Elle était méconnaissable. Yeux gonflés, rouges, plus bleus que d'habitude. De la couleur des larmes et du ciel. Les traits tirés, bouffi, la morve et la bave faisant maintenant partie intégrante de son faciès. Et son T-shirt taché. De sang, de vomi, de regrets.

Ses bras.

Comme si, sur sa bicyclette jaune, elle s'était risquée à rouler trop vite. Comme si, d'un coup, les pédales s'étaient emballées, le vélo avait basculé, avait entraîné Cam' dans sa chute. Comme si, sur le sol, jonché de graviers tranchants, elle s'était écorché toute la surface des avants bras.

Des cailloux très, très fins. Comme des lames de rasoir.

Bergamote la détaillait sans aucune réaction. Elle était fatiguée, elle ne voulait pas savoir comment son amie s'était retrouvée dans cet état, le mensonge du vélo lui convenait parfaitement.

C'était comme si elle était emprisonnée dans une bulle d'eau tiède qui ne voulait pas se percer. Extérieure à elle-même, le son lui paraissait flou, le visage de Camille effacé ; rien n'existait plus vraiment. Alors elle laissa ses yeux se voiler de ce qui n'était pas vraiment, ouvrit ses maigres bras et accueillit la brune sans un mot.

L'odeur putride qui émanait d'elle ne la dérangeait pas, toujours étouffée par ce je-ne-sais-quoi. La seule chose qu'elle pouvait encore percevoir correctement, c'était son corps. Son tout petit corps que celui de Bergamote parviendrais bientôt à dépasser. Sa chaleur, aussi. Cette aura bouillonnante de rage qui arrachait à sa peau quelque gouttelettes d'eau salée. Elle la sentait à travers les parois de sa bulle. Camille tout entière. Camille et ses jambes, et ses bras, et son visage plus très beau, et tout ses orteils, et ses doigts, et ses deux seins minuscules, et ses oreilles, et ses poignets malmenés par les cailloux trop aiguisés.

Elle et puis son cœur, et puis son âme.

Son âme qui, dans la nuit, put s'envoler quelque minutes vers celle de Lucas avant d'être rappelé à l'ordre par ce qu'on appelle la vie.

Cette terrible vie qui ne voulait pas la lâcher d'une semelle.

***

Alors que Camille avait fondu dans les bras de Bergamote, que leurs respirations s'étaient calées sur le tic-tac rémanent de la grande horloge pour plonger dans un sommeil agité, dans la cuisine se déroulait une discussion des plus animées.

On ne savait pas quoi faire. Les parents de Cam' étaient sous le choc, refusaient de parler à leur fille qu'ils considéraient coupable, elle n'avait donc nulle part où aller. Sous la lumière grésillante d'une ampoule trop vieille, Melly Mynthe et Taym réfléchissaient. Mélisse avait quatorze ans, elle avait donc son mot à dire et une histoire à comprendre, contrairement à Bergamote qui elle, était destinée à rester dans l'ignorance.

Mais finalement, face à cette énorme mystification, ils étaient tous trop jeunes pour entendre.

La mort de Lucas était bel et bien un meurtre et Camille en était l'autrice.

Elle avait menti. La crise, elle aurait pu la gérer, soustraire son frère aux mains glacées du trépas, lui éviter ce séjour éternel dans un au-delà auquel elle ne croyait  pas. Mais elle avait préféré le regarder droit dans les yeux tandis que sa langue rose et épaisse avait obstrué ses voies respiratoires, l'avait étouffé.

Elle ne savait pas ce qu'elle faisait.

Puis, devant la masse inerte et grimaçante de celui qui possédait le même sang qu'elle, elle réalisa.

Elle l'avait tué. Elle avait tué son jumeau, son double depuis la nuit des temps, son frère qui ne rêvait que de son amour.