24 : La course
SAMUEL
À cette période de l'année, à savoir à la fin avril, début mai, trois choses récurrentes arrivaient dans la vie de Samuel. D'abord, les allergies le frappaient d'un coup, et un beau matin, il se réveillait les yeux bouffis, le nez coulant et les poumons en compote. Ensuite, il recevait une vague de mails de personnes qui demandaient ses services. Il faisait beau, et les gens se disaient tous qu'il était temps de se mettre au jogging, mais comme personne ne savait comment bien courir sans se faire mal, on l'appelait. Et à chaque fois, Sam devait en refuser une bonne dizaine. Enfin, comme tous ses amis étaient encore étudiants, et avaient deux semaines de vacances, ils rentraient réviser au calme. Samuel se retrouvait alors seul pendant huit jours, un grand appartement pour lui tout seul.
Il appréciait ça, même si pour rien au monde il ne l'aurait avouer devant eux. Pouvoir utiliser toute l'eau chaude qu'il voulait, ne pas avoir à se prendre la tête pour faire des repas qui conviennent à tout le monde, travailler le matin en mettant de la musique sans craindre de réveiller l'un ou l'autre. Il avait des moments comme ça, où il s'était taté à quitter la colocation. Surtout à cause des modes de vie différents : Émile et César, ils trimaient, certes, mais ils n'étaient pas encore dans la vie active, ils ne comprenaient pas forcément tout le stress auquel Samuel était soumis, surtout en tant qu'auto-entrepreneur. Faire sa compta, se démerder avec les impôts, il y passait des journées entières. Des semaines, il ne comptait pas ses heures, et ses amis ne voyaient pas pourquoi il n'avait pas forcément envie de faire la fête le samedi soir.
Et encore, tout allait mieux depuis quelques temps, il réussissait à sortir un salaire plus que décent, il avait remboursé Émile de toutes les courses qu'il lui devait, le bouche-à-oreille fonctionnait de mieux en mieux et son emploi du temps était toujours complet. Il menait une vraie vie d'adulte, et il lui arrivait souvent que les soucis liés aux cours, à la fac ou aux examens le dépasse complètement.
Ce n'était peut-être qu'une affaire de mois avant qu'il ne quitte la coloc, et il appréhendait de devoir l'annoncer. Sélène partait déjà, l'an prochain, elle leur avait dit un soir, alors qu'ils mangeaient chinois autour de la table basse. Ça avait mis un sacré coup à Émile, qui lui, avait presque terminé son BTS, et espérait trouver du travail en ville.
Samuel pensa à tous leurs chemins qui semblaient prendre des voies différentes, et il se demanda si, finalement, l'affaire de cette capote retrouvée, n'avait pas été un signe annonciateur. Certes, c'était le résultat d'une grosse erreur de sa part, mais peut-être était-ce voué à arriver ? Ils avaient toujours pensé que la séparation adviendrait après le lycée, et quand ils avaient réalisé qu'en études supérieures, ils étaient toujours amis, ils en avaient été fiers ! Mais désormais, Sam réalisait que ce n'était pas ce moment là, le plus difficile à surmonter, mais ce qui allait se passer maintenant. Quand ils auraient terminé leur étude, et qu'ils devraient déménager pour trouver du travail à d'autres endroits. Quand ils rencontreraient d'autres personnes et qu'ils auraient de moins en moins de temps pour prendre des nouvelles les uns des autres. Quand ils vivront leur vie, et qu'ils ne se retrouveraient plus que quelques fois dans l'année, et peut-être jamais tous ensemble.
Sam avait le cœur lourd de penser à tout ça, mais il se dit qu'il devait bien y réfléchir un jour. Il se prépara pour se rendre à un cours, et en fermant la porte derrière lui, ça lui fit étrange. D'habitude, il y avait toujours quelqu'un qui partait après lui. C'était fou comme cet appartement ne lui avait jamais paru si grand.
Sur le chemin, il passa par une rue qu'il n'empruntait pas d'habitude, juste parce qu'elle était plus ombragée, et qu'il faisait déjà affreusement chaud pour un mois d'avril. Hasardeuse coïncidence, il passa devant un café, et en terrasse, était installé un visage familier : Camille. Au début, Samuel hésita à la saluer, puisqu'elle était avec une autre femme, et qu'il ne savait pas comment risquait de se terminer la conversation. Mais, en même temps, il ne l'avait pas vu depuis qu'ils étaient rentrés du festival et qu'elle avait disparu, il s'était beaucoup demandé ce qui lui était arrivé depuis. Il tenta, se plantant devant sa table.
─ Salut !
Les deux femmes levèrent la tête sur lui, et Camille lui paraissait différente. Le visage peut-être un peu plus fatigué, mais les yeux moins vitreux, et pour la première fois, il ne devina aucune malice dans ses traits. Elle ne lui avait jamais paru aussi sérieuse. D'abord, quand elle le vit, elle fronça les sourcils, ce qui laissait croire qu'elle ne le remettait pas. Alors il l'aida :
─ Samuel ? Sam ?
─ Oh, Sam ! dit-elle alors que son regard s'éclairait. Comment tu vas ?
─ Super, mais, et toi ?
─ Ça va, lui assura-t-elle.
Rien de plus. Pas de remarques extravagantes ou gênantes. Était-ce parce qu'elle ne voulait mettre mal à l'aise son interlocutrice ou autre chose ? Samuel avait sa petite idée. Soudain, Camille fit les présentations.
─ Euh, Sam, c'est Mathilde, ma marraine, Mathilde, Sam.
Ils se serrèrent la main dans un sourire, et Samuel pensa que cette femme était bien jeune pour être une marraine, elle avait à tout casser cinq ans de plus que Camille – mais bon, il ne connaissait pas non plus le véritable âge de Camille. La femme, Mathilde, s'adressa à lui :
─ Comment vous vous connaissez ?
Il trouva la question un peu prématurée et, en un sens, déplacé, mais il y répondit quand même.
─ Euh, en soirée, en quelque sorte.
─ En soirée, répéta-t-elle en acquiesçant.
─ En soirée... se précipita Camille. En réunion, enfin, c'est ce qu'il voulait dire. On s'est rencontré en réunion.
Le visage de Mathilde sembla se détendre, et au milieu de ce dialogue incompréhensible, Samuel se sentait perdu. Il hésita à prendre congé et partir aussitôt, mais il n'eut même pas le temps, car Mathilde lui sourit.
─ Oh, félicitations. Ça fait combien de temps ?
─ Euh...
Il regarda Camille, espérant qu'elle pourrait l'aider un petit peu à comprendre la situation. Ce qu'elle fit.
─ Que tu sobre, Sam, ça fait combien de temps que tu es sobre ?
D'abord, la question le perturba, puis, il ne lui fallut pas longtemps pour assembler les pièces du puzzle. Mathilde la marraine, une rencontre en réunion et l'étrange attitude de Camille, qui n'était pas vraiment différente : elle n'avait juste pas bu. Tous les doutes qu'il avait déjà eus au sujet de la jeune femme se confirmèrent, et allèrent même plus loin que ce qu'il s'était imaginé. D'un coup, tout l'agacement qu'il portait pour elle se mua en une profonde empathie, et rien que pour ne pas la mettre dans la merde, il accepta d'entrer dans son jeu, même si cela signifiait la conforter dans son mensonge.
─ Six mois, affirma-t-il avec conviction. Rien depuis six mois, et je me suis jamais porté aussi bien. J'ai enfin repris le sport, termina Sam en montrant fièrement son sac de travail.
Camille lui sourit, et il y vit un « merci » des plus sincères. Sam regarda son téléphone, et annonça qu'il devait filer.
─ C'était un plaisir de te rencontrer, Sam, lui dit Mathilde. A une prochaine fois, peut-être.
─ Oui, peut-être.
Il passa enfin son chemin, avec un sentiment mitigé. Dans son dos, il entendit la voix de Mathilde, énervée.
─ Tu te fous de ma gueule, c'est ça ? Tu crois que je le vois pas quand tu me mens à la figure ? Si tu veux pas d'aide, tu dégages de ma vie ! J'ai pas le temps pour tes conneries, Camille ! Maintenant, tu me dis la vérité !
Il était désormais trop loin pour entendre la suite, mais son cœur se serra dans sa poitrine. Il se sentit étrangement responsable, alors qu'il n'y était pour rien, que ce n'était en aucun cas ses choix. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de se dire que s'il avait su... il aurait fait les choses différemment lors de ce festival. Il tenta de se répéter ce qu'il disait toujours à Amina.
On ne pouvait pas sauver tout le monde de ses problèmes.
**
Il pensait que tout le groupe était rentré dans sa famille, mais le soir, sur les coups de 19 heures, il reçut un message d'Amina, lui demandant s'il était occupé, et si ça lui disait d'aller courir avec elle. Sam resta scotché devant son téléphone, déjà, parce que cela faisait une éternité qu'elle ne lui avait pas envoyé de message en premier, et puis... Amina et le sport, il avait toujours pensé que c'était une haine profonde. Il ne savait pas vraiment s'il avait vraiment envie d'aller courir, ou si elle voulait juste passer du temps avec lui. Il accepta.
Les deux amis se retrouvèrent dans un parc à mi-chemin entre leurs deux appartements. Il leur restait un peu moins d'une heure avant la tombée de la nuit. Samuel se sentait étrangement nerveux, comme avant un rencard, sauf que là, il ne voyait pas une fille qui lui plaisait, il retrouvait sa meilleure amie, avec qui il n'arrivait plus à être complice. Dès qu'il l'aperçut, il lui fit remarquer :
─ Elles sont pas tops tes chaussures pour courir.
─ Tout le monde s'en fout, Sam, affirma Amina dans un sourire.
Il soupira, mais décida de ne pas se vexer. Elle avait raison, le plus important, ce n'était pas si les chaussures étaient adaptés. C'était qu'ils étaient tous les deux, et qu'ils allaient pouvoir parler. Ils commencèrent à marcher, et Sam entama la conversation.
─ Je croyais que tu étais rentrée chez tes parents.
─ Moi ? Chez ma mère ? Non, non, pas pour le moment.
─ Elle n'a toujours pas accepté le fait que t'aimes les filles ?
─ Hein ? Mais si, si, ça elle s'en fout. Par contre, le fait que je sois athée, ça la dérange. Je me prends des réflexions, et bla bla bla. Enfin, je crois surtout que c'est parce qu'elle m'aime tellement, et qu'elle est persuadée que je vais aller en Enfer si je continue à mener un vie sans croire en Dieu. Mais bon, continua-t-elle dans un soupir. Je vois bien que ça part pas d'une mauvaise intention, et puis, c'est quand même ma mère, je l'aime, mais si je peux éviter de vivre sous le même toit qu'elle, je le ferais.
Samuel acquiesça. Il s'y connaissait, lui aussi, en parents qui voulaient décider de la vie de leurs enfants. S'il avait écouté son père, il sera en école de commerce à 8 000 euros l'année, ou ramerait à Sciences Po. C'était peut-être aussi pour cela qu'il trouvait cette période de la vie, la vingtaine, si compliquée. Jusque là, il n'avait pas trop eu à s'inquiéter de la tournure que prenait son existence, puisqu'on avait toujours tout fait pour lui, et d'un coup, il était lâché dans la nature, et ses choix avaient des conséquences sur tout.
Ils n'avaient toujours pas commencé à courir, mais Sam continua, parce qu'il ne voulait pas abandonner la discussion.
─ Oh, tu sais pas sur qui je suis tombé ce matin.
─ Non, dis-moi.
─ Camille !
─ Ah, répliqua simplement Amina. Oui, je l'ai vue il y a deux ou trois jours.
Il ne savait pas s'il devait lui rapporter toute la conversation. Il trouvait logique qu'Amina soit au courant, puisqu'elle était largement plus proche d'elle que lui, mais il ne voulait pas passer pour ce gros connard qui faisait la morale à coups de « Je te l'avais bien dit » - même s'il lui avait effectivement bien dit.
─ Ah ouais ? Et elle était comment ? interrogea-t-il pour amener la pilule en douceur.
─ Ça va. On a mangé ensemble, et après, elle m'a proposé de faire un peu de méditation. Du coup on s'est posé dans un parc, c'était sympa.
─ Camille fait de la méditation ? s'étonna Sam.
─ Ouais ! Et elle fait aussi des espèces de rituels à la pleine lune, et elle a plein de pierres et de cristaux chez elle.
─ Tu déconnes ?
─ Eh bah, même pas !
Cette idée fit sourire Sam, qui se dit que, finalement, il ne connaissait qu'une infime partie de cette fille. Il l'avait sûrement jugée beaucoup trop hâtivement, elle n'était peut-être pas aussi énervante ou inintéressante qu'il l'avait cru. Du moins, quand elle ne buvait pas. Il se dit qu'il devait absolument en parler à Amina.
─ D'ailleurs, quand je l'ai vue... commença-t-il en laissant traîner sa voix. Elle était avec une « marraine ».
─ Mathilde ? demanda Amina.
─ Tu la connais ?
Amina prit une longue inspiration, et sembla hésiter avant de répondre. Elle finit par lui confier :
─ Ce que tu m'avais dit, le soir du festival, ça m'avait fait réfléchir. Et quand je l'ai vu, j'ai pas pu m'empêcher de lui poser des questions. Alors elle m'a tout raconté. Ses problèmes avec l'alcool, comment elle était entrée au Mouvement Vie Libre, et qu'elle essayait d'être abstinente mais qu'elle n'y arrivait pas du tout. Enfin... j'ai pas trop cherché non plus, j'ai pris ce qu'elle voulait bien me dire.
Samuel acquiesça, elle continua.
─ C'est pas pour autant que je vais arrêter d'être amie avec elle.
─ Non, non, mais... commença-t-il.
Il connaissait sa capacité à vouloir toujours aider les autres, même si cela signifiait se faire du mal à elle-même. Il ne voulait pas la voir souffrir.
─ Mais rien, Sam. César a des problèmes, lui aussi, et pour rien au monde tu le laisserais tomber.
Il soupira et concéda en hochant la tête, l'argument était implacable.
─ On devrait peut-être commencer à courir, proposa Amina. Avant qu'il fasse complètement nuit.
Samuel était d'accord. Mais avant, il voulait dire une dernière chose.
─ Attends, faut juste qu'on parle d'un truc d'abord.
Il s'était longuement demandé s'il devait garder le secret de sa relation avec Élise, comme Sélène le lui avait demandé. Au début, il avait cru que ce serait une bonne chose, il avait même pensé être capable de se taire. Puis, la réalité l'avait frappé : c'était impossible. Déjà, parce qu'il ne pouvait pas garder ça pour lui, et ensuite, parce que s'il le faisait, sa relation avec Amina ne s'arrangerait jamais. Il avait déjà fait le deuil d'un retour à la normale, désormais, il voulait simplement limiter les dégâts. S'il ne lui disait pas, elle allait sentir le non-dit, et s'éloigner d'autant plus. C'était hors de question. Alors Samuel avait pris la décision quand il avait reçu le message, un peu plus tôt : il allait tout lui dire.
Dans une grande inspiration, il se lança.
─ Par rapport à cette histoire, avec le préservatif...
À sa plus grande surprise, Amina l'arrêta aussitôt.
─ Je pense pas qu'on ait besoin d'en parler.
─ Non, mais Mina, y'a des trucs que tu sais pas, et...
─ Sam ? j'appela-t-elle. Je sais, ça. Et je préfère pas les savoir. Je te jure. On n'a pas besoin d'en parler. OK ?
Le jeune homme s'arrêta, profondément confus. Tout son plan tombait à l'eau devant ses yeux. Face à l'air déterminé d'Amina, il comprit que cela ne servait à rien de se battre plus longtemps. Alors il acquiesça, et chuchota :
─ OK.
Amina esquissa un sourire, et s'élança dans l'allée du parc. Sam mit un moment avant de la suivre, encore perturbé.
Est-ce qu'elle avait déjà appris la vérité ou non ? Il ne le saurait probablement jamais.
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