cinq
Nadejda a les yeux larmoyants en fixant l'avancée de l'avion sur l'écran de son siège. Le vol fait un détour pour relier Pékin à la principauté, il ne passe pas au-dessus de l'espace aérien appartenant à l'Ukraine, si ce dernier l'est encore.
Nadejda ne décoche pas un mot à sa famille d'accueil malgré le fait que Christine et Marc soient venus la chercher jusqu'à Pékin. Elle ne fait que pleurer silencieusement face au paysage défilant à travers le hublot de l'avion.
En arrivant à Monaco, Nadejda n'a qu'une petite valise contenant ses affaires pour les jeux olympiques. Elle n'a rien, tout est à Korosten ou à Moscou. Elle n'a rien excepté cette médaille à laquelle se rattacher, elle la porte autour du cou.
Cette médaille ne verra pas le pays et elle ne reçoit que des félicitations atténuées par le contexte. Nadia ne ressent rien en l'observant, sa victoire n'a plus aucune valeur à ses yeux et aux yeux de sa famille. Elle ressent une pointe d'aigreur et elle s'en veut.
Nadejda ne décroche pas un mot du repas, elle perce un autre sachet de nutriments en se demandant à quoi cela sert de continuer de le faire si elle n'a plus rien à gagner, si elle n'a plus personne pour l'entraîner. Elle finit par s'excuser et rejoindre la chambre à l'étage pour dormir.
Pourtant, toute la nuit, Nadejda est restée les yeux rivés sur le plafond de cette chambre qu'elle vient de retrouver. La tête embrouillée par ce qu'il se passe à des milliers de kilomètres de la principauté.
Six heures.
Elle se lève n'en pouvant plus, elle revêtit un jogging et des baskets avant de sortir alors que la maison est encore silencieuse. Nadejda n'a pas encore revu la fille de sa famille d'accueil, Marc a dit qu'elle était sur Paris et qu'elle reviendrait aujourd'hui.
Elle sort de la maison et ses jambes traversent le port monégasque avec automatisme et sans surprise, Nadejda pousse la porte du stade nautique Rainier III. Il est tout juste sept heures et il vient seulement d'ouvrir, Nadejda passe dans les vestiaires.
Elle glisse ses chaussures à l'intérieur d'un casier et elle se laisse tomber sur un banc pour enfiler ses patins. Face à elle, une petite l'observe faire d'un regard stupéfait alors que sa mère resserre ses lacets et Nadejda déglutit en voyant déjà une petite s'entraîner aussi tôt.
Et peut-être qu'elle ne réussira jamais si ce n'est que sa mère qui la pousse à patiner.
C'était le cas pour Anna, ses parents étaient les premiers à critiquer ses réceptions hasardeuses, à soulever le moindre défaut de ses pirouettes et Nadejda n'a jamais connu la pression parentale.
Elle a toujours patiné pour elle, pour se libérer de souvenirs encombrants, sans ne jamais subir la pression de ses parents qui n'avaient pas assez d'argent pour la suivre dans les compétitions. Ils n'ont jamais pu payer ses premiers patins et son entraineuse aux coûts exorbitants, encore moins les tenues de compétition.
C'est Marc et Christine qui ont tout pris en charge.
Et ils ne sont jamais intervenus dans sa carrière, ils ne sont jamais intervenus dans les compétitions. Ils n'ont jamais rien dit comme ses parents, ils ont seulement écouté Nadia quand elle avait besoin de parler.
Ils ne voient que l'extérieur qui est déplaisant, voir l'intérieur pourrait glacer leur sang. Mais Nadia n'a jamais tout dit.
Les mains baladeuse de Ivan Boresko sont passées sous silence, les claques de Diana Tchaïkovskaïa aussi, il fallait se taire sinon Nadejda sait qu'ils seraient intervenus pour la sortir de la meilleure école de patinage artistique.
La méthode moscovite a son prix.
Et Nadejda ne parvient pas à sourire en observant cette petite. Elle l'aurait fait habituellement, mais pas aujourd'hui. Elle passe simplement aux toilettes, sinistre mécanisme alors qu'il n'y a personne pour la peser.
La guerre.
Ils ont bombardé Kyiv hier.
Et l'eau humidifie ses yeux rien qu'en y pensant, rien qu'en imaginant le cri strident des alarmes aériennes, le bruit sourd des bombes et le crépitement des incendies.
L'apocalypse.
L'après Tchernobyl.
Quand est-ce que son peuple pourra vivre en paix, sans se sacrifier ?
Dernier rempart protégeant l'Europe.
Nadejda déglutit. Elle effectue quelques étirements contre le mur du bord de la patinoire, quelques grands écarts à même la moquette antidérapante, avec les patins au bouts des pieds et les écouteurs enfoncés dans les oreilles pour ne pas attendre les commentaires de mères assises en tribunes l'observant.
Elle veut arrêter d'entendre les pleurs qui ont raisonné toute la nuit dans sa tête, l'agonie d'un peuple et elle se rappelle de ces longs couloirs pâles où des dizaines d'enfants étaient allongés dans des lits blancs.
L'odeur de désinfectant à plein nez, leurs sourires innocents face aux yeux humides de leurs parents. Elle se souvient des siens, ils tentaient de cacher leurs larmes avant d'aller voir Katia, mais rien n'a échappé à Nadejda.
Des pleurs.
Et l'Ukraine souffre de douleur.
Elle agonise lentement sous les sifflements des balles, sous le crépitement des bombes incendiaires.
Nadia finit par se relever au bout d'une quinzaine de minutes pour s'élancer sur la glace où elle a effectué ses premiers pas. Elle a l'impression de renaître en glissant sur cette surface blanche.
A cette heure-ci, il n'y a que des cours individuels et Nadia au milieu d'eux avec sa grâce olympique dans le moindre de ses pas. Elle sent cette force se dépliant dans ses muscles aux moindres mouvements, ses jambes s'élancent et réalisent une succession de pas.
Parfois, Nadejda ramène son pied au-dessus de sa tête avec facilité, elle glisse sur une seule jambe tendue durant de longues secondes en ne flanchant pas.
Un triple axel.
Et le bruit de son patin glissant sur le sol, lors de sa réception, raisonne dans l'entièreté de la patinoire. Mais Nadejda ne l'entend pas, elle n'entend pas le silence à l'extérieur de ses écouteurs. Elle ne voit pas que l'ensemble des personnes s'est arrêté pour l'observer, que les entraineurs ont arrêté de parler pour l'observer d'un regard admiratif.
Nadejda continue sans s'arrêter, jusqu'à s'essouffler dans les combinaisons de sauts, jusqu'à avoir des crampes lors d'une pirouette Biellmann tournant à une vitesse infinie et quand la musique dans ses oreilles s'arrête, Nadia s'arrête.
Un silence abyssal.
Nadejda se croirait dans une cathédrale, il n'y a pas un bruit seulement celui de ses patins glissant tandis qu'elle rejoint le bord de la patinoire. Elle récupère sa veste de la délégation ukrainienne qu'elle enfile pour ne pas attraper froid.
Soudainement raisonnent des applaudissements que Nadia ne connaît que trop bien à l'autre bout de la patinoire. Ils entraînent toutes les autres personnes à en faire de même, les sortant de leur torpeur admirative et Nadejda se retourne pour l'apercevoir.
Elle s'approche en quelques glissades vers la blonde et sans un mot, les deux jeunes femmes se prennent dans leurs bras. Elles ont grandi ensemble quand Nadejda venait sur la principauté, elles dormaient dans la même chambre, elles étaient dans la même classe alors que Nadejda apprenait difficilement le français et que la blonde l'aidait.
- Je suis si fière de toi Nadia.
Nadejda attendait ces mots depuis si longtemps. Personne ne lui a dit au vue des recents évènements. Il n'en faut pas plus pour que la patineuse explose en sanglots dans les bras de la fille qu'elle considère comme une seconde sœur.
Elle se moque bien que les couches de mascara qu'elle applique chaque matin coulent en ne laissant que de vulgaires traces noires. Nadejda ne se sent plus seule.
Et elle passe sa main sous le col de son haut de corps pour déloger la médaille d'or ornant son cou qu'elle montre à la blonde dont les yeux sont larmoyants.
- Je t'ai entendu dire qu'elle était pour nous, murmure la monégasque d'une voix tremblante.
Nadejda acquiesce en se pinçant les lèvres sous le coup de l'émotion. La monégasque reste de longues secondes à fixer cette médaille avant d'attraper le visage de Nadejda entre ses mains pour murmurer droit dans ses yeux :
- Mais cette médaille est avant tout la tienne. Elle est pour toi Nadia.
- Merci Carla, souffle-t-elle avec son accent slave.
Et les bras de la blonde encerclent les épaules de la patineuse quand celle-ci quitte la glace. Devant elles, se tiennent deux jeunes garçons que Carla présente aussitôt à son amie et Nadejda se perd dans les yeux bleutés de l'aîné.
- Je m'appelle Charles, Carla nous a beaucoup parlé de toi.
Nadejda rougit en fixant ses patins blanchâtres, tandis qu'elle replace le col de sa veste aux couleurs ukrainiennes avec ses mains glacées par la froideur de la patinoire. Elle sent que son regard ne quitte pas la médaille ornant son cou. Il est admiratif devant la brillance de cette dernière. Un sourire étire les lèvres de la brune quand il rajoute simplement :
- Je suis désolé que tu ne puisses pas la ramener chez toi mais elle t'appartient. Et personne ne pourra te la prendre.
Et Nadejda se perd dans son regard bleuté en comprenant, il ne parle pas simplement d'une médaille dorée.
Il parle de liberté.
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