18 : La pose
AMINA
Le samedi matin qui suivit leur nuit mouvementée au bar, Amina se réveilla dans le salon, au son des garçons, qui malgré toutes leurs bonnes intentions, n'arrivaient jamais à être discrets. Samuel avait le pas lourd, et quand un bruit de métal lui fit plisser les yeux, elle comprit que César avait dû faire tomber une casserole en ouvrant le placard. Elle soupira, avant de se redresser et se frotter les yeux. Elle s'était recroquevillée dans le fauteuil, parce qu'elle n'avait eu envie de réveiller personne pendant la nuit.
Amina se contorsionna pour regarder l'heure, il était un peu plus de 7 heures. Elle n'avait dormi que 3 heures. Dans la chambre d'Émile, il y avait eu du bruit, et même si elle n'avait rien vu, des images de ses amis l'avaient hantée jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue. Les garçons, eux, n'avaient dû se douter de rien. Ils étaient dans la cuisine, et chuchotaient. Amina croisa le regard de Samuel, qui d'un signe de la tête, désigna le canapé à côté, avec de grands yeux interrogateurs.
La jeune femme se rappela alors d'un détail non-négligeable : la présence de Camille. Elle était exactement dans la même position dans laquelle elle l'avait laissée : allongée sur le ventre, un bras sur le rebord du sofa, l'autre pendant au-dessus du sol, et la tête pas loin à côté, prête à s'enfouir dans la bassine si besoin. Amina se leva difficilement. Ses articulations lui faisaient mal à cause de la position inconfortable. Elle s'étira, avant de rejoindre Samuel et César, qui tenait son éternel mug de café.
─ Qui c'est ? demanda Samuel un peu fort.
Amina crut bien que malgré ça, il allait réveiller Camille. Samuel ne voulait sûrement pas faire trop de bruit, mais était toujours affreusement tapageur. Elle se dit qu'après tout, si le concert de casserole ne l'avait même pas faite bouger, Samuel pouvait crier autant qu'il le voulait.
─ Une fille qui nous a payé tous nos coups, hier soir, expliqua Amina. Elle tenait plus debout, on l'a ramenée.
─ On ?
─ Sélène et moi, Émile est venu nous chercher.
─ Sélène est là ? s'étonna César.
Un malaise parcourut Amina. Elle avait la promesse à son amie de ne rien dire. Si les garçons devaient apprendre la relation – si relation il y avait vraiment, même si après la nuit horrible qu'elle avait passé, Amina ne doutait plus trop – ce serait des principaux intéressés. Elle ne savait donc pas si elle devait mentir, ou autre. En temps normal, quand Sélène venait à l'appartement en plein milieu de la nuit, elle allait presque toujours dormir avec César, alors là... Amina se dit qu'elle réfléchissait trop, alors elle inventa rapidement un mensonge sur fond de vérité :
─ Elle a dormi avec Émile, on est rentré tard, alors...
César acquiesça, mais n'ajouta rien d'autre. Le cœur d'Amina se serra dans sa poitrine, elle se sentait mal pour lui, car il lui paraissait que désormais que Sélène se détachait de lui, il prenait conscience de ce qu'il venait de perdre. Elle se demanda combien d'histoires, sur cette planète, n'avaient jamais eu lieu à cause d'opportunités manquées ?
Les garçons s'installèrent à table pour prendre leur petit-déjeuner, et Amina hésita à les rejoindre. Elle n'avait pas particulièrement faim, mais se doutait que manger un bout pourrait lui faire du bien. Elle n'eut pas besoin de prendre de décision, car dans le canapé, Camille grogna, et elle se précipita vers elle pour s'assurer qu'elle allait bien. Amina s'agenouilla au pied du sofa, Camille remua, gémit, et frotta longuement le visage avant d'ouvrir les yeux.
─ Mmh, maman ? appela la fille.
─ Euh, non, pas vraiment, répliqua Amina, un peu gênée.
─ Faut que je vomisse.
─ Il y a une bassine là, vomis dans la bassine ! S'empressa Amina en rapprochant le bac de plastique de sa tête.
Alors, Camille se contorsionna pour se pencher un peu plus dans le vide, et d'un geste très fluide, plaça deux doigts au fond de sa gorge pour déclencher le réflexe de régurgitation. Elle ne vomit qu'un peu de bile.
─ Euh, OK... souffla Amina, un peu perplexe par la scène qui venait de se dérouler.
De toute évidence, elle n'avait rien d'autre dans l'estomac, et le peu qu'elle venait de vomir sembla la satisfaire. Camille se redressa pour s'asseoir dans le canapé, regarda ses doigts maculés de bave, et dans un grimace, les essuya sur son tee-shirt, au niveau de sa poitrine. A quelques mètres de là, les garçons la dévisageaient, et Amina capta un regard de Samuel. Ses yeux demandaient à la jeune femme « C'est quoi ce spécimen que tu nous as ramené ? » Elle haussa les épaules. Elle n'en avait aucune idée. Oui, la nuit dernière, elle lui avait paru un peu extravagante et très drôle, mais elle avait supposé que l'alcool la désinhibait un peu. Comment elle était dans la vraie vie, ça, elle n'en savait rien.
Amina reposa la bassine au sol, et ramena un verre d'eau à Camille, qui, les cheveux complètement en bataille, regardait partout autour d'elle, comme si elle essayait de se rappeler où elle était. Les garçons ne disaient rien, ce qui ne devait pas arrangé les choses. Amina essaya de se mettre trois secondes à sa place : au milieu d'un endroit inconnu, entourée de gens qu'elle n'avait jamais vus. Camille ne devait même pas se souvenir d'elle. En lui remettant le verre d'eau, Amina s'installa également à côté d'elle dans le canapé, et aussitôt, la jeune femme se pencha vers elle pour lui glisser discrètement.
─ C'est avec lequel que j'ai couché ?
─ Hein ? rétorqua Amina, perplexe.
─ Des gars, là-bas, expliqua-t-elle en montrant Samuel et César d'un geste de la tête.
Amina resta bouche bée quelques secondes, avant que tout lui monte enfin au crâne.
─ Ah ! Oh, non, personne, t'es rentrée avec moi et ma pote.
─ Avec deux meufs ! s'étonna Camille. Ouah, Camille bourrée aime les nouvelles expériences.
─ Non, non, réfuta aussitôt Amina. On s'est croisés au bar, tu nous a payé une tournée, et comme tu tenais plus debout à la fin, on t'a ramenée ici. Il s'est rien passé avec qui que ce soit.
Camille souffla de soulagement.
─ Ouf, un dépistage de moins.
Amina entendit un rire étouffé en arrière-plan, mais Camille ne tiqua pas. Soit elle n'avait rien perçu, soit elle s'en fichait royalement, les deux hypothèses étant aussi probables l'une que l'autre. Camille se leva, enjamba le canapé avec une incroyable forme pour quelqu'un qui avait vomi une ou deux minutes auparavant, et alla reposer le verre dans la cuisine. Il régnait dans la pièce un silence mortifère, tout le monde avait les yeux rivés sur elle. Les garçons ne la quittaient pas des yeux, pas parce qu'elle était particulièrement envoûtante, mais plutôt car elle empiétait chaque seconde sur leur territoire. On aurait dit deux chiens aux aguets, attendant la moindre gaffe de sa part.
La jeune femme se dirigea alors vers eux, et fit une révérence. Une vraie révérence, à la manière des familles royales.
─ Merci de m'accueillir dans votre humble demeure, messieurs.
Puis, elle tendit la main à César, dos vers le haut, attendant de toute évidence qu'il lui fasse un baise-main. Le garçon échangea un regard confus avec Samuel, puis avec Amina, et Camille reprit.
─ Ouh, attends, mauvaise main, j'ai presque vomi sur celle-là.
Elle lui tendit l'autre, et César ne bougea pas pour autant. Amina se retenait de rire, elle observait la scène avec l'impatience de savoir s'il allait entrer dans son jeu. Émile, il n'y aurait pas eu de doute, mais César, c'était moins sûr. Comme il en était sûr, il secoua la tête.
─ Non merci, déclina-t-il, ne sachant sûrement pas quoi dire d'autre.
Camille haussa les épaules, mais n'insista pas. Elle leva les yeux, regarda encore une fois autour d'elle, comme impressionnée par les lieux. Amina ne savait pas où se mettre, elle était désolée d'imposer ça aux garçons au réveil, mais elle ne regrettait pas son geste. Pour rien au monde n'aurait-elle laissé Camille seule dans le bar, aussi excentrique et gênante qu'elle pouvait l'être.
─ Il est quelle heure, au juste ? interrogea Camille. 7 heures ? Ouah, j'ai jamais été aussi matinale.
Pas de réponse. Amina ne savait pas vraiment si c'était que personne ne voulait lui faire la conversation, ou parce qu'ils étaient tous décontenancés par son attitude. Un instant, il lui parut qu'elle était encore plus extravertie qu'Émile. Encore plus !
─ Bon, bah... reprit Camille. Petite bière ?
Amina voyait bien que la présence de Camille commençait à taper sur le système des garçons – surtout qu'elle monopolisait la télévision pour regarder Arte, alors que César détestait plus que tout les documentaires sur les animaux – mais elle ne savait pas comment lui faire comprendre que désormais, elle pouvait envisager de les laisser. Il était bientôt 10 heures, Émile et Sélène n'étaient toujours pas réveillés, et la délivrance arriva quand le reportage sur des bébés léopards s'acheva. Camille s'étira dans un grognement. Il n'y avait plus qu'elle et Amina dans le salon, Samuel était parti travailler, et César s'était réfugié dans sa chambre pour y trouver du calme.
─ Bon, déclara soudain Camille, il faudrait que je pense à me bouger.
Amina souffla de soulagement, rassurée de savoir que César allait récupérer son espace, et lui proposa :
─ On peut partir ensemble, si tu veux, moi aussi, je vais rentrer chez moi.
─ OK, ça me va.
Elles se levèrent, et ramassèrent les quelques affaires qu'elles avaient laissé traîner, c'est-à-dire, pas grand-chose à part leurs clés et leurs sacs. Amina jugea qu'il fallait peut-être mieux partir sans un mot, et elles quittèrent l'appartement presque sur la pointe des pieds. En refermant la porte derrière elle, la jeune femme réalisa alors qu'elle venait de laisser César, Sélène et Émile seuls, et se demanda si elle avait fait un bon choix. Elle secoua la tête, elle devait arrêter de s'inquiéter pour tout. Ils étaient grands, et après tout, c'était pas leur problème.
Pour un début d'avril, il faisait déjà plutôt chaud, ce qui n'avait rien de rassurant. Camille et elle descendirent la rue du centre-ville où habitaient les garçons, et mal à l'aise à cause du silence, Amina chercha à faire la conversation.
─ Tu te souviens, quand même de hier soir.
─ Oui, lui assura Camille. Il y avait ta copine, Séléna ?
─ Sélène.
─ Ta copine, Sélène, oui ! Très cool, très gentille. Et puis, je suis venue vous voir pour une raison, vous m'aviez sorti d'un sacré mauvais plan. Enfin, rien qui ne m'étais jamais arrivé, mais c'est toujours cool quand on l'évite.
Amina tiqua sur la fin de la phrase. Il y avait quelque chose chez Camille qu'elle ne comprenait pas, c'était peut-être sa manière d'être aussi ouverte et sans filtre dans ses paroles et son comportement. Amina être confiante, elle n'arrivait jamais à se défaire de la pression du regard des autres. Avant d'agir, elle avait besoin d'être certaine que son acte était celui qui allait lui apporter le moins de jugements. Elle aurait bien aimée être aussi libérée et libre que Camille. Même si elle ne la connaissait pas tant que ça, et qu'elle ne savait pas si tout ceci n'était qu'une façade.
─ Tu te réveilles souvent chez des inconnus ? questionna-t-elle.
Elle avait peur de paraître indiscrète, ou pire, moralisatrice. Il n'en était rien, elle était juste profondément curieuse face à ce nouveau personnage haut-en-couleur. Camille n'eut pas l'air de se vexer, elle réfléchit, et dit :
─ Mmh, non. Je ne pense pas. En général, quand je sors, j'ai une personne de confiance pour éviter que ça n'arrive, mais hier soir...
Elle soupira.
─ Une autre fois. Je vais te revoir, de toute manière, non ?
─ Euh... hésita Amina.
Voulait-elle la revoir ? Certes, Camille était drôle, mais aussi un peu... un peu trop. Dans un même temps, Amina ne savait rien d'elle, mise à part qu'elle était un peu bruyante et démonstrative. Elle devait au moins lui laisser le bénéfice du doute. Elle finit par acquiescer.
─ Ouais, bien sûr.
─ Cool. T'es pressée ? On peut aller boire un verre si tu veux. Continuer à faire connaissance.
Il était 10 heures et quart, Amina n'avait dormi que 3 heures, elle refusa poliment. A nouveau, Camille ne sembla pas prendre mal son refus. Dans un sourire, elles prirent congé l'une de l'autre, et se dirent « À plus tard ». Aucune n'avait pris le numéro de l'autre, ou le prénom complet pour la retrouver sur les réseaux sociaux. Pourtant, Amina avait ce sentiment au fond d'elle que leurs chemins allaient se croiser à nouveau.
Quand elle rentra chez elle, Amina ferma tous les volets et s'allongea pour essayer de dormir quelques heures supplémentaires. Mais rien à y faire, son cerveau ne voulait pas se reposer. Ses pensées n'arrêtaient pas de tourner dans son esprit, et de la travailler. Elle ne songeait même pas Élise, voulant définitivement tourner cette page de sa vie. Non, c'était plus... une réflexion générale sur sa vie. Il y avait un truc qui la dérangeait. Amina ne se sentait pas à sa place. Elle avait l'impression que chaque jour qui passait ressemblait à la veille, et ainsi de suite. Petit à petit, elle perdait le pouvoir sur elle-même, et ne devenait plus que spectatrice d'un grand ballet où elle aurait dû être la danseuse principale. Elle ne savait plus vraiment qui elle était, surtout depuis qu'elle avait remis en question plein de domaines de sa vie : l'amour, l'amitié, l'avenir. Elle n'avait plus le même point de vue, mais elle s'était aussi construite en tant que personne sur ces anciennes visions.
Alors, qui était-elle, maintenant ?
Bientôt, l'idée de ressasser ces questionnements devint trop oppressante. Amina se leva, et alluma son ordinateur pour se distraire. En surfant sur Youtube, elle tomba au hasard sur une vidéo d'un cours de yoga pour les débutants. Elle ne s'y était jamais essayé, principalement parce que les personnes qui en faisaient étaient à ces yeux des sortes de chefs spirituels qui parlaient en énigme et mangeaient des graines de lin au petit-déjeuner. Sélène en faisait, mais Sélène était une fille dynamique, qui avait toujours eu sa vie en main. Elle avait le temps de manger bio, de faire du sport, d'étudier, et maintenant, elle aurait sûrement même un copain.
Amina hésita longuement, puis finit par se dire que de toute manière, personne ne le saurait. Alors elle installa son ordinateur sur une chaise, s'agenouilla sur son tapis, et lança la vidéo. Au début, ce fut simple, il fallait bouger les bras, la tête, mais tout se compliqua quand elle dut mettre sa tête en bas, et essayer de toucher ses orteils les jambes tendues.
Mais le plus éprouvant, ce ne fut aucune des postures un peu tordues – débutantes, en plus de ça. Non, le plus difficile furent les cinq dernières minutes, où elle se retrouva allongée au sol, avec pour instruction de ne pas bouger, de se concentrer sur sa respiration, et de ne plus penser, mais plutôt de ressentir son corps tout entier. Ça faisait des mois, même des années, qu'elle n'avait pas pris ce temps de savoir comment elle se sentait avec elle-même, et lorsqu'elle le fit enfin, ça n'y manqua pas.
Amina fondit en larmes.
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