trois

Les championnats d'Europe suivent Noël en Estonie. Ils sont brutaux, Nadejda implose en plein vol. Elle a l'impression de s'écraser au sol en montant sur la troisième marche du podium.

Encore un podium de l'équipe de Tchaïkovskaïa.

Et pour la première fois, Nadejda se fait détrôner. Elle a tout gagné lors de la saison deux-milles vingt-et-un, elle a survolé chaque compétition. Elle a remporté les championnats du monde pourtant elle vient de subir un affront.

Une humiliation.

Sa gorge est nouée tandis qu'elle récupère cette médaille de bronze, derrière les membres de son équipe. Anna et Irina sont devant elle pour la première fois. Les autres athlètes n'ont peu de chances, tous les podiums des compétitions majeures durant la saison n'ont connu que la domination des trois patineuses mais Nadia était toujours devant.

Aujourd'hui, Nadejda ne l'est plus alors que l'échéance approche. L'unique médaille olympique manque à son immense palmarès, cette compétition débute dans moins d'un mois et c'est l'hécatombe.

La date d'expiration.

C'est ce que les journalistes disent dans chaque article, la date marquant la fin de la carrière de Nadejda puisque que celle-ci est en déclin. La méthode Tchaïkovskaïa n'a plus les effets escomptés sur son corps en pleine puberté.

Nadejda descend du podium et elle se précipite aux toilettes. Elle a la nausée et elle sent son monde s'écrouler sous ses pieds. Elle est humiliée par chaque journaliste soviétique, critiquant son quadruple raté. Le seul qu'elle a tenté, le seul où elle a chuté, entraînant une déduction d'un point sur son programme libre.

Tout le maquillage qu'elle a mis pour se rendre jolie, ne laisse que des traces sombres sous ses yeux. Son nez coule tandis qu'elle se rince le visage avec de l'eau, s'essuyant la bouche avec du papier.

Que vont dire ses parents ?

Que va dire son frère ?

Se laisser dépasser est inacceptable.

Se laisser dépasser par des russes est intolérable.

Une humiliation publique dont Nadejda a du mal à se relever. Pourtant, il faut continuer. Les entraînements reprennent avec une perte de poids remarquable, comme s'il ne s'était rien passé, comme si les championnats européens n'avaient jamais existé.

De retour à Moscou le mardi suivant les championnats, la tension au centre d'entraînement est à son apogée. Nadejda sent que l'échéance approche à grands pas, chaque visage qu'elle croise dans les couloirs est crispé.

C'est le départ pour les Jeux qui approche.

C'est toute la Sambo 70 qui est en ébullition. Cette école sportive est parfaitement intégrée au système russe pour former des milliers de sportifs afin d'être toujours devant les autres pays.

Nadejda discute avec Ivan Boresko, l'adjoint chargé des chorégraphies des programmes. Ils ont pris la décision de retirer son seul quadruple saut de son programme libre, et Nadejda les observe s'activer sur le bord de la patinoire.

Diana Tchaïkovskaïa et Ivan Boresko recompte les points du programme libre après ce changement. Le moindre point technique a son importance, tout est calculé. Tout est pensé, tout est optimisé pour que le score soit le plus élevé possible. Les sauts sont présents en deuxième partie de programme, car réalisés ainsi, ils sont bonifiés en prenant en compte l'effort physique.

Le quadruple saut est changé par un triple axel, des pas de transition sont remplacés par une combinaison de deux sauts, un triple lutz suivi d'un triple-boucle-piqué. Tchaïkovskaïa finit par relever la tête de son cahier pour déclarer :

- Nadia, tu enchaînes le libre.

Et Ivan lance la musique tandis que Nadia s'élance avec un programme différent, c'est troublant pourtant elle ne change que deux éléments, gardant tout à l'identique. Elle s'élance et débute sa chorégraphie longue de plusieurs minutes. Elle est si concentrée qu'elle n'apercoit pas tout de suite l'homme en costume noir.

Comme chaque mardi, il se présente à la patinoire et comme à chaque fois, Anna et Irina le suivent, lui et sa petite mallette noire, derrière l'entraîneuse Tchaïkovskaïa qui supervise ce qui va suivre.

Nadejda reste seule tentant de faire abstraction de ce qu'il se passe dans les vestiaires, elle continue son programme sans être déstabilisée pourtant elle l'est.

Voilà une différence dans leur entraînement et dans leur traitement. Voilà une différence défavorisant Nadia et toutes les autres ne représentant pas les couleurs russes.

Ce n'est pas seulement la méthode Tchaïkovskaïa, c'est le système russe et son sombre réseau tentaculaire de dopage.

Ce système a toujours un coup d'avance sur les contrôles antidopage, utilisant des produits de moins en moins détectables et qui augmentent considérablement les performances.

Si ça tenait qu'à Diana Tchaïkovskaïa, sa petite protégée qu'est Nadia, recevrait le même traitement qu'Irina et Anna. Elle aurait le droit aux mêmes substances illicites mais Nadejda a compris que ce n'était pas au bon vouloir de sa coach, que parfois, son propre système la dépasse.

C'est le gouvernement qui tirent les ficelles et bien sûr qu'il ne laissera pas une athlète ukrainienne effleurer leur technologie avancée afin de former des sportifs performants dont le corps repousse les limites.

Nadejda déglutit en voyant les deux adolescentes revenir comme s'il ne s'était rien passé, comme si une seringue ne s'était pas plantée dans leur chair pour les doper.

Nadia prie jour et nuit pour que leur contrôle soit négatif à chaque dépistage, parce qu'elle sait que malgré tout, c'est des années de travail qui peuvent être interrompues par une suspension. Et Nadia souhaite parfois le contraire, pour rééquilibrer les dés truqués, pour se donner autant de chance d'attraper l'or que les russes.

Dans le patinage, un vieux diction dit qu'être championne de Russie revient à être championne du monde, prouvant leur dominance dans ce sport. Et Nadejda n'est qu'une championne d'Ukraine, entraînée par les russes.

Elle effectue son triple axel sans se poser de questions. Les axels sont techniques, c'est les seuls sauts où l'appel s'effectue en partant sur l'avant de la lame. Il n'y a pas encore de quadruple axels chez les féminines en compétition, personne n'y arrive, c'est plus technique et beaucoup trop physique.

Nadejda sait que ce n'est pas la technique qui manque pour réaliser les quadruples sauts comme Irina et Anna, elle manque surtout cruellement de physique pour le faire. Elle est beaucoup trop lourde pour s'élever suffisamment haut afin d'effectuer quatre rotations entières.

- Attention sur l'axel, ta réception est trop sur le talon.

Et Nadejda s'approche de l'adjoint pour observer la vidéo de son programme, chaque mouvement est passé au crible. Chaque pas est analysé, chaque geste doit être parfait.

- Ça va le faire, rassure son coach.

Le dernier entraînement vient de se terminer, marquant le grand départ. Dans ses bagages pour les jeux de Pékin, il n'y a que ses deux paires de patins. Une veste aux couleurs de l'Ukraine, ces tenues pour le programme libre et le programme court et des tenues d'entraînement.

Dans ses cartes à jouer, il n'y a que son triple axel. Nadejda mise tout sur saut qu'elle parvient à réussir peu importe son état. La majorité des athlètes ne mettront qu'un double axel dans leurs programmes. Nadia ne fera pas de quadruple contrairement aux patineuses russes.

Elle est plus âgée et seule sa note artistique pourra rééquilibrer la balance face à sa faiblesse physique.

Plongée dans la délégation ukrainienne, composée de tous les athlètes de son pays, Nadejda se sent si petite. Elle l'est, sa croissance s'est arrêtée précocement en raison des entraînements intensifs. Elle ne prendra pas un centimètre de plus. Son mètre soixante rivalise à peine avec les autres sportifs qui la surplombent, c'est l'une des plus jeunes représentant l'Ukraine.

Elle se sent un peu perdue lors de la cérémonie d'ouverture sans son entraineuse pour l'épauler. Diana Tchaïkovskaïa est dans la délégation russe, et comme aux précédents jeux, Nadia se sent isolée. Elle est coupée de ses entraîneurs résidant dans le bâtiment des russes.

Elle aperçoit au loin Anna dans sa délégation. La Russie n'est pas autorisée à participer en raison d'une suspension liée à un scandale de dopage institutionnel qui se poursuit toujours. Néanmoins, les athlètes russes concourent sous le nom du Comité Olympique Russe, appelé ROC.

Anna lui lance un petit sourire. Elles s'apprécient, en dehors de la glace, mais une fois les patins enfilés, son amie sera l'une de ses concurrentes directes, elles appartiennent aux dernier groupe des patineuses, classées en fonction de la saison effectuée.

Les membres du dernier groupe se disputeront l'or, mais au fond tout le monde sait qu'il n'y a que trois candidates potentielles, toutes entraînées par Tchaïkovskaïa.

Et Nadia réalise les tests antidopage aux côtés des autres patineurs ukrainiens. Elle participera avec eux à l'épreuve par équipe où les scores des épreuves masculine, féminine et de couple seront additionnés pour donner un classement.

Ils n'ont aucune chance, mais Nadia apprécie beaucoup le temps passé à leurs côtés. Les patineurs pratiquant la danse sur glace en duo ou le patinage de couple sont bien plus âgés, approchant les vingt-cinq ans et ils considèrent Nadia comme leur petite sœur.

- On prendra le petit déjeuner demain matin, indique Maxim.

Sa partenaire acquiesce et Nadia se pince les lèvres, sans oser dire que ça ne sert à rien qu'elle descende si tôt. Elle ne mangera rien et même si elle était autorisée à le faire, Nadejda ne pourrait pas manger. Elle en serait incapable, n'ayant pas cette habitude.

Le lendemain, elle descend s'installant à la table de la délégation ukrainienne. Elle salue les entraineurs de ses camarades et sans un mot, Nadejda perce un sachet de nutriments en poudre qu'elle verse dans un quart de verre d'eau, pas plus.

Elle le boit d'une traite. Nadejda ne connaît plus cette sensation d'avoir le ventre plein, elle est oubliée depuis des années tout comme la sensation d'avoir le ventre vide, elle y habituée.

Le regard des entraîneurs ukrainiens est sceptique mais ils ne disent rien. Ils savent que Nadejda est d'un autre niveau que leurs athlètes, que les perspectives d'une médaille sont réelles contrairement aux patineurs qu'ils entraînent et dont le podium ne peut se produire que par la plus grande des chances et le plus grand des hasard.

Nadia perce un autre sachet dans un quart d'eau. Il s'agit d'une poudre bleuâtre que les soviétiques connaissent bien et les sportifs doutent que Nadia revient de sa ville natale. Un médicament davantage préventif que curatif, il porte le nom de Bleu de Prusse, il décorpore le césium après ingestion.

- Les résultats des tests sont négatifs, déclare un responsable ukrainien en revenant avec un papier.

Personne ne relève, personne n'est surpris. Pourtant Nadejda sent le regard insistant de Maxim, comme s'il doutait que Nadejda soit négative, comme s'il craignait qu'elle soit dopée.

Une porte s'ouvre soudainement sur la délégation russe. Les visages des adjoints de Tchaïkovskaïa sont fermés comme si quelque chose clochait et Nadejda comprend aussitôt en croisant le regard d'Anna et en voyant les lèvres tremblantes d'Irina.

L'une d'elles est positive.

Peut-être les deux.

L'adjoint de Diana Tchaïkovskaïa s'approche de la table ukrainienne, il lâche quelques mots russes à Nadia et tous les ukrainiens attablés comprennent le sens de sa phrase prononcé en slave :

- Dans quinze minutes sur la glace, dépêche-toi.

Nadejda acquiesce, elle s'apprête à finir son verre d'eau mais le regard noir que lui assène son coach la dissuade aussitôt de boire.

- N'oublie pas ce qu'on a dit, pas d'eau avant et pendant, crache Ivan.

Et Nadia acquiesce. Elle aspire une gorgée, mais ne déglutit pas. Elle se contente de se rincer la bouche et elle recrache l'eau dans son verre, sans se poser plus de questions.

Chaque gramme compte.

Chaque gorgée peut faire basculer un triple axel vers le désastre.

Elle se lève pour revêtir ses patins et elle quitte la cantine pour se rendre sur la patinoire encore déserte. Il n'y a aucun athlète s'entraînant seulement les élèves de Tchaïkovskaïa. Et pour la première fois, Anna chute sur deux de ses sauts sous les yeux stupéfaits de la patinoire olympique se remplissant.

Nadejda est bouche-bée. Elle ne l'a jamais vu chuter en deux saisons depuis qu'Anna a acquis les quadruples. Les larmes perlent au coin de ses yeux tandis qu'elle se redresse en secouant ses mains glacées, sous les crépitements des photographes présents en tribune.

Et Nadejda constate qu'il s'agissait simplement d'un triple, pas d'un quadruple saut. Elle est fébrile et peut-être que tout va partir en vrille.

Des cris. Des pleurs. Des larmes.

Nadejda a l'impression de se faire poignarder son âme en entendant Anna et ses sanglots.

Nadejda reporte son regard sur Irina, la même pensée parcourt leur esprit. Une chance de plus si l'une d'entre elles chute et peut-être que Katia sera fière de là-haut.

Elle effectue son triple axel durant l'échauffement. Elle se surprend à prier le ciel, comme elle le faisait avant, dans cette chambre d'hôpital blanchâtre, aux côtés de sa mère.

Mais Nadia ne saurait dire s'il existe un être supérieur.

Est-ce qu'Il a créé l'Homme ?

Est-ce qu'Il a créé l'atome ?

Est-ce qu'Il a observé l'atome détruire l'homme ?

Elle se souvient de sa peau pâle et Nadia promet à son tour de se battre avec toutes les armes possibles pour décrocher l'or, sinon elle se jure de jamais revenir en Ukraine.

Elle aurait bien trop honte de retourner dans ce cimetière où la majorité des tombes sont couvertes de plomb pour contenir les radiations. Elle aurait bien trop honte de poser des fleurs sur sa tombe, sans ramener l'or qu'elle avait promis de gagner sur son lit de mort.

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