quinze

Nadejda doit se lever pour aller aux toilettes. Elle n'aime pas demander de l'aide, elle n'aime pas paraître faible. Elle est beaucoup trop exigente envers elle-même depuis des années pourtant elle elle craint de tomber en descendant du lit.

Elle se redresse légèrement sur le matelas, ce geste attire l'attention du monégasque. Nadejda capte son regard clair, elle désigne la porte de la salle de bain d'un geste de tête et Charles comprend qu'elle demande silencieusement son aide pour s'y rendre.

Il se lève le premier de sa chaise sur laquelle il est assis depuis le début de la matinée. La patineuse laisse pendre ses mains jambes au dessus du vide en s'étant assis du lit, elle est si petite que ses pieds ne touchent même pas le sol.

Elle tend ses bras et Charles s'approche en comprenant qu'il doit l'aider à descendre. Ses mains se posent doucement sur sa taille tandis que Nadejda s'accroche à ses épaules tandis qu'il l'aide à atterrir sur le sol en douceur.

- Merci, murmure-t-elle dans une langue slave.

Charles fronce les sourcils en reconnaissant le mot employé : Spasibo. Sa tête tourne à chaque fois qu'elle pose un pied devant l'autre, elle aggripe fermement le bras de Charles pour se diriger vers la salle de bain d'un pas mal assuré.

- C'était du russe ?

Elle acquiesce en se pinçant les lèvres. Nadejda mélange quelques fois les deux langues slaves depuis qu'elle a rejoint l'école moscovite et que la majorité des discussions entre elle, Irina et Anna s'effectuait dans cette langue. Elles pouvaient comprendre l'ukrainienne en reconnaissant certains mots communs entre les deux langues mais parfois, Nadejda parle russe sans le vouloir, gardant cette habitude.

- Est-ce que ça se dit pareil en ukrainien ? questionne-t-il d'un air intrigué.

- Non.

Elle ouvre la porte d'une main tremblante, elle se soutient à la vasque du lavabo et Charles finit par la laisser seule en refermant la porte derrière lui. Nadejda profite de ce moment, assise sur la cuvette des toilettes, pour inspecter la pièce.

Il n'y a pas de miroir accroché au-dessus de l'évier, seulement la trace de celui qui a été retiré. La peinture blanchâtre est écaillée à cet endroit. Cela n'empêche pas Nadejda de relever l'ourlet de son t-shirt pour observer son reflet trouble sur les parois de la douche.

Son reflet est trouble pourtant Nadejda voit tout ce qu'elle souhaite observer. Elle déglutit en constant qu'une de ses côtes n'est plus visible, pas étonnant, elle ne fait que manger sans faire le moindre sport.

Manger est bien grand mot, elle n'a jamais mangé depuis toutes ces années. Elle ne fait que se restreindre en contrôlant toutes les calories qu'elle ingère d'un point de vue quantitatif ou qualitatif. Des restrictions font qu'elle ne connaît que le goût que d'un seul aliment, des sachets de nutriments en poudre.

Nadejda voit le temps passer, celui qui l'éloigne de la glace. Elle voit son corps changer doucement et elle déteste ça. Elle déteste le moindre de ses yaourt qu'elle se force à ingurgiter afin de quitter cet hôpital au plus vite pour reprendre l'entraînement et pour pouvoir tenir sur ses deux jambes.

Il ne lui a fallu qu'une semaine pour perdre dix kilogrammes. Une seule semaine de sport intensif a suffi pour ne réduire son corps à une maigreur inégalable, que même Irina et Anna n'aurait jamais pu atteindre à leurs jeunes âges.

Et peut-être que Nadejda aurait réussi les quadruples sauts si elle avait été assez forte pour tenir sur ses deux jambes.

Une seule semaine pour tout perdre, pour se détruire jusqu'à la moelle épinière. Mais peut-être que Nadejda a chassé d'autres démons durant cette descente aux enfers, peut-être qu'elle a exorcisé la peur de perdre son frère en restant dans le déni le plus total quant à son état. Il ne marchera pas.

Une seule semaine pour plonger au fond du précipice, mais remonter ce dernier est une toute autre histoire. Il ne faut plus compter en semaines, il faut compter en mois pour rattraper son poids et deux mois viennent de s'écouler, faisant disparaître ses côtés saillantes sous une couche de graisse.

Elle détourne le regard en rabattant son t-shirt puis elle sort de la salle de bain. Nadejda s'accroche une nouvelle fois au bras du monégasque avec cette peur insaisissable retournant ses entrailles, faisant que chaque pas est une épreuve. Elle craint de chuter, de se rompre une jambe, de se briser le coccyx, ou une colonne vertébrale jusqu'à finir paraplégique.

Elle finit par rejoindre son lit aidée par Charles, elle se rallonge à moitié en appuyant son dos contre les oreillers relevés, un soupir s'échappe de ses lèvres tandis qu'elle questionne :

- Est-ce que tu t'es déjà cassé un os ?

Il relève son regard clair vers elle avant de secouer la tête. Nadejda se pince les lèvres, l'air songeuse en dénombrant les fractures qu'elle a déjà pu avoir dans sa courte vie.

- Je me suis cassé deux fois le coccyx, souffle-t-elle. Plusieurs orteils mais ça ce n'est pas surprenant, Anna s'en est cassée le double de moi. Une cheville et je me suis déjà fissurée la rotule suite à une mauvaise chute.

Charles froncent les sourcils, ne comprenant pas vraiment les raisons qui poussent la patineuse à énumérer ces fractures une par une. Elles sont nombreuses et le cœur du monégasque s'écrase dans sa poitrine à chaque fois qu'elle en cite une autre.

- Je ne suis pas tombée sur un triple axel depuis deux ans, Charles. Je ne suis pas tombée sur un double axel depuis mes années juniors, je ne chute que sur des quadruples, conclut-elle d'une voix mal assurée.

Leurs regards se croisent et elle sait que le monégasque a compris sa peur, celle de tomber et de se briser un autre os, celle de chuter et de ne jamais se relever. Nadejda est tétanisée, elle meurt d'envie de sortir d'ici d'enfiler ses patins mais elle sait qu'elle sera tétanisée par la peur d'y retourner et d'échouer.

La date d'expiration.

Celle qui s'approche inlassablement au fur et à mesure qu'elle vieillisse et que sa souplesse disparaisse. Nadia doute de pouvoir réussir ses pirouettes après des semaines allongées sur ce lit, elle doute de pouvoir maintenir un grand écart avec facilité sans pratiquement s'échauffer.

Elle n'a que le patinage artistique, et peut-être que pour la premiere fois de sa vie, Nadejda pense à ce qu'il se passera après l'arrêt de sa carrière. Elle n'a pas fait d'études, elle ne possède aucun diplôme, seulement des médailles. Dans d'autres sports, une carrière peut durer une dizaine d'années mais pas dans le patinage artistique ou du moins pas chez les féminines entraînées chez les russes.

- Nadia, tu retourneras sur la glace.

- Je ne suis pas sûre d'avoir envie d'y retourner, avoue-t-elle. Je suis championne olympique, triple championne du monde et j'ai remporté tous les championnats d'Ukraine depuis que je suis dans la catégorie senior soit cinq fois, je n'ai plus envie.

Charles se pince les lèvres et il baisse aussitôt les yeux face à ce regard déchiré. Elle se sent vide depuis les jeux olympiques, Nadejda n'a l'impression de n'avoir plus aucun devoir à accomplir. Il n'y a plus rien à faire pour marquer un peu plus l'histoire du patinage artistique. Ses yeux se perdent dans le vide face à cette fatalité et elle murmure :

- J'aurais aimé réussir un quadruple saut en compétition, juste un tout petit mais c'est impossible. C'est l'avenir du patinage et je n'ai jamais réussi. Irina et Anna savent faire tous les quadruples sauts, les quadruples lutz, les quadruples salchow, les quadruples flip et moi, aucun.

- Et les quadruples axels ?

Un rire cristallin s'échappe des lèvres de la patineuse, elle secoue la tête face à l'ignorance du monégasque. Elle aime bien sa compagnie venant enjolir ses journées moroses dans cet hôpital.

- Ça n'a jamais été fait chez les féminines, seulement chez les masculins et encore. Les axels sont les seuls sauts où l'appuie s'effectue sur l'avant du patin, explique-t-elle doucement. Il faut venir de l'avant contrairement aux autres sauts.

- Tu retourneras sur la glace, répète une seconde fois Charles.

Leurs regards se croisent une nouvelle fois, elle se sent défaillir par l'intensité luisant dans ses iris clairs. Nadejda a l'impression d'avoir effectué un transfert d'énergie avec le monégasque, il est convaincu de ce qu'il énonce. Elle a l'impression qu'une partie d'elle-même s'est greffée à l'intérieur de ce jeune homme tant ils sont semblables par bien des aspects.

- Il faudra parce que je meurs d'envie de savoir faire un double axel, conclut-il en ne lâchant pas son regard.

Nadejda acquiesce en se pinçant les lèvres. Elle est alors saisie par le sentiment d'accomplir une importante transition à cause d'une promesse qui la liait éternellement. Elle est désormais convaincue à son tour de réussir à sortir d'ici.

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