20 : La tisane


CÉSAR



─ Et il a bougé depuis ? chuchota la voix de Sélène.

─ Un peu, pour aller aux toilettes, mais sinon, pas tellement, répondit Samuel. Il n'est pas allé en cours.

─ On devrait peut-être appeler quelqu'un, non ? Sa mère ou... je sais pas, quelqu'un.

César soupira, c'était à croire qu'il le faisait exprès. La porte de sa chambre était ouverte, car Samuel tenait absolument à ne pas la fermer. César entendait donc distinctement toutes les conversations qui se tenaient dans le salon, et bon sang, elles étaient toutes à son propos. Même s'il n'en pouvait plus d'entendre tout et n'importe quoi à son sujet, il ne répondait pas pour autant, il ne bougeait même pas. Il restait dans son lit, dans l'obscurité, car toute lumière l'agressait, et attendait que ça passe.

Dans sa vie, il en avait eu des emmerdes, et d'une manière globale, on ne pouvait pas dire qu'il était un garçon particulièrement bien dans sa tête. Il avait été en thérapie dès l'âge de dix ans, parce qu'il avait frappé un autre enfant dans la cour de récréation et qu'il faisait une crise d'adolescence avant tout le monde. Au lycée, la donne s'était inversée, il s'était retrouvé être la source de bien des moqueries, parce qu'il avait eu des boutons et les cheveux gras. De là, il avait eu des périodes où il ne dormait plus, où il ne mangeait plus, où il passait ses journées à écouter des podcasts. Rebelote, deux nouvelles années, avec une nouvelle psychologue, qui n'avaient mené à rien, mis à part un diagnostic et une prescription de médicaments et de somnifères. En déménageant de chez sa mère, il s'était dit qu'il était temps de résoudre pour de bon tous ses problèmes, ou du moins, d'en trouver la cause. Alors il avait payé quelques séances de psychanalyse avec l'argent de son job d'été. Pire idée, du monde.

Sa vie était toujours un véritable désastre, mais désormais, il savait pourquoi. Les dernières années, il avait fini par se dire qu'il n'avait rien choisi, et qu'il ne pouvait pas revenir en arrière, alors il avait cherché à vivre sa vie et ne pas se préoccuper de ses problèmes. De toute évidence, ça ne fonctionnait pas, et les événements des derniers mois – la plainte de sa sœur, les faits portés à la justice, et même l'affaire de la capote – avaient à nouveau fait émergé ce qu'il avait voulu refoulé une nouvelle fois. Ça lui était revenu en pleine gueule, et il était complètement démuni, sans défense.

César avait déjà ressenti beaucoup de mal-être dans son existence, c'était certain, mais ce qu'il observait là, c'était différent. Il souffrait tellement qu'il en était paralysé. Sortir du lit, se lever, c'était épuisant rien que lorsqu'il l'envisageait. Son corps était las, ses membres lourds, ses organes liquéfiées. Il voulait dormir pour toujours, mais il était terrifié à l'idée de fermer les yeux. Il ne voulait voir personne, mais une voix à l'intérieur de lui criait qu'on l'aide. César était en perpétuelle crise dans son esprit, et même si c'était particulièrement agité là-haut, son corps ne répondait pas. Il s'était posé la question, s'il valait mieux qu'il reste dans ce monde, et à son plus grand soulagement, la réponse était oui. Il n'avait pas envie de partir, il voulait juste être quelqu'un d'autre, ou bien oublié qui il était.

César roula sur le côté – seul véritable exercice qu'il faisait depuis deux jours – attendant que le sommeil l'emporte. Ironiquement, il ne dormait pas beaucoup. Des pas retentirent, et il devina que Samuel allait venir le voir, comme toutes les demi-heures. Il ne pensait sûrement pas à mal, mais... César n'en pouvait plus. Il aurait préféré qu'on le laisse tranquille. Pas manqué, son ami poussa la porte, ce qui fit entrer un rai de lumière dans la chambre noire de César.

─ Eh, tu veux manger un truc ? proposa Samuel.

─ J'ai pas faim, dit César comme à chaque fois qu'il venait.

Samuel n'insista pas, grande première. Depuis deux jours, il venait, lui mettait des assiettes de pâtes ou des tartines de confiture sous le nez. Rien que l'odeur dégoûtait César. Il avait refusé à chaque fois, tout son appétit avait disparu.

─ Il faut que je sorte, le prévint Samuel. J'ai un rendez-vous super important.

─ OK.

Il faisait un effort pour lui répondre, parce qu'il voyait à quel point il était bourré de bonnes intentions. Il avait annulé la plupart des cours qu'il devait donner, juste pour s'assurer que César ne soit jamais seul à l'appartement – même si ce n'était pas comme s'il allait faire quoi que ce soit en son absence... D'un côté, César était reconnaissant de toute l'attention et la patience de Sam. Mais il avait aussi vraiment envie qu'on le laisse.

─ Tu veux pas venir avec moi à la salle ? Faire un peu de sport, peut-être.

César rit intérieurement. Toujours allongé, dans ses draps, les yeux fixés sur l'ombre de la chaise devant lui, il rétorqua :

─ Sam, est-ce que j'ai l'air d'avoir envie de faire du sport, là ?

─ Non, avoua Samuel.

César ne répondit pas, alors Samuel relança.

─ C'est juste que ça produit de la dopamine de faire du sport, alors...

─ Putain mais tu me casses les couilles ! s'énerva soudain César. J'ai pas envie de dopamine, j'ai pas envie de sortir, j'ai juste envie d'être seul !

Samuel avait beau être aux petits soins, il lui manquait une grande qualité : il ne comprenait pas. Peut-être était-ce heureux. César n'aurait souhaité à personne, même pas à son pire ennemi, de comprendre l'état dans lequel il pouvait être. Mais il n'empêche qu'il y avait un fossé énorme entre son ami et lui. Le sport... Quelle idée de merde, vraiment. Il n'y avait que quelqu'un qui n'avait jamais expérimenté le fait d'être détruit qui pouvait dire un truc comme ça. Si faire du sport guérissait miraculeusement les gens en souffrance au fond d'eux-mêmes, les psychiatres et psychologues feraient faillite.

César s'en voulait un peu d'avoir été aussi agressif, mais il n'avait plus la force de s'excuser. Le simple fait d'avoir hausser le ton l'avait achevé, il était à nouveau vidé de toute son énergie. Samuel mit un temps à rétorquer, César observait son ombre, il le vit hocher la tête.

─ OK. Bah... j'y vais, alors, je reviens dans un peu moins de deux heures. Sélène est là, si jamais.

Le jeune homme ne dit rien, Samuel referma la porte, mais pas complètement, encore une fois, comme si César était un enfant qui avait peur du noir, et qu'il fallait protégé des cauchemars. C'était inutile, des cauchemars, il en avait dès qu'il fermait les yeux. César rabattit sa couette au-dessus de ses épaules, et écouta Samuel donner des instructions débiles, avant de partir.

Il s'attendait à ce qu'aussitôt, Sélène vienne prendre le relais, et l'assommer de questions, lui demander encore une fois s'il ne voulait pas manger un bout, mais à sa plus grande surprise, les minutes – ou peut-être les heures, il perdait un peu la notion du temps – défilèrent, et la jeune femme n'entra pas dans sa chambre. César écoutait le bruit de ses pas, les sons qu'elle faisait malgré elle, comme les chaises qu'elle tirait, les verres qu'elle prenait, et déduisait ses actions. Elle ne comptait pas venir le voir, ce qui était à la fois très plaisant, et un peu décevant. Avait-il fait quelque chose de mal ?


César s'était peut-être endormi, il ne savait pas trop, mais à un moment, il reprit conscience, et il était trempé de sueur. Il n'avait toujours pas envie de bouger, mais il étouffait sous les couvertures. César pensa à une douche brûlante, et même s'il était toujours très fatigué, l'idée de l'eau chaude contre sa peau pouvait réussir à le motiver pour se lever. Sélène était toujours dans le salon, de ce qu'il percevait, oserait-il sortir de son lit, au risque de devoir fournir des explications ? César hésita, mais s'extirpa quand même des couvertures. Il renverrait Sélène si elle l'agaçait de trop.

Il sortit, la lumière du salon l'agressa, il lui fallut un temps pour s'y habituer. Sélène était installée sur la table à manger, ses cours autour d'elle. Quand elle l'aperçut, elle leva la tête de sa feuille, et lui sourit.

─ Salut, formula-t-elle d'une voix douce, à peine audible.

César ne lui renvoya qu'un signe de tête, la poitrine lourde. Il réussit à articuler :

─ Je vais prendre une douche.

─ OK, souffla à nouveau Sélène.

Elle ne lui posa pas de questions, et baissa les yeux sur ses cours. César, qui venait de passer deux jours où les garçons avaient scruté le moindre de ses gestes et sortie se trouva un peu décontenancé par la nonchalance de la jeune femme. Mais il appréciait. Il entra dans la salle de bain à côté de sa chambre, et allait s'enfermer à l'intérieur. Au dernier moment, sa main resta au-dessus du verrou. Non, il allait laisser la porte déverrouillée, Sélène n'allait pas entrer sans permission, et ça aurait le mérite de la rassurer.

Pendant que l'eau chauffait, il s'observa un moment dans la glace, il avait une sale tête. Les joues creusées, les cernes violacées, des boutons avaient fait irruption sur son front. Il n'avait rien mangé, presque pas bu, il se sentait faible. Ses cheveux étaient collés à son front par la sueur, sa barbe irrégulière avait un peu poussé, laissant apparaître des trous sans poils au niveau de sa mâchoire. Il n'avait jamais l'air en grande forme, mais ce jour-là, c'était d'autant plus affligeant. César soupira, se déshabilla et entra lentement sous la douche.

L'eau coula pendant très longtemps, jusqu'au moment où il se rappela qu'il vivait en colocation, et que les garçons voudraient peut-être un peu d'eau chaude, eux-aussi. Il coupa le jet, sortit, et s'enroula dans son peignoir. Ses muscles s'étaient un peu détendus, mais pas revigorés. En revanche, il n'avait plus envie de dormir, il se sentait capable de rester un peu debout, au moins jusqu'au retour de Samuel.

Sélène n'avait pas bougé, César sortit, en peignoir, et resta planté devant la porte de la salle de bain, un peu gêné. Il était nu, en dessous. La jeune femme ne leva pas le nez de ses cours, pourtant, elle lui proposa :

─ Tu veux un café ? Je viens de faire.

─ Euh... hésita-t-il. Je crois que je vais prendre une infusion.

Elle acquiesça. Il alla mettre un caleçon sous son peignoir, et revint dans le séjour pour se faire sa tasse. Le temps que l'eau chauffe, les deux amis restèrent en silence. L'ambiance changeait d'avec Samuel la Maman-poule. Étrangement, César se sentait plus en sécurité à cet instant-ci que quand on lui demandait toutes les deux minutes s'il allait bien. C'était comme si Sélène avait compris que non, ça n'allait pas, et que par conséquent, elle ne cherchait pas à savoir. Il s'installa dans un soupir à l'autre bout de la table, en face de la jeune femme. Ses deux mains entouraient sa tasse, d'un coup, il avait froid.

Sélène le regarda, et lui sourit.

─ Il le fait pas exprès, dit-elle doucement, avant d'ajouter. Sam. Il est terrifié, c'est tout.

─ Dans ce cas, comment je devrais être, moi ?

Son amie haussa les épaules. Elle n'avait pas la réponse, lui non plus. Le regard de César se perdit dans le vide pendant de longues secondes.

─ Y a un truc chez moi qui déconne, murmura César après le silence.

─ Hein ?

─ C'est ce que t'as dit le soir où j'étais chez toi. T'as dit que y'avait un truc chez moi qui déconnais.

─ César... rétorqua Sélène sur un ton désolé. J'étais énervée.

Il secoua la tête.

─ Non, mais... t'as raison. Mais pendant longtemps, je savais pas quoi, et quand je l'ai su, j'ai pas voulu l'accepter et maintenant que je suis obligé de l'accepter, c'est horrible.

Il aurait tellement voulu lui dire, et en plus de ça, il s'en sentait capable. Il l'avait déjà fait, la veille, il avait tout dit pour la première fois aux gendarmes qui avaient pris le temps de l'écouter. Il avait pensé qu'une fois les mots sortis, il pourrait les répéter enfin. Mais il s'était trompé, chaque nouvelle tentative était autant, si ce n'est plus, douloureuse que la précédente. Sélène le regardait avec de grands yeux intrigués. Bien sûr, elle ne pigeait rien, il ne parlait qu'en allusions.

─ Est-ce que t'es en train de faire ton coming-out, là ?

César rit, bon, pas d'un grand rire aux éclats, plutôt d'un souffle moqueur, mais elle avait réussi l'exploit de lui arracher un sourire.

─ Non. J'aurais préféré.

Sélène sourit en retour.

─ T'as pas à nous dire quoi que ce soit, tu sais, lui confia-t-elle.

─ Peut-être un jour, quand même.

Elle retroussa ses lèvres, secoua la tête, haussa les épaules.

─ Même pas, je pense. On a le droit d'avoir des secrets, ça nous empêchera pas d'être là les uns pour les autres.

Il fronça les sourcils, ça ne ressemblait pas à quelque chose qu'aurait dit Sélène en temps normal.

─ Où est passé la fille qui nous pousse tout le temps à être honnête et à ne rien se cacher entre nous ?

─ Je crois bien qu'elle a disparu avec cette histoire de capote. Peut-être que ce n'est pas sain de vouloir tout savoir des autres. Si pour préserver sa santé mentale et son bien-être, il faut garder des secrets, à soi, ou aux autres, alors... gardons les.

César acquiesça. Il n'était pas certain que garder son secret à lui était bon pour sa santé mentale, même si, résolument, à chaque fois qu'il tentait de le faire sortir, il avait l'impression de passer sous un camion. Un blanc s'installa dans l'appartement, une mouche faisait l'animation. César baissa les yeux sur sa tasse, et sortit son sachet pour le poser sur la table. L'eau qui l'imbibait s'écoula lentement, formant une flaque autour du sachet, sur le bois de la table. Cette vision hypnotisa César, jusqu'à ce que Sélène parle, et dévie son attention.

─ Il faudrait que je te dise un truc, mais... je suis pas certaine que ce soit le bon moment.

Le jeune homme plissa les yeux.

─ Est-ce que ça risque de me faire du mal ? Demanda-t-il.

─ Peut-être.

Il marqua un temps.

─ Alors on va attendre.

Il ne se sentait pas d'endurer un souci de plus. D'un coup, la fatigue qui l'avait quittée jusque là s'abattit à nouveau, comme un lourd coup de massue. Ses paupières tombaient toutes seules.

─ Je vais retourner me coucher, prévint-il.

César trouva la force de se lever et de se traîner jusqu'à sa chambre, où il se laissa tomber sur son lit. Il n'eut même pas le temps de se glisser correctement sous les draps, il s'endormit presque aussitôt, rincé. Il n'avait pas même pas bu sa tisane. 

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