2.

Au premier regard, celui bleu, glacé et tendre que lui avait offert Camille, Bergamote sut qu'il fallait impérativement qu'elle devienne amie avec cette grande fille de douze ans, deux ans de plus qu'elle. Son enfantine solitude l'avait lassée, ses Legos ne lui suffisaient plus et la cour de récré était devenue trop petite pour ses mondes imaginaires : il lui fallait une compagne de voyage, une âme–sœur dans ses périples invisibles. Camille était donc sans le savoir, l'heureuse élue.

Chaque soir après la visite de cette fée dépaysante, Bergamote guettait la porte, priant pour qu'elle s'ouvre sur Melly et sa nouvelle amie. Malheureusement, celle–ci dut attendre un mois avant que ses prières ne se réalisent. Prostrée devant la porte, une monstrueuse boule au ventre qui lui dévorait les tripes, Bergamote attendait. Elle attendait. Elle attendait.

Et puis, après avoir attendu, elle attendit.

Encore une fois, sans aucune lassitude, avec toujours le même espoir ardent qui lui faisait patienter des heures durant.

Et puis la porte s'ouvrit.

Et elle les vit : ses longs, très longs cheveux bruns, et puis ces grands, très grands yeux bleus qui lui faisaient toujours le même effet. Ils lui donnaient envie de partir à l'aventure dans les tréfonds de sa tête, de la prendre par la main pour lui montrer les contrées lointaines qu'elle avait créées spécialement pour elle.

Il y avait.

des collines,

des lacs glacés grouillant de créatures hostiles,

des mondes fous,

remplis de sucreries,

de déchets parfois.

Oui, elle avait bâti toute une civilisation pour cette fille aux yeux de lynx, qui laissait en elle une sensation de curiosité insatiable. Gloutonne de découvertes, Bergamote avait décidé que cette fille serait sa meilleure amie pour la vie, de toute façon, Camille n'avait pas le choix, c'était comme ça.

Alors, avec toute la tyrannie dont ses petites mains dominatrices de Legos était capable, elle tira Camille par la manche pour l'emmener dans sa chambre. Sans que Melly ait le temps de protester, sa camarade lui fut soustraite, enlevée par ce gnome solitaire qui lui servait de sœur.

Résolue, et malgré les plaintes de Camille, Bergamote lui fit traverser le salon, le couloir, puis la salle de bain d'un pas vif. Elle était déterminée à lui montrer son antre secret, le berceau de toutes ses escapades qui n'en étaient pas vraiment. Arrivée à bon port et en prenant soin de fermer la porte derrière elle, la petite s'assit sur le rebord de son lit, toisée par la grande qui se retenait difficilement de rire. Dans un calme étrange qui aurait pu être malaisant si aucune des deux n'aimait ça, elle balança ses jambes, attendant d'avoir quelque chose à dire. Tout en triturant nerveusement ses cheveux, Camille parvint à amorcer une discussion :

Melly m'attend... heu, je dois y aller. Elle souffla ces mots avec un petit sourire gêné.

Non. Bergamote ne pouvait pas laisser s'en aller sa proie si durement attrapée après des semaines d'attente.

Je m'appelle Bergamote ! Tu veux être ma copine ? Elle dilata ses minuscules narines pour prendre le plus d'oxygène possible avant de se lancer d'un air on–ne–peut–plus sérieux. J'ai besoin d'une camarade d'aventure, tu sais, la dernière a trouvé ça bizarre et elle est partie. Je m'ennuie toute seule...

Un silence décida de s'installer entre les deux filles. Un silence dubitatif, qui ne comprenait pas trop ce que Bergamote voulait dire par camarade d'aventure. Un silence amusé aussi, qui la trouvait drôle, cette fillette aux cheveux blond vénitien, avec toutes ces taches de rousseur qui lui bouffaient une bonne partie du visage et du cou.

Camille, à la fois hésitante et curieuse, ne put s'empêcher de demander d'une voix claire :

Qu'est–ce que c'est... Une camarade d'aventure ? Moi, j'aimerais bien, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. Finis–t–elle par déclarer en pouffant.

Des étoiles vinrent trouver le logis dans les iris de Bergamote. Alors elle ne savait donc pas ce que c'était ? Elle allait donc pouvoir lui en parler longuement, lui décrire cette facette cachée du monde qu'elles allaient explorer ensemble, bien loin de l'agitation marseillaise.

Oh, tu sais, quand tu seras ma camarade, on pourra explorer plein d'endroits. Mais pas des endroits qui se voient, hein. Elle s'approcha de Camille comme si elle allait lui confier un terrible secret. Quand tu accepteras, et bien, on ira visiter tous les pays du monde imaginaire... Le monde des poubelles, le monde en sucre. Et on pourra même se choisir des amis imaginaires. Comme dans Pokémon, sauf que c'est mieux !

—Le monde imaginaire... ?

À présent, Camille était vraiment intriguée par cette fille trop petite pour son âge, au regard espiègle comme celui d'un elfe chapardeur. Elle avait l'air de savoir des choses inconnues au genre humain, des secrets bien gardés, datant de la création de l'univers.

Oui, le monde imaginaire. Mais c'est un secret ! Du bout des lèvres, et dans un chuchotis presque imperceptible, elle souffla : Quand j'en parle, on me dit que je suis débile, que tout ça n'existe que dans ma tête. Alors... si ça existe dans ta tête aussi, on se moquera plus de moi et on s'amusera encore mieux. S'il te plaît... Dis oui.

Cette idée plaisait bien à la grande. Un monde irréel où l'on pouvait vivre la vie souhaitée, ou l'on pouvait s'évader quand les temps étaient trop durs. Oui, décidément, c'était une très bonne idée.

C'est d'accord ! Et sinon, je m'appelle Camille, mais tu peux m'appeler Cam', je préfère.

Elle lui tendit une main pleine de cambouis ou de terre, que Bergamote serra immédiatement avec une vigueur exagérée.

Moi, c'est Bergamote, tu peux m'appeler Bergamote. J'aime bien mon prénom et j'aime pas les surnoms parce que c'est pas mon prénom.

Le soir même, Cam' passa la nuit chez les Larsen. Les deux sœurs se réunirent dans le salon avec leur invitée pour se raconter des histoires tout droit sorties de la tête de Cam', celles–ci accompagnées de couvertures dépareillées, de coussins tout doux et de pop–corn bio. Pop–corn qu'elles cramèrent trois fois avant de comprendre qu'il fallait ajouter du beurre.


***


À une heure du matin, les cigales enfin endormies, deux lits sur trois avaient été désertés. L'on pouvait apercevoir dans le salon épuré trois petites filles serrées sur un matelas, frissonnantes, parce que la nuit, ça fait vraiment très très peur.

Qui aurait pu dire que cette soirée fut le coup de sifflet annonçant le départ d'une course effrénée ? D'une constante fuite contre la dure réalité qui menaçait de leur faire perdre la seule chose qu'il leur restait de beau :

leur naïveté.

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