Tome 1 - Chapitre 6

C'est quand tout est chamboulé !

*******

Le temps s'est arrêté... Je suis abasourdie par ce que vient de m'apprendre mon père. Bien sûr, je me doutais qu'entre Madeleine et lui, il y avait eu quelque chose. Je pensais à une grande complicité, à des petits baisers échangés entre adolescents, à un flirt, mais de les savoir amoureux l'un de l'autre, je n'en reviens pas.

Comment ai-je fait pour ne pas m'en apercevoir, pour ne pas comprendre ? Pourtant tout était sous mes yeux. Voilà pourquoi, à chaque fois que Madeleine lui demande quelque chose me concernant, il ne le lui refuse jamais. Voilà pourquoi, elle savait que venir ici aurait une répercussion positive sur mon père. Et c'est aussi pour ça qu'elle m'a dit de lui parler, à lui, seule à seul... Elle savait, bien sûr... Elle savait comment il allait réagir, elle savait que c'était plus que mon moment, elle savait que c'était notre moment. 

Le moment pour un père et sa fille de se retrouver.

Assis sur nos rochers, nos mains toujours jointes, mon père attend que je digère cette nouvelle information.

— La personne à qui appartient ton cœur, c'est donc Madeleine ?

— Oui, me répond-il, un léger sourire planant sur ses lèvres entrouvertes.

— Tu m'as dit que tu n'avais jamais aimé mère, est-ce à cause de Madeleine ?

— Oui et non.

— Comment ça ? C'est oui ou c'est non ? demandé-je, un brin agacée.

— Laisse-moi t'expliquer tout cela ma fille, tu veux bien ?

— Je n'attends que ça. Comprendre ! m'emballé-je.

— Comme tu le sais, j'ai rencontré Madeleine quand je venais en vacances ici. Dès le premier jour, j'ai su. Dès que je l'ai vue arriver sur cette place, je l'ai regardée se diriger vers moi, elle est venue me parler sur le banc et j'ai senti qu'il se passait quelque chose dans mon corps, dans ma tête et plus tard dans mon cœur. Au départ, je refusais ce que je ressentais pour elle, car elle m'intimidait. Elle était sûre d'elle, riait tout le temps et moi, je ne savais pas quoi dire ou quoi faire face à cette tornade.

— C'est vrai que Madeleine respire la joie de vivre.

— En effet, elle a toujours été rayonnante. Alors quand je suis revenu pour les grandes vacances d'été, je me suis dit que ça serait trop bête de les passer tout seul à l'ignorer consciemment. Alors j'ai pris sur moi, j'ai osé lui parler et à partir de ce jour, nous ne nous sommes plus quittés. J'attendais à chaque fois les vacances avec impatience, car je savais que je la retrouverais derrière son étal avec ses fromages et ses pots de miel. Mais plus que ça encore, je savais que nous allions partager nos journées à nous balader, ici, sur la plage à marcher pieds nus, à nous baigner, à faire les fous. Nous adorions faire de grandes balades à vélo ou bien partir en pique-nique dans la garrigue pour ramasser des fleurs ou des asperges sauvages, quand c'était la saison. Ces odeurs de thym, de romarin et de fenouil sauvage. Ces grands pins sous lesquels on aimait se reposer, discuter, refaire le monde. Certaines fois, mes cousins et cousines nous rejoignaient. En fait, nous étions une bande de copains qui partageaient leurs meilleures années, insouciants, heureux de vivre, sans savoir ce qui les attendait plus tard.

— Tu étais heureux papa... affirmé-je en lui souriant.

— Oh oui, j'étais heureux parce qu'elle était avec moi. Je n'avais qu'à la regarder pour savoir ce qu'elle pensait ou désirait. Notre complicité était flagrante. En grandissant, les copains que nous étions sont devenus des amis ne pouvant rien faire l'un sans l'autre. Puis vient le jour où j'ai enfin trouvé le courage de lui avouer mes sentiments. De lui dire que je l'aimais...

Ces mots, pourtant prononcés il y a plus de vingt-cinq ans, le touchent toujours autant et c'en est bouleversant. Je n'ai pas l'habitude de voir la carapace de mon père se fissurer, laissant filtrer tous ses sentiments, et encore moins en parler. Alors je le regarde, émerveillée par tant de sincérité, et le laisse me raconter la suite après qu'il se soit éclairci la voix :

— Je n'oublierai jamais cette après-midi-là. Elle portait une robe rouge, fluide et légère avec de fines bretelles. Ses cheveux détachés volaient dans le vent. Elle avait retiré ses claquettes et nous marchions main dans la main sur cette plage. Qu'est ce qu'elle était... Belle.

Mon père arrête de parler, il vient de faire un bon dans le passé et revoit Madeleine comme si elle était là... Son regard se remplit de tout l'amour qu'il devait lui porter. Ses yeux brillent. Son sourire est tellement beau que j'en souris moi-même. Comme je suis heureuse qu'il puisse revivre ce moment qui aura tant marqué sa jeunesse !

Mais plus je le fixe et plus je me rends compte que ce sourire est vraiment trop beau et franc pour être dû à un souvenir. Je me retourne et là, je la vois... Madeleine est là.

Elle marche vers nous, tenant ses chaussures à la main. Elle aussi, elle arbore un magnifique sourire et là... Je comprends.

Je me retourne prestement vers mon père et lui demande, pour en avoir la confirmation :

— Tu l'aimes toujours, n'est-ce pas ?

— Oui, ma fille. Cela a toujours été elle et ce sera à jamais elle... C'est l'amour de ma vie.

Madeleine nous rejoint et je les regarde se dévorer du regard. En effet, ils n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre, pour savoir.

— Tu lui as dit... souffle-t-elle.

— Oui, elle sait notre secret, confesse-t-il, son regard brillant venant appuyer ses dires.

Madeleine me scrute, attendant sans doute ma réaction. Espérant que je lui dise ce que je pense ou ce que je ressens...

Est-ce que je suis en colère après elle ? Non. Comment le pourrais-je ? Je l'aime trop pour ça.

Est-ce que je suis déçue qu'elle ne m'ait pas dit la vérité ? Non plus... Elle avait fait une promesse à mon père.

Alors, au lieu de lui répondre, je la prends dans mes bras et la serre fort en lui disant :

— Je suis tellement heureuse pour toi.

Mon père nous rejoint et ce moment restera gravé à jamais dans ma mémoire et dans mon cœur. Ce samedi est si fort en émotions. J'y ai découvert un papa aimant, qui dorénavant sera présent à mes côtés, et j'ai appris leur grand secret, leur amour de jeunesse, puis leur amour caché...

Je suis bien là, dans leurs bras. Je n'aurais jamais cru vivre cela un jour. Mais tout ceci ne doit pas me faire oublier le but de ce week-end. Mais pour le moment, j'ai tellement de choses à leur demander que ça peut encore attendre un peu. Et puis, je me doute que maintenant, lui en parler sera bien plus facile.

Je me détache de Madeleine et de mon père, puis me renseigne :

— Où se trouve Mère ?

— Elle est partie en ville pour régler un nouveau souci avec le traiteur. Alexandre me préviendra de leur retour ne t'inquiète pas, m'informe Madeleine.

— Nous avons encore le temps de parler, alors ?

— Oui, me confirme mon père. De quoi veux-tu parler, ma fille ?

Je vois les yeux de Madeleine s'humidifier instantanément en nous regardant.

— Vous avez progressé plus vite que je ne l'aurais espéré, souffle-t-elle émue.

— Oui, en effet, Madeleine.

En relevant un peu le menton, je lui annonce fièrement et tout sourire :

— Et moi, je l'appelle Papa.

Ma voix et mes gamineries d'une enfant de cinq ans déclenchent en nous un fou rire libérateur. Que ça fait du bien de rire, de sourire, de se sentir aimer... Tout cet amour me donne des ailes et me permet même de les questionner comme je n'aurais jamais osé le faire auparavant.

— Alors, vous deux, vous êtes amoureux depuis vos douze ans et vous l'êtes encore... Mais comment avez-vous fait ? Heu... Enfin... Je ne veux pas savoir tous les détails, m'empressé-je d'ajouter en cachant mes joues empourprées derrière mes mains.

Des sourires apparaissent sur leurs visages en comprenant mon trouble.

— Ce que je veux dire, c'est... Pendant tout ce temps, vous avez continué de vous aimer ?

Mon père et Madeleine se concertent en se regardant dans les yeux. C'est marrant, cette façon qu'ils ont de communiquer. Sans doute une technique qu'ils ont perfectionnée, leur permettant justement de rester discrets.

— En effet, nous n'avons jamais cessé de nous voir, "en amoureux", comme tu le pressens, ajoute mon père avec un petit sourire en coin.

Madeleine le lui rend en rougissant légèrement, sans doute un peu gênée d'entendre mon père parler de tout ceci devant moi.

— Le soir où je l'ai revue pour ma soirée d'anniversaire, j'ai compris que j'avais passé trop d'années loin d'elle et que mon amour était toujours aussi fort. Alors, même si j'étais un jeune marié, égoïstement, je la voulais à mes côtés. Je m'interdisais de la perdre à nouveau. Donc, dès le lendemain, je suis allé voir son patron et lui ai demandé si je pouvais prendre Madeleine à mon service. Qu'il me fallait quelqu'un de confiance pour gérer la cuisine et l'intendance. Et c'est comme ça que Madeleine est venue vivre avec nous... Enfin, avec moi. Par la suite, tu es arrivée et elle s'est occupée de toi, mais ça, tu le sais déjà.

— Oui, ça, je le sais. Madeleine a été une nounou, une confidente, une amie, tu as été comme une mère pour moi...

— Et je le serai toujours, me promet-elle bouleversée.

Mon père lui prend la main, puis reprend en m'expliquant comment il leur a été facile de se retrouver régulièrement, vu le peu d'intérêt que ma mère portait à leur mariage, et que jusqu'à maintenant cela leur suffisait, mais...

Il prend un court instant pour la regarder une nouvelle fois. Elle hoche la tête légèrement avant qu'il ne reprenne :

— Madeleine et moi avons décidé d'arrêter de nous cacher, me lâche-t-il.

Je reste sans voix à les regarder, à essayer d'analyser le plus vite possible cette nouvelle information... Mais je commence à me poser mille questions et Madeleine me coupe dans mes pensées avant que je ne parte trop loin.

— Orphélia, me calme-t-elle doucement en me prenant la main. Ton père et moi, on s'aime plus que tout. J'ai attendu pendant des années qu'il se décide, qu'il comprenne qu'à la longue, je ne supportais plus cette situation. Que je ne voulais plus être la femme de l'ombre. Jusqu'à maintenant, je t'avais toi et tu étais ma priorité.

Elle s'arrête, déglutit, respire, puis reprend :

— Mais ton futur départ a permis à ton père de réaliser l'importance que tu avais à ses yeux. Et de reconnaître la valeur que j'avais pour lui. Il avait besoin de ce déclic pour se rendre compte que nous étions les deux personnes les plus importantes de sa vie. Et que nous devions à présent passer avant toute autre chose.

— Ma fille, je sais que c'est beaucoup de changement pour toi, mais je ne veux plus vivre dans le mensonge. Je ne veux plus faire semblant. Je ne veux plus me cacher.

— Et mère, elle est au courant ? lui lancé-je, légèrement acerbe n'ayant pas pu retenir mes mots.

— Non, je lui annoncerai après ton anniversaire, réplique-t-il en serrant les dents. Je voulais d'abord te l'annoncer, en discuter avec toi, savoir si tu acceptes mes choix, nos choix ?

En attendant ma réponse, il reprend la main de Madeleine dans la sienne, croisant leurs doigts pour se donner plus de force.

— Je suis heureuse pour vous, bien sûr. Vous êtes les personnes les plus importantes à mes yeux et de vous voir aussi heureux ensemble me comble de joie. Là n'est pas le problème, mais...

J'essaye de trouver les bons mots pour ne pas les vexer ou envenimer la discussion.

— Mais je ne peux pas m'empêcher de penser à votre comportement envers mère pendant toutes ces années. Ça ne vous a jamais dérangés ? Je veux dire, elle est ta femme et toi tu l'as tout de même trompée pendant tout ce temps, et sous notre toit.

Mon père se redresse, son regard devient dur. Je sais que je lui ai fait mal en lui disant ça et je m'en veux terriblement, mais je ne pouvais pas ne pas lui en parler. Madeleine lui serre la main et lui dit calmement :

— Gildas, tu ne peux pas lui en vouloir de te demander ça !

— Je sais, mais ça me fait mal qu'elle ait cette image de moi alors que Gaia n'a jamais tenu son rôle de femme et encore moins celui de mère. Tu le sais, toi !

— Oui, moi je le sais bien sûr, mais Orphélia, elle découvre la vérité seulement maintenant et c'est normal qu'elle se pose toutes ces questions.

Je me sens mal, je me dis que j'aurais dû me taire, que j'aurais dû garder pour moi mes réflexions, que j'aurais dû... Quoi ? Ne pas dire que je trouve ça mal, même si Gaia n'a jamais été une mère pour moi, est-ce qu'elle mérite pour autant d'être une femme trompée et bafouée ?

— Orphélia, tu dois comprendre qu'avec Gaia, non content de ne pas avoir eu le choix, nous ne nous sommes jamais aimés. Nous avons cohabité pendant toutes ces années. Nous avons vécu dans la même maison parce que l'on devait garder cette image aux yeux des autres, sauver les apparences. Mais nous avons toujours fait chambre à part.

Il fait une pause le temps que je puisse assimiler tout cela, et reprend sur un ton ironique :

— Gaia est tellement superficielle... Tout ce qui l'intéresse, c'est "elle". L'image qu'elle va pouvoir donner. Le reflet que leur renvoient les yeux des autres hommes. Ta mère a toujours aimé être désirée, a toujours aimé plaire, a toujours aimé être la plus belle, elle a toujours eu...

Il déglutit, s'arrête quelques instants, et regarde Madeleine pour qu'elle lui donne cette force de continuer.

— Gaia a toujours eu des amants et cela même avant que l'on soit marié, lâche-t-il dans un souffle. Elle n'a accepté notre mariage que parce que ça lui permettait de quitter l'Italie. D'échapper à ses parents, d'être libre, de pouvoir enfin faire ce qu'elle voulait. Elle accédait à un style de vie dont elle avait toujours rêvé. Et moi... Je n'étais qu'un moyen d'y arriver. Ce "non-mariage "arrangeait tout le monde, à part moi... Donc, de ce côté-là, celui qui a été le plus lésé et trompé, ce n'est pas elle, mais bien moi. Car à mes yeux et dans mon cœur, il n'y a jamais eu que Madeleine et personne d'autre dans ma vie, confie-t-il amoureusement en se retournant vers elle.

Le silence s'installe, nous sommes tous les trois gênés, sonnés par toutes ces révélations. Eux parce que ça les replonge dans toutes ces années de non-dits. Et moi, par tout ce que je viens d'apprendre sur mes parents, sur Madeleine, sur leur vie...

Et là, je demande totalement stupéfaite :

— Mais, alors, ça veut dire que... ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top