douze

Nadejda chute lourdement. Ses mains touchent la surface plane irritant sa peau par cette froideur glaciale. Et son coccyx suit, il heurte la glace aussi dure que du béton armé venant lui arracher un cri de douleur.

Elle se pince les lèvres pour retenir ses larmes suite à ce choc. Il n'y a pas de place pour les faibles, elle se relève instantanément comme brûlée par cette froideur effroyable. Ses mains essuie sa tenue d'entraînement d'un geste sec pour retirer les quelques morceaux de glace s'étant logés sur ses hanches.

Et sans attendre, elle reprend son élan sur ses patins, traversant la patinoire en marche arrière à une vitesse démesurée. L'approche de son triple axel s'effectue sur son patin droit et elle jette un regard dans son dos, se préparant à sauter.

Nadejda retourne en prenant l'impulsion nécessaire sur son pied gauche, elle s'élance dans les airs. Elle amène sa jambe gauche par dessus sa jambe droite afin d'effectuer les rotations qu'elle compte dans sa tête.

Un.

Deux.

Trois.

Elle s'apprête à décroiser ses jambes pour atterrir sur la glace mais elle heurte celle-ci bien trop tôt. Elle se rattrape à l'aide de ses mains touchent la glace, elle aurait dû mettre des gants. Un juron s'échappe de ses lèvres et raisonne dans l'entièreté de la patinoire :

- курва !

Elle se relève une seconde fois avec amertume. La patineuse déteste chuter, son regard foudroyant se plante dans les tribunes où se trouvent quelques personnes qu'elle ne connaît point. Ils attendent probablement leur propre enfant encore dans les vestiaires et ils ne font qu'observer ses échecs.

Nadejda déglutit difficilement en regrettant les entraînements fermés aux publics de la Sambo 70. Les patineurs ont la patinoire que pour eux, il n'y a personne exceptés les entraineurs. Elle s'apprête à se relancer pour une troisième tentative mais le canadien l'interrompt avant qu'elle ne fasse plus de dégâts sur ce triple axel qui est un véritable désastre depuis ce matin.

- Fais un double axel et on s'arrête là, rassure l'entraîneur.

Nadejda se retient de rire de sarcasme, elle ne va pas s'abaisser à un tel niveau pourtant en voyant le regard insistant du canadien, elle comprend qu'elle n'a pas vraiment le choix que de simplifier son saut. Elle s'élance une dernière fois pour n'effectuer que deux rotations qu'elle maîtrise parfaitement.

Et Nadejda ne s'attendait pas à chuter une nouvelle fois.

Elle reste quelques secondes assise sur la glace sans se relever, elle ne comprend pas ce qu'il lui arrive. Ça n'est jamais arrivé depuis ses années juniors, un misérable double axel que tout le monde doit savoir faire.

Elle se pince l'intérieur de la joue, elle n'a pas le droit se pleurer. Elle n'a pas le droit

La patineuse se redresse en étant aussi déboussolée que son entraîneur qui l'observe stupéfait. Elle hausse les épaules en sortant de la glace, elle marche sur la moquette antidérapante la tête basse, elle est humiliée.

- Ça fait peut-être un peu trop avec les récents événements, déclare Brian Orser.

- Non, décrète-t-elle avec conviction. Ce n'est pas ça.

Le canadien porte un regard peiné sur son élève. Elle est convaincue que l'état de son frère n'a aucun lien avec ses performances médiocres, il n'y a qu'une seule explication à ses yeux. Elle s'installe sur un banc pour retirer ses patins avec rage, un orage se prépare dans sa tête. Il est effroyable et elle ne souhaite à personne d'être près d'elle quand il explosera avec célérité.

Comment veux-tu réussir les quadruples comme Irina et Anna avec ce poids ?

Elle tient ses patins par les lacets en se relevant pour se diriger vers les vestiaires. Elle ouvre son casier pour les déposer à l'intérieur en les fixant avec douleur. Elle est tiraillée de l'intérieur, deux parties d'elle-même s'affrontent et Nadejda ne serait dire qui vaincra une nouvelle fois entre sa fierté russe et son sens ukrainien du sacrifice, pouvant la plonger dans le précipice.

- Il faut que je perde du poids, déclare-t-elle en refermant son casier d'un geste sec.

Elle a déjà quitté les vestiaires, ne laissant pas le temps à son entraîneur de réagir. Il ne peut la retenir tandis qu'elle quitte la patinoire en étant convaincue qu'un chiffre n'est que la solution à tous ces problèmes, alors que ce n'est que son mental d'acier devenu brisé par l'état de son frère aîné.

Le lendemain, elle se lève simplement pour aller courir à en perdre la respiration. Elle revient couverte de sueur mais cela ne suffit pas à apaiser la douleur rongeant son cœur avec ardeur.

Le même scénario se poursuit le reste de la semaine. Un pied devant l'autre, elle avance le long du port, sans s'arrêter. Elle doit simplement continuer d'avancer, elle ne veut plus se préoccuper de ses états d'âme. Elle ne veut plus rien ressentir excepté les courbatures tiraillant ses jambes et les crampes paralysant ses muscles.

Au bout du sixième jour, Nadejda reste planquée dans son lit. Elle devrait être levée depuis quatre heures, elle devrait se trouver à la patinoire depuis bien longtemps pourtant il n'y a que la lumière perçant les volets et son regard rivé sur le plafond montre qu'elle a touché le fond.

Six jours sans patiner. Ça n'était plus arrivé depuis des années, depuis une fracture de la rotule suite à une mauvaise chute. Elle a soif, sa gorge est sèche et Nadejda devrait se lever pourtant elle n'en a pas la force.

La patineuse ne fait qu'écouter les voix qu'elle entend depuis sa chambre. Ils se disputent à son propos et elle distingue celle de l'entraîneur canadien. Elle s'en veut de l'abandonner, il a encore du l'attendre des heures dans le froid de la patinoire pour que Nadejda ne vienne jamais. Il ne mérite pas ça, personne ne mérite d'être traité de la sorte.

Surtout pas, Sacha.

Il est probablement dans un lit d'hôpital à se morfondre comme Nadejda. Peut-être que c'est elle qui est paraplégique, elle n'arrive même pas à se lever de son lit. Elle n'a plus aucune conviction, elle n'a même pas la force de repousser les larmes perlant au coin de ses yeux, c'est l'inondation dans sa tête.

Seule l'ouverture de la porte la sort de ses pensées, cette dernière vient heurter le mur de la chambre. La lumière s'allume venant éblouir les yeux de la patineuse, elle est obligée de détourner le regard du plafond pour s'arrêter sur le monégasque se tenant dans l'encadrement de la porte.

- Désolé, murmure-t-il en se rendant compte de son emportement.

Charles effectue un pas vers l'intérieur de la chambre, il referme la porte plus doucement que lorsqu'il l'a ouverte. Ses yeux clairs sont perçants, il paraît troublé en s'approchant. Il se laisse simplement tombé sur le bout du lit, Nadejda le fixe sans esquisser le moindre mouvement.

Elle l'observe avec attention, il est toujours vêtu de son éternel polo rouge à croire qu'il ne le quitte jamais. Ses cheveux sont en batailles et il s'appuie contre le mur de la chambre en proie à une profonde réflexion. Il passe une main sur son visage sans jeter le moindre coup d'œil à la patineuse, il entend les cris de leur dispute et sa voix les recouvre tandis qu'il murmure :

- Ça dure depuis combien de temps ?

- Ils se disputent depuis ce matin, répond Nadejda.

- Je ne parle pas d'eux et tu le sais très bien.

Son ton est doux, il ne paraît pas en colère. Il semble se contenir, et Nadejda ne peut que l'admirer. Il est le premier à la confronter depuis qu'elle part en vrille. Il est le premier à s'aventurer dans cette chambre depuis le début de la matinée alors qu'il vient simplement de rentrer.

- Ça s'est passé comment cette deuxième course ? 

- J'ai terminé deuxième, grimace-t-il.

Nadejda ne trouve pas les mots. Diana Tchaïkovskaïa ne disait jamais rien quand elle terminait deuxième, elle ne donnait aucun encouragement, aucun compliment car personne ne souhaite terminer à cette place.

- J'ai raté un double axel, avoue-t-elle. Tout le monde sait faire un double axel.

- Pas moi, interrompt le monégasque.

Nadejda soupire en voyant le rictus amusé étirer les lèvres du monégasque tandis qu'il l'observe. Il n'y a que sa tête qui dépasse de sous la couverture. Elle paraît fatiguée et ce n'est pas l'absence de maquillage qui accentue ses traits tirés, Charles le sait.

- Carla ne fait que pleurer depuis six jours, murmure-t-elle d'une voix basse. C'est mon frère qui est paraplégique, pas le sien.

- Je sais, mon frère me l'a dit, lâche Charles. Chacun surmonte les événements comme il peut. Arthur m'a aussi dit que ça fait six jours que tu n'as rien avalé.

- Ça n'a rien voir avec Sacha, se justifie-t-elle.

Le monégasque reste impassible malgré que les émotions le submergent. Il se retient de se pincer les lèvres en plantant son regard dans le sien, il ne faiblit pas en rétorquant :

- Et bien, explique-moi.

- Il n'y a rien à expliquer.

Charles retient un soupir d'agacement et sans un mot, il se lève du lit sous le regard consterné de la patineuse. Il va s'en aller comme rien ne s'était passé, pourtant il se retourne et prend appui contre la porte. Il croise les bras sur son torse en toisant la brune d'un regard intransigeant.

- Dans ce cas lève-toi, ordonne Charles.

Nadejda secoue la tête en murmurant qu'elle ne veut pas se lever. Elle n'en a pas envie et elle a bien trop peur de tomber en se sentant beaucoup trop faible pour le faire.

- Si tu as la tête qui tourne dès que tu te lèves, c'est certain que tu ne réussiras pas tes triples axels de cette façon. Ne vas pas croire que c'est la solution à tes problèmes, lâche-t-il.

- Qu'est-ce que tu en sait ? Tu n'y connais rien.

- Un triple axel, ça se fait en ayant les pensées claires et en tenant sur deux jambes.

- Bien sûr que j'ai les pensées claires et bien sûr que je peux tenir sur deux jambes ! crache-t-elle.

Nadejda s'énerve, elle rabat sa couverture d'un coup sec pour quitter son lit. Elle ne peut accepter cette énième humiliation, elle se lève d'un bond pour parvenir à la hauteur du monégasque.

Elle a à peine effectué un pas que l'entièreté de la pièce se met à tourner, sa vision se trouble et elle sent ses jambes flancher. Une autre chute, elle ferme les yeux. Elle se prépare au choc, c'était sans compter les bras du monégasque essayant de la rattraper avant que son corps ne heurte le sol dans un cri éreinté.

Devant elle se tient les abysses et derrière ses yeux clos qu'elle n'ouvre pas se trouve le précipice.

Elle a déjà sauté.






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