Cache ta colère et sois normale (misophonie)
Encore une fois, je soupirais d'impatience, et me répétais une énième fois de garder mon calme. Je n'ai jamais particulièrement aimé conduire. Si, parallèlement, je devais subir des bouchons à n'en plus finir, mon irritation ne pouvait que s'amplifier. Cela faisait quasiment une heure que l'on n'avançait que mètre par mètre. En temps normal, je serais déjà arrivée chez moi, débarrassée des tourments de la journée ; du travail comme du trajet, mais pour moi, prendre la route avait toujours été le plus compliqué ; les tâches que j'effectuais durant la journée pouvaient presque paraître relaxantes à côté, même s'il s'agissait d'un boulot plutôt physique.
J'hésitais à prendre la prochaine sortie, espérant écourter mon calvaire ; il y aura peut-être moins de circulation, par contre, il s'agissait d'un sacré détour. Quelques mètres plus loin, je pris ma décision et alluma le clignotant droit. Je ne supportais plus ce concert de klaxons inutilement agaçants, ces hurlements assourdissants de sirènes s'approchant puis s'éloignant à vitesse folle ; et surtout ; avancer puis s'arrêter à peine quelques mètres plus loin. Si seulement il était possible de se téléporter directement chez soi !
Heureusement, le chemin que je prenais ensuite, était beaucoup moins encombré. Malgré cela, j'étais encore un peu frustrée ; aujourd'hui j'avais été assez efficace pour terminer une heure en avance ; heure que j'avais finalement perdu dans les embouteillages. Je regrettais presque de ne pas être restée pour aider mes collègues avant de partir ; la circulation se serait peut-être fluidifiée entre temps.
Il était trop tard, et de toute façon, je n'étais plus très loin de chez moi. Je soupirais à nouveau, je m'étais promis de faire les courses ce soir ; une corvée de plus avant de pouvoir enfin tirer un trait sur cette journée. Je n'avais pourtant pas le choix, le frigidaire était vide et les placards ne contenaient plus que quelques sachets de thé, ainsi qu'un vieux paquet de biscuits secs au chocolat ; pas vraiment de quoi se préparer un repas convenable.
Et si je remettais les courses au lendemain et me contentais de commander une pizza ? Encore ? Ça au moins, c'était l'un des avantages que l'on pouvait avoir en vivant seule. Je rassemblais le peu de volonté qu'il me restais en cette fin de journée, et pris la direction du supermarché qui ne se trouvait qu'à cinq minutes de mon appartement. Sur le parking, je me garais rapidement sur la première place de libre que je trouvais ; elle était assez éloignée de l'entrée, mais j'avais une furieuse envie, un besoin impérieux même, de quitter l'habitacle du véhicule, et de me dégourdir les jambes ; sans-doute un des effets secondaires de ces bouchons à répétition.
Allez ! Encore un petit effort, et je serais enfin tranquillement à la maison, couchée devant une mes séries préférées.
J'étais loin d'imaginer, à ce moment-là, ce qu'il me restait encore à subir en cette fin de journée. Ou plutôt ce dont j'allais être témoin.
Les bruits répétitifs des ''bips'' du scannage des produits m'accueillirent alors que je pénétrais l'enceinte du magasin. Je les ignorais, et me dirigeais directement vers les rayons qui contenaient tout ce dont j'avais besoin pour remplir mon caddie. Et dire qu'il allait encore falloir que je transporte ça sur plusieurs étages une fois arrivée à la maison ! Alors que j'étais en train d'hésiter sur différentes variétés de raviolis frais, mon attention fut attirée par le reniflement incessant d'une autre cliente, accompagnée d'une adolescente d'environ quinze ans. Je pris un paquet de raviolis au hasard et quitta précipitamment le rayon des pâtes fraîches.
La journée en soi, n'était pas épuisante, mais le trajet avait été particulièrement éprouvant, surtout pour la petite chochotte que je suis. Je préférais éviter tout stimulus à même de potentiellement provoquer une de mes habituelles crises d'angoisse. Si je n'aimais pas conduire, il y avait une chose qui m'insupportait plus que tout : moi-même.
Lorsque j'arrivais enfin devant la file de la caisse, je me dis que finalement ce n'était pas une si mauvaise journée. Hormis le trajet bien entendu, mais je mettais ça derrière moi ; plus la peine d'y penser.
C'est lorsque j'entrepris de déposer mes articles sur le tapis roulant que je le perçus à nouveau. Un bruit de respiration sifflant suivit de près d'un nouveau reniflement. La dame que j'avais déjà entendu un peu plus tôt était derrière moi, dans la file. J'attendais patiemment que la caissière enregistre tous les produits, faisant également de mon mieux pour supporter une dernière épreuve.
L'un des côtés positifs avec les masques, c'est que l'on déchiffre plus difficilement les expressions du visage. Mon agacement était moins décelable derrière l'épaisseur opaque qui ne laissait dépasser que mes yeux.
Je commençais à me sentir mal à l'aise, gênée, énervée par moi-même.
Nouveau reniflement ; ils se suivaient et retentissaient toutes les dix secondes. En réalité, il ne s'agissait que de petits bruits à très faible volume, que la majorité des personnes remarqueraient à peine, malheureusement, mon cerveau s'était déjà focalisé dessus. Trop tard ; le processus était enclenché ; je n'avais qu'une solution : la fuite.
À partir de ce moment, le temps sembla sensiblement ralentir. Je déposais les premiers articles dans mon cabas en tissus multicolore, en ayant l'impression d'avoir des poids de plombs à la place de mes bras. Mais ce n'était pas grave ; il n'y en avait plus pour très longtemps.
Énième reniflement ; je me tends, mon rythme cardiaque s'accélère, mais je continue de ranger mes courses.
-Oh, ne recommence pas avec ce cinéma ! Pas ici ! Siffla la femme à l'adresse de celle qui devait être sa fille.
L'adolescente maintenait ses mains enfoncées sur ses oreilles. La tête baissée, ne tenant absolument pas compte de ce que penseraient toutes les personnes qui pouvaient la voir. Elle avait dépassé ce stade.
« Oh non ! » me dis-je.
Bruits de mastication, d'aspiration, de reniflement, de ronflement, des fois même de respiration, de pas, ou le son de basses répétitives, bruits de fonds, etc.
Simplement des sons que l'on entend quotidiennement sans y prendre garde, des ondes sonores que l'on produit sans y faire attention. Pourquoi le ferait-on d'ailleurs ?
D'aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours éprouvé des difficultés à les supporter. Pour tout le monde, il ne s'agissait que de simples bruits qu'on remarquait à peine ; mais pour moi, ces vibrations, ne sont pas seulement des sons. Ils sont immanquablement associés à une colère, voir une rage incontrôlable. Plus que ça : le son EST le sentiment même de la colère.
J'avais enfin fini de ranger tous les produits dans mon sac, j'entrepris de payer. Du coin de l'œil, je remarquais que la fille ne bloquait plus les sons de ses mains. Celles-ci étaient entravées par la poigne de la mère. D'un coté, je pouvais comprendre ; elle était gênée. Comme l'avait été la mienne. Énervée, épuisée, et ne comprenant pas ce qu'il se passait avec son enfant. Mais d'un autre côté, j'éprouvais du mal à contenir plus longtemps la frustration qui me gagnais à chaque fois que j'essayais de me convaincre que je ne faisais pas assez d'efforts ; c'est à moi de me contenir, de ne pas me faire remarquer. Il fallait paraître''normale''.
Millionième reniflement. La jeune fille laissa échapper un grognement rageur. L'un des problème avec la misophonie*, c'est que l'on produit nous-même automatiquement, sans pouvoir nous en empêcher, de petits sons dans le but de soulager au moins un peu la tension que l'on ressent.
La mère se racle la gorge, puis lâche sa fille pour déposer ses propres emplettes. Cette dernière repose ses mains sur ses oreilles.
De mon côté, ma carte bancaire m'échappe des mains et tombe par terre. Je me baisse pour la ramasser. À quelques centimètres, sur le sol carrelé, s'écrase une larme. Tiens, je pleure ? Je ne m'en étais même pas rendue compte.
Je me relève, paie, salue la caissière en bredouillant, emporte mon sac, sors du magasin, range mes courses puis le chariot, avant de regagner ma voiture. Je m'installe devant le volant.
Sur la place de parking d'en face, je vois la jeune fille aider sa mère à ranger leur courses dans le coffre de leur voiture. D'ici, je ne peux plus entendre le moindre reniflement, mais le bref retroussement de nez de la dame m'indique que ce n'est pas terminé.
« Elle ne pourrait pas se moucher » marmonnais-je en enlevant mon masque. Je ne m'étais toujours pas calmée, au contraire, le voyage vers ma tempête intérieure ne faisait que commencer.
Je me rendais bien compte qu'avoir un rhume n'était pas la chose la plus agréable à vivre. Avoir un rhume avec un proche misophone, c'est un enfer difficile à décrire, à faire comprendre.
Notre cerveau nous transforme en tyrans involontaires.
Je fais démarrer ma voiture, au moment même où une claque fuse de la part de la mère sur sa fille. Mes mains se crispent sur le volant alors que je regardais, impuissante, la scène sous mes yeux, un sentiment de colère brûlant s'éleva en moi, tel un brasier ravageur caché depuis longtemps au creux de mon estomac. Je me mordis les lèvres, tentant de contenir le sanglot qui, malgré tout finit par me secouer.
Qu'est-ce que je dois faire ? Rien. Je ne peux rien faire. Il n'y a rien à faire. La colère se transforme en rage. Mais ce n'est pas celle que je ressens lorsque mon esprit décide de m'envahir de ces stimuli insupportables. Ce n'est pas cette fureur incontrôlable, qui me torture et désintègre petit à petit ma raison, jusqu'à ne laisser qu'une masse déglinguée par une nouvelle crise de spasmophilie. Il y a un monstre dans mon cerveau, et je ne le contrôle pas.
Notes :
La misophonie est un trouble neuropsychiatrique. Ce n'est pas une phobie, par contre, il est possible de développer une phobie des sons, à force.
Je suis misophone moi-même, mais ce que j'ai écrit là est entièrement fictif (sauf pour l'histoire du trajet ; ça m'a tellement énervée que j'ai fini par l'intégrer dans le texte)
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