafétéria. Au contraire, je laissais mes prétendus amis partir avant moi, ralentissant exagérément mes mouvements. Puis, quand quasiment tous les élèves et le professeur furent partis, je me dépêchai de rejoindre Colin et m'assis sur sa table, faisant tomber sa trousse qui se renversa sur le sol. Sans m'en préoccuper, je me penchai, les coudes posés sur mes cuisses, mes pieds appuyés de chaque côté de la chaise, et ancrai mon regard dans le sien.
« Salut. On s'est vu lundi tu te souviens ? On mange ensemble ce midi ? », dis-je en m'empressant de serrer sa main pour écarter le plus rapidement les formalités que j'avais eues l'impolitesse d'oublier à notre première rencontre.
J'observai avec délice son regard sans doute perdu fuir le mien, et réprimai une mimique déçue en le voyant se reprendre très vite. Il se recula au maximum que lui autorisait le dossier de sa chaise, et j'accusai son regard blasé sans broncher. Puis je suivis ses yeux de papier qui se posèrent finalement sur la trousse dont le contenu était éparpillé sur le sol. Ah... Eh bien tant pis. Je cherchai à nouveau à croiser son regard, mes pupilles noisette scintillantes dans l'attente de sa réponse.
« Je m'en fiche. Fais ce que tu veux. »
Mon visage s'illumina à sa réponse et je me levai rapidement pour le laisser ranger ses affaires, me précipitant à l'entrée de la salle de classe pour l'attendre. S'il n'avait pas dit explicitement « non », alors je ferais les choses à ma manière. Et voir la situation évoluer aussi bien pour l'instant était un vif encouragement pour la suite.
Colin sortit finalement de la salle et se mit en route sans s'arrêter à mes côtés. Je lui emboîtai le pas en ricanant, trouvant ses petites manières dédaigneuses absolument adorables. Je me demandais pourtant pourquoi il se pressait autant : il était quasiment en train de trottiner.
« Colin... Eh Colin ! repris-je un peu plus fort, pourquoi tu marches aussi vite ? »
Il ne répondit rien et je soupirai face à son obstination. En quelques enjambées je parvins à le rattraper et le stoppai en tirant sur son épaule pour qu'il me fasse face. Ah, le voilà agacé.
« Ce n'est pas en m'ignorant que tu pourras te débarrasser de moi, alors parle. Je ne vais pas te manger tu sais, lui dis-je gentiment. L'idée qu'il puisse penser ça, même si ce n'était certainement pas le cas, était plutôt attendrissante.
— Je marche vite parce que j'ai faim. Tu as d'autres questions inutiles en réserve ? répondit-il sèchement. Mon sourire s'élargit et je lâchai son épaule.
— Tout un tas, mais je te les épargne pour l'instant ! Allons manger. »
Sur ces derniers mots je le dépassai en lui faisant signe de se dépêcher. Je l'entendis murmurer quelque chose d'incompréhensible puis il m'emboîta le pas. Et puisque je lui tournais le dos cette fois, je pus laisser libre cours à un rictus inquiétant et impatient de poursuivre l'aventure. Ce petit jeu ne trouverait de fin qu'une fois que je serai devenu indispensable à la vie de Colin. Jusque-là, il ne connaîtra pas une seule seconde de paix.
Je poussai finalement les portes battantes de la cafétéria et me laissai submerger par le brouhaha et l'effervescence de la foule d'adolescents qui mangeaient en discutant énergiquement. Du coin de l'œil, je vis Colin se tendre. Je fronçai immédiatement les sourcils, sans pour autant me retourner, et observai son visage se fermer petit à petit, ses yeux s'intéresser subitement au sol. Il avait l'air mal à l'aise, un petit peu comme s'il... avait peur de la foule ? C'était idiot, comment pouvait-on avoir peur de la foule ? C'était l'endroit le plus sûr, celui où vous pouviez devenir n'importe qui, faire comme n'importe qui... C'était le lieu de la vie, sociale du moins, celui des échanges, des rencontres. Selon moi, plus un lieu était bondé, plus il avait de la valeur.
Je fis un signe de la main à plusieurs groupes d'amis qui avaient appelé mon nom à mon entrée, puis me tournai vers Colin. J'amorçai un geste pour lui tenir la main, mais me ravisai. Il ne fallait pas aller trop vite en besogne, et même si j'étais toujours très tactile et intime avec mes amis, je savais que la plupart d'entre eux interprétaient toujours mes agissements de travers. Alors, même si le brun était visiblement inquiet, je ne lui tins pas la main pour le rassurer ni pour le guider. Je lui fis signe de la tête plutôt avec un sourire avenant et traversai la cafétéria jusqu'à la queue pour se servir. Avec soulagement, j'entendis Colin me suivre de près. Ce n'était peut-être pas très malin, mais j'avais fait exprès de traverser le centre de la pièce, attirant la plupart des regards sur nous. Probablement la dernière chose que voulait le surdoué.
Nos plateaux remplis, je laissai à Colin l'initiative de choisir où nous allions nous asseoir. Sans surprise, il se dépêcha de rejoindre l'une des tables vides dans un coin de la salle et je m'installai face à lui. Il se mit à manger sans plus m'adresser la parole et je décidai de lui accorder quelques minutes de répit, le temps pour moi de dévorer mon assiette avec appétit. Ça ne m'empêchait pas de l'observer, comme toujours, et j'aurais d'ailleurs beaucoup du mal à m'innocenter si l'on me traitait de stalker, et de froncer les sourcils en le voyant manger si peu. N'avait-il pas dit qu'il avait faim ? Ou alors c'était un mensonge. Je ne le pensais pas capable de mentir. Je mourrais maintenant d'envie de connaître la raison de ce mensonge, mais ce n'était certainement pas le moment.
« Pourquoi tu es toujours tout seul ? » demandai-je finalement en louchant sur la purée que je tentais de mettre sur ma fourchette. J'essayai d'en mettre le plus possible, mais chaque fois, une partie tombait. Et comme avec les personnes, ça passait, ou ça cassait.
« Parce que je n'ai pas d'amis. »
Je relevai soudainement mon visage, surpris par sa réponse, et constatai qu'il n'avait l'air ni heurté, ni triste. Il avait le visage d'un scientifique qui venait d'annoncer une vérité implacable sans aucune émotion. Les faits étaient ainsi. Je trouvai cette situation désolante.
« Enfin, je ne suis pas toujours seul. J'ai des amis hors du lycée. Et de toute façon, notre subconscient est considéré par certains scientifiques comme une entité à part entière donc on est, théoriquement bien sûr, jamais seul. », enchaîna-t-il subitement.
Je faillis en recracher ma purée et mis une main devant ma bouche, ne me privant pas de montrer physiquement à quel point ce qu'il venait de dire était... Farfelu. Faisant mine de tousser, je regardai autour de moi puis me penchai vers Colin qui m'observait avec un regard confus.
« Tu vois tous ces gens ? lui demandai-je en les pointant avec ma fourchette. Deux tiers d'entre eux – et je suis gentil – n'auraient rien compris à ce que tu viens de dire. Et pour l'autre tiers, tu viens de dire qu'on est tous plusieurs dans nos têtes. Que toi tu es plusieurs dans ta tête. Et ça ne peut pas marcher ! Pour se faire des amis, faut se mettre à leur niveau, c'est très important. » je conclus en abaissant ma fourchette et en me redressant.
Colin avait indéniablement un vide à combler en matière de sociabilité, mais j'y remédierai sans problème. Nous avions tout le temps que nous accordait notre jeunesse après tout.
« Quoi qu'il en soit, je suis ton ami maintenant, rajoutai-je en avalant un morceau de poisson, Mais ne crois pas que c'est pour ton humour pourri que je t'aime bien ! »
Je m'attendais à un refus de sa part, mais hormis retrousser son nez – chose tout à fait adorable – il ne répondit rien. Je notai dans un coin de mon esprit que Colin préférait exprimer son agacement autrement que par des paroles. En massacrant son pauvre repas par exemple. Il ne mangeait même plus, se contentant de l'écraser du plat de sa fourchette, sans même toucher au dessert. Je volai son gâteau avant qu'il ne subisse le même sort et le fourrai dans ma poche pour le manger plus tard.
« Salut Isaak, salut Colin ! Ça vous dérange si je m'assieds avec vous ? »
Je relevai les yeux pour identifier la personne qui venait de nous déranger. C'était une jeune fille au visage en forme de cœur, aux cheveux caramel qui formaient de longues boucles et dont la teinte se rapprochait beaucoup de la mienne. Elle était petite, fine et sa peau était presque aussi pâle que celle de Colin. Je souris, et lui fis signe de s'asseoir avec nous, après l'avoir reconnue.
« Fais-toi plaisir Léanne ! »
Colin se tendit presque imperceptiblement une fois la jeune fille assise. Nul doute qu'il n'appréciait pas de voir une inconnue s'asseoir avec nous, alors que moi-même étais déjà en trop. Mais il n'avait pas le choix, et c'était là une bonne occasion pour le sociabiliser un minimum. Si on ne commençait pas maintenant, il risquait de finir ermite au fin fond d'une forêt de Sibérie !
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Et voilà le chapitre 3 de Cacophonie des coeurs ! N'hésitez pas à me soutenir si le cœur vous en dit, en votant et commentant ! See you soon ♥
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