Prologue : L'Ombre grise
L'homme s'avance avec hésitation devant la petite assemblée. Il atteint le lutrin de bois qui craque sous ses doigts crispés. Le meuble tangue autant que lui. Il jette un œil inquiet à la vingtaine de personnes assises sur des chaises bancales, leurs regards rivés sur lui ou au contraire complètement absents. Le silence s'installe, seuls quelques toussotements viennent le déranger.
— Bonjour... je me nomme Adan et bien... je suis alcoolique et... dépendant aux narcotiques...
— Bonjour Adan, lui répondent en chœur certains des auditeurs.
Adan les regarde mais ne les voit plus vraiment. Il entend la voix de l'animateur en sourdine :
— Adan, continue. Tu as fait le plus dur. Dire tout haut ta dépendance. Nous sommes avec toi.
Autour de l'animateur d'autres voix, plus discrètes s'élèvent pour encourager l'orateur.
Adan est déjà venu assister à deux réunions de ce groupe d'entraide. L'animateur, un quinquagénaire chauve et cordial, lui a fait bonne impression. Assis à écouter les autres, cela lui a paru la bonne chose à faire. Mais, maintenant, debout devant eux, il hésite, il ne sait plus. À quoi bon ? Est-ce vraiment ce qu'il veut ? Est-il vraiment accro ? Ou est-ce autre chose qui cloche chez lui.
Encore ce doute.
Il sent la sueur perler sur son front, ses genoux fléchir comme sa volonté et son espoir. Il ressent à nouveau le goût âpre de la soif sur sa langue, celle de l'oubli et de l'engourdissement qu'il se donne depuis six mois. Il n'est plus rien ici. Pourquoi vouloir se donner une substance, une apparence en laquelle il ne croit pas ? En laquelle plus personne ne croit ?
Le silence perdure. Il tousse un peu et le micro résonne en grinçant :
— Je suis ici pour... à la demande de...
Il fait une pause et pousse un soupir comme on abaisse le masque que l'on regardait devant un miroir :
— Non... de personne. Je viens ici et je ne suis même pas sobre. Même pas en passe de l'être ! Je suis perdu, c'est tout. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Désolé !
Il ajoute à mi-voix :
— Il est trop tard.
Il quitte la petite estrade en coup de vent un peu boiteux. Personne ne réagit. L'animateur le regarde partir un peu triste. On ne peut obliger personne à se livrer. Cela doit venir de l'intérieur.
Adan sort de la petite salle. Il fait sombre dehors et il pleut. Il relève le col de son vieux manteau de cuir et enfonce ses mains dans les poches de son jeans, tout comme sa tête se cache entre ses épaules. Les rues déambulent autour de lui. La foule de nuit qui traîne encore sous le crachin n'est pas de l'espèce la plus recommandable : des clochards, des prostituées, des vendeurs de rêves ou revendeurs d'illusions. Devant les bars, les doormen baraqués montent la garde, certains avec un écouteur accroché à l'oreille, d'autre avec une crosse bien visible au côté. Devant chacun d'eux un troupeau fébrile ou blasé, aux couleurs disparates : jeunes, vieux, collégiens munis de cartes falsifiées, groupies, accro à l'électro ou aux effluves d'alcool, êtres en mal d'amour ou de contact humain; tous attendent en rangs, sous le couvert des parapluies des voisins, afin de pouvoir accéder au paradis de pénombre dont la musique tonitruante, qui orchestre déjà leurs pensées, filtre parfois entre les portes entrouvertes de l'enceinte, lorsque des clients en sortent comme des vedettes. Adan ne tente même pas de s'immiscer dans les rangs. De un, il se ferait rabrouer par la plupart des gorilles de services; de deux, entrer dans ces lieux, c'est s'enterrer dans le monde, se noyer de leurs reflets en faux négatifs d'eux-mêmes jusqu'au moment du « last Call » lorsque les lumières se rallument et que la réalité rattrape les rêveurs engourdis de vapeur, de basses et d'écho de sueurs mélangées.
Non, Adan ne veut plus de mirage social. De l'hypocrisie tout cela. La réalité, c'est qu'ils sont tous gangrenés ! S'il n'était pas à demi sobre comme maintenant, il leur dirait... La Baie de Santos avec tous ses habitants n'est qu'un immense furoncle malodorant !
Cette image le dégoûte et il sent le mal de cœur lui prendre. Il est bien trop à fleur de peau. Il doit s'insensibiliser au plus vite ! Il n'en peut plus de tous ces mensonges, il est pris dans cette mascarade honteuse. Il se sent lui-même devenir une pièce de ce puzzle. Oh ! une très petite pièce, toute chiffonnée et crasseuse, que l'on a repoussée du doigt dans un coin du montage ! Une petite pièce sur laquelle les yeux passent sans s'émouvoir et que l'on ne remarque plus. Car il n'a plus de rôle à jouer. Finies les grandes illusions du Redresseur de torts et de divulgateur de complots : le « grand Lescaux » est relégué aux oubliettes. Il use son talent, s'il en a eu, à fournir en photos glacées les circulaires d'alimentation ou encore à immortaliser sur papier à bordures les mariages, créant des tas de clichés-clichés qui prendront la poussière jusqu'au divorce et qui pourront alors servir d'exutoire de rage lors de la classique séance de déchiquetage de souvenirs.
Il en est là dans sa vie et dans ses pensées lorsque ses pas débouchent devant un guichet bancaire. De son portefeuille, il extirpe sa carte de débit puis, avec de grands gestes un peu maladroit, il manipule le clavier. Pendant que la machine exécute sa demande, il fait des grimaces à la caméra de surveillance, puis empoche son dû. Toujours dans l'enceinte vitrée, sous le regard de deux jeunes femmes poudrées, un peu inquiètes de ses borborigmes, il sépare les billets qu'il insère ensuite dans deux enveloppes bancaires. Les deux paquets sont rapidement dissimulés dans les poches de son manteau, chacun représentant au bas mot trois jours de salaire !
Avec de gros yeux pour épater les deux spécimens de la gente féminine qui gloussent de plus belle, il sort du guichet. Il dégaine son téléphone, trouve son contact et appuie sur l'écran. La communication se fait rapidement :
— Hal ? C'est Lescaux. Tu en aurais pour maintenant ? .... Non non, pas juste ça, je prends une commande pour une semaine.... Sûr, en cash. ... Maintenant ? ... Combien ? ... Je suis preneur. J'arrive... Ouais, cinq minutes à peine.
Il raccroche et empoche le cellulaire. Il reprend le trottoir sous la fine bruine qui remplace la pluie. Au coin du boulevard, en attendant le passage au feu vert, alors que les voitures se chipotent dans la nuit, toutes rutilantes de lumières, il accroche son reflet dans la vitre d'une BMW stationnée. Fréquemment ces six derniers mois, il réussit de plus en plus difficilement à entrer dans le moule de l'ombre qui le regarde. Il déteste ce qu'il voit car ce n'est plus lui. Ces yeux un peu fous et cette barbe de prédicateur en herbe ; ces longs cheveux bruns qui dégoulinent en ce moment sur ses épaules ; ces traits hagards d'homme qui ne se retrouve plus à force d'avoir été chassé de lui-même ; non, décidément, qui voudrait encore de cet Adan Lescaux. Il assène un coup rageur dans la vitre qui a osé le refléter, provoquant une réaction de peur ou de stupeur des quelques piétons autour de lui. Une fille n'a pas pu se retenir de sursauter en criant tout en en profitant pour se réfugier dans les bras accueillants du jeune homme qui l'accompagne. Ce-dernier passe un commentaire désobligeant envers le « crotté de service » et Adan se contente de le faire reculer d'un lourd regard inquiétant. Le feu passe au vert, le troupeau traverse sous les gloussements et les piaillements de cette faune de nuit. Adan tarde à leur emboîter le pas mais se met finalement en mouvement.
Les yeux perdus sur la chaussée, qui ne risque pas de lui rappeler son image, il emprunte une rue plus étroite. Là, ce sont des filles aux atours excessivement mis en évidence qui l'approchent, tentant d'obtenir ses faveurs et son argent. Il les repousse d'une épaule négligente ou d'un seul coup d'œil brusque.
— Hé Beau Brun, tu viens ? racole une blonde platine en jouant des hanches. T'en as besoin on dirait !
— La paix ! réplique Adan.
Il se dirige rapidement vers une petite porte cochère rouge, où sont adossés deux personnages à l'allure peu recommandable.
Le plus petit des deux, à peine un adulte, un chapeau cabossé planté sur ses cheveux filasse et des piercings à toutes les aspérités de son visage, s'agite nerveusement tout en écrasant du pied sa cigarette au sol, alors qu'Adan s'approche. Il l'apostrophe d'une voix de fausset avec des gestes de conspirateurs :
— Eh mec, mon boss-là bas ne me croyait pas quand je lui ai parlé que tu prenais une semaine ! Dis-lui...
— T'as un problème avec ma commande ? grogne Adan en faisant un pas de plus vers le deuxième gars.
Il est grand et musclé. Son long manteau noir semble le dissimuler à toute lumière et camoufler son visage aussi noir que le tissu. La mâchoire crispée, il laisse tomber en reniflant de dédain et en croisant les bras :
— C'est beaucoup pour un seul type.
— Qu'est-ce que ça peut bien te faire si je te paye. Correct ?
— Montre.
Adan sort une des enveloppes de ses poches et l'agite sous le nez du gars. Ce-dernier fait mine de prendre le paquet mais Adan le dépose sèchement contre la poitrine de Hal, qui se tient à leurs côtés, son contact habituel, sans relâcher le regard du baraqué. Hal, d'abord surpris par cet affront, ouvre l'enveloppe et compte rapidement.
— Le compte y est. Il y a même cent de trop.
— Redonne-lui le surplus Hal, ordonne le boss. Et file lui sa commande.
Sans un mot de plus, le noir réintègre la sécurité de l'immeuble derrière lui, non sans ajouter en se tournant brièvement vers Adan :
— Et ne t'avise pas à tenter de revendre la camelote sur mon territoire, compris ? Je me fiche de ce que tu vas faire avec ça, mais fait le loin.
— T'inquiète, je te causerai pas de problème.
Hal remet à Adan un contenant transparent, qui tient dans le creux de la main, ainsi que le surplus d'argent. Celui-ci empoche sa commande et redonne un billet de vingt dollars à Hal.
— Pour tes bons services mec, explique-t-il. Tu devrais plus traîner avec ce type. T'as sûrement mieux à faire à ton âge.
— Non, mais c'est l'avenir ce produit, articule avec fièvre le jeune. C'est que du bon tu vas voir. Je t'en avais parlé : « L'Ombre grise ». Elle te prend et t'enveloppe d'une toile de douceurs qui vont te faire planer et oublier tous tes problèmes.
— Tu crois hein ?
— Tu m'en donneras des nouvelles ? répond Hal avec un gloussement incontrôlé.
— Et si je t'en donne pas, c'est que ta toile était fameuse ! répond Adan en s'éloignant des lieux.
— Hé mec ! Vas-y mollo quand même ! J'tiens à mes bons clients. Tu viendras me dire ton avis, hein ?
Adan lève une main au-dessus de son épaule en signe d'au revoir, Hal le regarde tourner au coin de la ruelle puis se réfugie également dans le bâtiment.
Sur le chemin de son appartement, dans l'air humide qui se drape de brume blanchâtre alors qu'il atteint la colline de son bout de rue, Adan se perd dans ses pensées. C'est un chemin connu et cent fois refait à peu près à la même heure. Il fait une pause dans un drugstore sur le point de fermer pour se procurer trois bouteilles de vin avec l'argent remis par Hal, soixante dollars tout rond ! Plus cher que ce qu'il se permet dans l'habituel. Mais tant qu'à le faire, autant le faire bien.
Il reprend la route, les trois bouteilles camouflées dans un sac brun. Au coin de sa rue, il se penche près d'un clochard qu'il croise parfois et qu'il a même observé balayer les devantures des commerces du quartier en échange de quelques billets. La tête appuyée sur son vieux balai, le type dort sous l'abri précaire du couvercle renversé d'une benne à ordure. Adan glisse dans la poche du vieux manteau le vingt dollars restant et toute sa monnaie.
Il passe ensuite par sa voiture noire et rouille, stationnée à une rue de chez lui. Il la déverrouille puis il laisse les clefs sur le siège du passager avant de refermer la porte et de remonter la rue jusqu'à chez lui.
Dans son immeuble, il prend le chemin du sous-sol où ne se retrouve qu'une seule porte de logement, mis à part celle des cagibis et du minuscule stationnement souterrain. Devant cette porte, une boîte aux lettres, style vieille époque en fer forgé, attends les chèques de loyer ou les cartes postales, les premiers venants plus souvent que les secondes. Adan y dépose sa deuxième enveloppe, bien que le loyer soit déjà réglé pour les trois prochains mois. Puis, il dépose une de ses bouteilles dans du papier brun au pas de la porte de celui qui, il y a cinq mois, a été le seul à ne pas le rejeter, à ne pas poser de questions et à le sortir de sa bagnole où il dormait depuis trois nuits. Fred... Il a surtout été l'unique personne à sembler comprendre le besoin d'isolement et d'auto effacement que vivait Adan. Compagnon de beuveries occasionnelles, retraité de prison peu bavard, ancien violent sur ses ex-femmes, ils ont partagé brièvement leurs histoires mais surtout la bouteille. Adan, reléguant ses faux jugements dans les oubliettes s'est surpris à apprécier cette compagnie ponctuelle.
— À votre santé Fred ! murmure Adan.
Puis il monte lourdement les trois étages de marches, traverse le petit corridor jaunâtre avant de déverouiller et de s'engouffrer dans son appartement.
Il se déchausse de ses souliers détrempés puis referme du pied la porte. Il n'allume pas, la grande porte-patio laisse entrer suffisamment de lumière pour lui permettre de déambuler dans son logement. Il va directement vers la cuisine pour y prendre une coupe de vin pas trop sale ainsi qu'un ouvre-bouteille puis, il n'a pas d'autre chemin que celui qui l'oblige à passer devant le « mur des négatifs » comme il l'appelle. Il s'agit de ses meilleures réussites comme photographe, depuis qu'il a commencé. En arrivant ici, il y a cinq mois, il croyait vraiment se remettre à flots et que ces clichés l'aideraient à prendre le dessus.
Erreur, erreur, erreur : cette exposition ne lui rappelle que ce qu'il n'est plus et ne sera jamais.
Il ne l'a plus... Ce don, cette vision, cet état de grâce ! Perdu. L'œil qui voit l'œuvre avant même qu'elle ne soit organisée dans l'espace. Perdu. L'intuition fugace mais irrésistible pour discerner l'information décisive dans un cadrage qui rendra la photo immortelle et intemporelle... Perdu. Son essence même de photographe, de journaliste... Perdu.
Il observe avec masochisme les photos étalées sur son mur. Non, il n'est plus.
Au bas de ses meilleurs clichés professionnels, ayant fait anciennement sa renommée et sa fortune, trône la photo de la femme qui a creusé la tombe d'Adan Lescaux... Diana McNeil. La jolie blonde a su jouer des sentiments et bonnes dispositions du journaliste jusqu'à la moelle. Elle s'est servie de lui pour sa réussite et sa prestance en société tant qu'il a été présentable et rentable. Ensuite, il n'a plus été qu'un vulgaire paillasson pour ses jolis petits pieds !
Pourquoi il conserve une photo d'elle, il l'ignore. Encore du masochisme ou a-t-il encore une lueur d'espoir ? Non, sûrement juste un relief de son attachement passionné, amoureux, aveugle, innocent, imbécile...
Les pieds traînant sur la moquette, il se laisse tomber sur son canapé. Il ouvre les deux bouteilles de vin et remplit sa coupe qu'il porte à ses lèvres après avoir levé son verre en l'honneur des « négatifs » qui ornent son mur.
— Santé et prospérité ! glisse-t-il amèrement en calant le liquide sirupeux.
Il enlève son manteau de cuir et en extirpe le pot de comprimés. À la lumière de la ville qui entre par la fenêtre derrière lui, il les observe. Tout un tas de petites gélules grises dont le centre est orné d'un entrelacs de fines lignes noires, telle une toile d'araignée : "L'Ombre grise"... elle porte bien son nom. Il dépose le contenant de gélules sur la table à café puis se verse une seconde coupe de vin.
Il a tout son temps. Plus personne ne l'attend. Personne pour lui faire la leçon. Personne pour s'en faire pour lui. Un vendredi soir comme tout ceux à venir. Qu'est-ce que ça changera ?
Tant qu'à le faire, autant le faire bien.
— Dégustons ce vin en premier...
Plus tard...
Deux coupes.
Trois coupes...
Ses pensées tournent, les images affluent dans un ballet insensibilisé par l'alcool.
Quatrième coupe...
Les comprimés lui font de l'œil...
Cinquième coupe...
Sa demi-sobriété devient chose du passé alors qu'il entame allègrement la deuxième bouteille...
Mais il ne compte plus, il ne se conte plus...
Il glisse sur les vapeurs de son ébriété avancée.
Sa dernière pensée c'est qu'il doit le faire bien...
La noirceur l'envahit.
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