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Nadejda déglutit comme chaque matin. Elle a quitté son lit avant le lever du soleil pour se retrouver dans cette patinoire dont la température est glaciale, encore plus durant l'hiver moscovite.

Et comme à chaque fois, Nadejda passe aux toilettes pour vider sa vessie, comme si les grammes pouvaient s'enlever par miracle. Son colon n'a rien à vider, elle n'a rien mangé de la soirée, seulement des nutriments en poudre.

Nadejda ressort des toilettes en croisant une adolescente qui fait de même, elles se lancent un regard compatissant qui disparaîtra bien vite une fois les patins enfilés et que commencera leur rivalité. Elle se suivent, elles sont quatre à se présenter devant la balance. Nadia déglutit une nouvelle fois, elle déteste ça en entendant à haute voix :

- Quarante-quatre pour Anna.

Elle avance à son tour sur la petite plaque, c'est le rituel matinal, celui de six heures du matin. Elle se pince les lèvres en fixant son poids s'afficher sur l'écran de la balance, elle sent le goût métallique du sang se répandre sur son palet.

- Quarante-sept pour Nadia.

Et l'un des assistants de sa coach inscrit le nombre sur un petit carnet qu'il garde précieusement et qu'il ouvre tous les matins, peu importe le temps qu'il fait, peu importe que ce soit le début de la semaine ou la fin du week-end. Elle enfile ses patins et se précipite sur la glace pour commencer à s'échauffer avant l'arrivée de Diana Tchaïkovskaïa.

Il ne lui reste que quinze minutes pour les étirements. Quand l'aiguille de la grande horloge passe un quart du cadran pour pointer six-heure trente, les jeunes femmes se rassemblent vers le bord de la patinoire, là où Tchaïkovskaïa vient de s'appuyer pour les observer de son regard critique.

L'entraîneuse honorée de la Russie.

L'entraîneuse sacrée par Poutine lui-même, médaillée de l'Ordre du Mérite pour service rendu pour la Patrie.

Elle récupère le carnet de son adjoint pour y lire les poids à haute voix comme un sombre rituel d'un criminel. Nadejda encaisse sans broncher lorsqu'elle répète comme tous les matins depuis une semaine :

- Comment veux-tu réussir les quadruples comme Irina et Anna avec ce poids ?

Et Nadejda baisse les yeux comme à chaque fois que son regard glacé tombe sur le sien, qu'il y exerce son emprise pour la rendre bien meilleure, bien plus forte. Elle balbutie des excuses, en se promettant de régler ce problème au plus vite, de perdre du poids sans attendre.

Elle tente d'ignorer les regards de ses camarades russes et l'entraînement commence finalement, il dure de longues heures durant lesquelles Nadia enchaîne les triples sauts avec facilité mais quand vient le moment d'effectuer un quadruple, elle touche le sol une première fois.

- Encore, Nadia.

Sa voix est glaciale, elle ne répète jamais les conseils deux fois de suite. Il faut retenir. Il faut appliquer. Nadejda s'élance pour chuter une seconde fois en grimaçant quand elle heurte la glace aussi dure que du béton armé.

Parfois, elle réussit. Ça dépend de sa forme. Aujourd'hui, Nadia a mal aux pieds sans doute parce qu'une vieille blessure mal soignée traîne encore, sûrement l'un de ses orteils fracassés.

Son regard est amer en observant Irina les effectuer avec facilité devant ses yeux. Elle les enchaîne, pouvant en effectuer près de quatre dans son programme libre, sans jamais chuter.

Irina était une junior l'année dernière, elle n'a même pas seize ans et Nadia sait qu'il ne lui reste que deux années, peut-être moins, avant de sombrer et que les résultats ne soient plus ceux désirés.

C'est la méthode Tchaïkovskaïa.

Briser des colonnes avec des sauts de plus en plus techniques, repoussant toujours les limites depuis qu'une de ses élèves a décroché l'or olympique en deux-milles quatorze, révolutionnant le patinage artistique.

Désormais, les athlètes se pressent aux portes de son école reconnue, au centre de la capitale russe. Elles viennent de toute la Russie ou des pays de l'ancienne URSS pour passer les tests et espérer rentrer dans son équipe aux coûts exorbitants.

Il faut l'argent.

Il faut le talent.

Et au moindre défaut, il faut s'attendre à être mis dehors.

Nadejda est dans cette équipe depuis ses treize ans. Avant les quadruples sauts n'étaient pas réalisables, maintenant ils le sont par des juniors plus jeunes qu'elles dont le dos se détruit à chaque rotation effectuée et dont les genoux s'explosent à chaque réception.

Nadejda essaye mais elle est désormais trop grande pour y arriver, elle a déjà passé la puberté et elle sait que sa carrière est sur le déclin. Elle est même surprise d'avoir toujours sa place dans cette équipe malgré sa faible technique.

Elle ne réussit qu'un quadruple.

Certaines disent que c'est parce qu'elle a l'argent olympique, obtenu en deux-milles dix-huit alors qu'elle n'était qu'une junior, terminant entre les deux autres russes de la catégorie senior.

Il est rare qu'une patineuse du vingt-et-unième siècle puisse participer à deux jeux olympiques d'hiver, bien souvent la puberté et les blessures brisent les carrières bien précocement.

C'est la méthode Tchaïkovskaïa.

Briser des corps pour remporter l'or.

Ses anciennes coéquipières et rivales ne sont plus. Leur carrière s'est stoppée et d'autres athlètes de la catégorie junior sont venues les remplacer. C'est le destin de Nadia Ivanova : être remplacée mais avant ça, il faut gagner l'or olympique.

Et c'est avec cette pensée que Nadia s'élance pour effectuer un quadruple lutz en prenant appel sur la lame de son patin. Elle se réceptionne correctement et lance un regard amusé à la jeune Irina, qui s'approche pour lancer cruellement :

- Sans Monaco, tu n'aurais pas de carrière, suka.

Une insulte russe dont Nadia est habituée d'entendre à longueur de journée et qui lui fait toujours le même effet. Un pincement au cœur en pensant à sa grande sœur qui n'a pas eu sa chance d'être envoyée sur la principauté chaque été.

Un jour, Nadia expliquera qu'elle n'a pas eu le choix en étant petite de passer des mois à l'étranger, qu'elle est née au mauvais endroit à seulement une vingtaine de kilomètres de la zone d'exclusion de Tchernobyl.

Un jour, Nadia expliquera que ses parents étaient trop pauvres pour déménager, et qu'elle a passé son enfance exposée à l'invisible, à ce que le gouvernement soviétique refusait de lier aux taux effroyablement élevés de cancers dans la région.

Un jour, Nadia expliquera que chaque départ sur la principauté, dans sa famille d'accueil, s'accompagnait d'une mesure de sa charge corporelle en césium 137 avec comme seul objectif de diminuer ce taux. Cet élément radioactif qu'elle ingérait lors de chaque repas dans sa ville natale et dont le corps de sa sœur aînée n'a pas supporté bien longtemps la présence néfaste.

- Ne l'écoute pas, Nadia.

Et une main se pose sur son épaule, Nadejda se tourne pour lancer un petit sourire à la rousse se tenant à ses côtés.

- Merci Anna.

- Est-ce que tu rentres à Kiev pour Noël ?

Elle acquiesce, elle ne rentrera que deux petits jours. Elle ne doit surtout pas s'arrêter de s'entraîner avant l'échéance, approchant à grands pas. Car dans moins de trois mois, se tiendront les jeux olympiques et Nadia y participera pour la deuxième fois, sous les couleurs de l'Ukraine.

Contrairement à ses coéquipières et rivales russes.

Cette fiction dénonce les méthodes employées par l'entraîneuse Eteri Tutberidze dans la réalité, son nom à volontairement été changé. Il existe de nombreux témoignages d'athlètes qui sont passées entre les mains de cette entraîneuse que je décris ici. Les témoignages sont entremêlés. Les prénoms sont volontairement changés et différents.

Enfin, cette fiction évoquera la catastrophe de Tchernobyl. L'association française "Les Enfants de Tchernobyl" accueille des enfants ukrainiens vivant dans la zone contaminée par l'explosion du réacteur nucléaire de Tchernobyl pour diminuer le taux de césium 137, présent dans l'alimentation contaminée.

Cette histoire est dédiée à deux ukrainiennes qui sont venues dans mon village durant des années grâce à une association. Je n'ai compris que tardivement la raison de leur présence dans mon école primaire.

Les prochains chapitres seront publiés début décembre.

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