Chapitre 7 - Sablier

— Monsieur Lescaux ! 
Adan se retourne et s'interroge sur l'identité de la femme qui s'approche à grandes enjambés sur le sable mouillé.  Sous l'imperméable et l'uniforme de service, il la reconnaît malgré tout aux traits de son visage, mais ne lui trouve plus l'air aussi sympathique qu'il y a six mois.
— Lieutenant Moose, répond-il en lui faisant un signe de tête.
— Moi de même, répond la femme d'un ton plutôt glacial et méfiant.  Je me disais justement que je devais vous trouver et...
— Me voici, complète Adan sur ses gardes.

Un froid s'installe entre eux.  On entend au loin les sirènes des dernières ambulances qui quittent et le bruit des camions de pompiers qui pompent l'eau de mer vers les brasiers.   Adan ajoute en voyant le regard de la policière glisser vers son amie :

— Je vous présente Mademoiselle Jessie Gramies.  Jessie, voici le Lieutenant Maria Moose, du Commissariat central, elle m'a toujours aidé lorsque certains de mes reportages avaient un pied en eaux troubles.
Adan sonde le visage de Moose, qui secoue brièvement la main de Jessie, mais il n'y détecte plus aucune connivence.  Il scrute à tout hasard le poignet du Lieutenant, Jessie retenant la main un peu plus longtemps que de convenance, et il retient son souffle... le tatouage est là !  Jessie lui jette un regard apeuré qu'Adan feint d'ignorer.   Il reprend d'une voix grave qu'il veut «normale» vu les circonstances :
— Êtes-vous en charge de ce sinistre Lieutenant ?
— En quelque sorte, dit-elle sèchement.
— Donc, vous pourrez m'informer sur les deux propriétaires de l'Auberge ?
— Je crois me souvenir que les propriétaires de cette Auberge sont de vos amis.  Madame Laurenn Ortada et Monsieur Mikel Stanis, complète-elle en regardant ses notes.  Ce qui peut expliquer votre présence impromptue ici ?
Adan acquiesce lourdement.
— À votre connaissance y avait-il d'autre personnes dans l'immeuble ce matin ? demande Moose avec un regard acéré.
Adan se sent épié.  Il relève la tête et regarde franchement la Lieutenant.
— Je suis venu en visite hier soir.  Il n'était que tous les deux.  Aucun client.  Je revenais ce matin car... j'avais oublié un dossier de photos.
— Vous étiez donc ici hier soir et ce jusqu'à quelle heure environ ?
— Assez tard je dirais. 
— Nous avons veillé sur la plage, Adan et moi, confirme Jessie.  Puis nous nous sommes quittés assez tard.
— Oui, ajoute Adan tristement.  J'ai veillé ensuite sur la véranda avec Laurenn et Mikel.  Jusqu'à plus de minuit je dirais.
— Rien de particulier à signaler ?  Des inconnus, des rôdeurs ?
— Non, répond Adan en se posant véritablement la question.
— Et vous ? demande la policière en se tournant vers Jessie.
— Non, il n'y a pas grand monde sur la plage à cette époque vous savez, ajoute Jessie les yeux un peu vagues.
— Oui, heureusement.  Désolé Monsieur Lescaux.  C'est un drame je sais.  Vous m'en voyez peinée, dit-elle en le fixant froidement.  Nous trouverons l'origine de l'explosion de ce matin.  Et nous communiquerons dès que les experts auront fini de fouiller... les décombres.
« Elle n'est pas dupe. Elle en sait bien plus. Danger. » pense Adan en prenant le bras de Jessie pour se donner une contenance.  Puis il ajoute :
— J'ignore s'ils étaient dans l'Auberge.  Ils avaient l'habitude, il y a un temps, d'aller marcher le matin sur la plage avant de commencer le service du midi.
— Sous cette pluie ? réplique la femme avec un rictus amer.
Adan baisse la tête de dépit, puis la femme ajoute en lui tendant une carte :
— J'apprécierais beaucoup si vous me teniez au courant de vos déplacements dans vos recherches.  Car vous connaissant, Monsieur Lescaux, je sais que vous serez à l'affût.  J'aimerais bien que vous m'en fassiez part, ajoute-t-elle avec un sourire forcé.  Si jamais quelque chose d'important vous revenait à l'esprit.
— Je n'y manquerai pas Lieutenant Moose, répond Adan en lui serrant la main.
La femme, sans autre salutation, fait demi-tour et s'éloigne.  Adan regarde la carte et la glisse dans sa poche en poussant un soupir.
— Quelle femme sympathique ! ironise Jessie.
— Elle est une autre de ces personnes qui a, comment tu as dit... « changée » ?  C'est l'antithèse du Lieutenant Moose que je connaissais.
— Tu as vu ?
— Oui, le tatouage. Encore.
— Cela me fait peur.
— On doit chercher ce que c'est, lui répond Adan en la regardant dans les yeux.  Ce tatouage et cette explosion... Je...  Mon Dieu, murmure-t-il.
Adan pousse un soupir douloureux en fermant les yeux.   Il sent sa tête qui élance.  "Symptôme de manque" lui murmure sa conscience.  Jessie l'étreint pour le consoler.
— Je suis là, Adan.  On va trouver ce qui s'est passé.
— Mais sans la police cette fois... Du moins plus par mes contacts directs.
— Il y a Alva, pense tout haut Jessie. 
— Mais où est-elle ? dit Adan qui s'éloigne en fouillant des yeux les environs.

Dos à Jessie, il fouille nerveusement dans son sac.   Sa main en ressort avec le pot d'Ombres grises qu'il a glissé là... il ne sait plus quand ni comment.  Il hésite un instant.   La douleur lui vrille l'estomac et la tête.   Il ferme les paupières comme son poing sur le contenant.

- Adan ? fait la petite voix inquiète de Jessie.

Il jette rageusement la drogue dans son sac.

- Où est Alva ? répète-t-il d'un ton sourd.  Elle en sait bien plus sur Broot qu'elle ne nous en a dit..

Puis il recommence ses fouilles dans son sac.

—  Elle n'est pas dans ton sac en tout cas !  réplique la rouquine, , ignorante du débatintérieur de l'homme.  La dernière fois que je l'ai vue elle allait vers la plage, près des vagues.  Je me demande si ...

Jessie voit alors Adan « armer » son long objectif sur sa caméra et commencer à prendre des clichés des environs et des personnes présentes.   Sa tête se calme, son cœur se relaxe. Il est concentré, rien n'existe presque plus pour lui, ni addiction, ni peur.  Pour la troisième fois en deux jours, le voici qu'il ressent à nouveau  poindre l'Adan d'avant.  Sur son visage, un air subjugué et quasiment extatique s'est installé.

— Lescaux reprend du service, souffle-t-elle.

*******

Une quinzaine de minutes - et bien plus de clichés plus tard - Adan range sa appareil photo dans son sac et entend son amie qui le hèle de loin.  Il lui répond d'un signe de la main, en endossant son précieux sac, il se dirige vers elle.  Pendant qu'il marche vers l'amas de rochers où elle a disparu, il se questionne sur l'identité du dernier personnage qu'il a happé dans son objectif.  Étais-ce vraiment Charles Dunkins, sans sa légendaire moustache, qu'il a entrevu ?  Pourquoi son ancien patron referait-il surface en ces lieux ?
Il en est là de ses réflexions lorsqu'il constate que Jessie le presse de la rejoindre.  Face à son air angoissé, il hâte le pas et finit par prendre un rythme de course lorsqu'il entrevoit des petits pieds blancs qui dépassent du rocher à demi immergé.
— Adan, aide moi à l'arrêter !  Elle veut immerger le gamin dans l'eau !
— Broot ? Est-il... ?
Adan se précipite vers le petit garçon, inerte sur le sable, toujours dans son pyjama trop grand et très mouillé.  Il a un teint cadavérique et les yeux hermétiquement clos.  Ses cheveux sont collés sur son crâne.  Adan le prend dans ses bras et pose son oreille près de sa bouche et écoute son cœur.
— Il respire faiblement, constate-t-il rassuré en déposant ses lèvres sur le petit front.  Mais il est glacial !
— Nous devons l'immerger dans l'eau salée ! supplie Alva elle-même presqu'entièrement détrempée.
— Non, mais vous êtes folle !  L'eau est glaciale ! se récrie Adan alors qu'il enveloppe l'enfant dans la couverture grise que Jessie lui tend en échange de son sac qu'elle dépose, près de celui d'Alva, bien au sec.
— Vous devez me faire confiance, affirme-t-elle ses yeux clairs et décidés dans le regard brun de l'homme.
— Je ne sais même pas qui vous êtes, proteste Adan.  Pourquoi je devrais vous faire confiance ? Comment vous pouvez exiger un tel procédé ?
— Je suis plus proche de lui que vous ne l'imaginez, répond la jeune femme en portant sa main vers ses cheveux... qu'elle enlève.
Sous les yeux abasourdis d'Adan, elle libère ainsi une tignasse d'un blond tellement pâle qu'il en paraît blanc.  Alva secoue puis engouffre la perruque noire dans la poche de son manteau et relève les yeux vers Adan avec un regard décidé et plein de volonté.  Le vent éparpille ses fines et longues mèches blanches autour de l'ovale de son visage.
— Je suis comme lui, déclare-t-elle, ses yeux pâles irradiant de volonté.
— Broot...
— Adan ! proteste Jessie.
Adan hésite.  Cette chevelure... Ce regard posé sur lui ressemble tant à celui du petit garçon qu'il protège de ses bras !   Alva n'a pas eu le temps de lui donner des informations éloquentes sur le SSCC, le « Santos Sciences Cybernetic Center ».  Il sait maintenant que Broot y est lié d'une manière ou d'une autre et qu'il a aussi un lien avec cette jeune fille.  Il ne peut plus avoir de l'aide des forces policières et il n'y a plus personne pour l'aider en ces lieux...  Il ferme les yeux, indécis.
— Adan, l'escouade canine ! murmure Jessie.
L'homme relève la tête, les yeux encore brillants, et constate en effet qu'on entend des aboiements au loin.
— On doit fiche le camp ! déclare la rouquine alors qu'Adan se relève, étreignant Broot dans ses bras.
— Suivez-moi, je sais où aller, affirme-t-il soudain avec aplomb tout en se dirigeant vers l'autre accès de la plage, plus loin de l'Auberge.
— Il lui faut de l'eau salée ! Écoute-moi ! lui crie Alva.
— Fais-moi confiance toi aussi ! lui réplique sèchement Adan qui se retourne vers elle d'un air décidé et poursuit : Trouve-moi un moyen de transport, autre que ma voiture qui est prise dans les barrages là-bas, et moi je te fournis toute l'eau salée que tu désires... et chaude celle-là !
— On doit faire vite !
— Comment vite ? demande Jessie en attrapant les sacs au sol.
— Une heure au maximum.
— Alors tu as quinze minutes pour nous faire partir d'ici, lui réplique Adan.

*******

Moins de dix minutes plus tard, ils roulent dans un vieux van bleu rouillé qui laisse s'échapper un nuage bleuté de polluants.  Le silence s'est installé alors que les trois passagers reprennent leur souffle.  C'est Alva qui a choisi, et adroitement démarré , le véhicule.  Jessie s'est installée au volant, incertaine qu'Alva ait l'âge de conduire.  Adan conserve Broot dans ses bras, ne cessant de vérifier ses signes vitaux.  Il ne réussit pas à le réchauffer, malgré les chauffages qui tournent à plein régime, mais le tenir tout contre lui le rassure.  Il n'aura pas tout perdu dans cette explosion...  Il serre l'enfant contre lui.  Il réalise encore une fois comment sa vie a basculé depuis leur rencontre et combien il ne se remettrait pas de sa disparition.  Il a pensé le perdre lui aussi... non !  Plus maintenant.  Plus jamais.  Il a besoin d'un lieu plus sécuritaire pour Broot, pour Jessie et pour lui.  Il sait où aller.  Et Alva, qui est-elle ? 
— Où je tourne Adan ?  demande Jessie, qui roule aussi vite que le permet le vieux van sur l'autoroute qui quitte Santos vers le nord plus désertique.
— Continue Jessie, c'est à la prochaine sortie.
— Comment va-t-il ?
— C'est stable, répond Alva qui est derrière avec Adan et Broot.  Il faudrait cependant se dépêcher.
— Tu n'as pas choisi le plus rapide des véhicules ! lui reproche Adan.
— Mais c'était le plus simple à subtiliser et le plus commun pour ne pas se faire remarquer, réplique la jeune fille
— Pour être commun, il est commun.  On sera chanceux si on ne se fait pas arrêter pour pollution atmosphérique.
— La pollution est même à l'intérieur, rétorque la petite blonde en repoussant avec une grimace un vieux carton de pizza du pied.  Désolé, mais mon choix portait surtout sur le fait que j'étais sûre que ce van n'avait pas de protection antivol.
— Ouais !  Le propriétaire va nous remercier de l'en avoir débarrassé ! reprend la conductrice.
— Où as-tu appris à démarrer une bagnole sans les clefs ? demande Adan.
— Mon père m'a montré bien des choses pour me débrouiller dans la vie.  Mais ce n'est que de l'électricité et de la mécanique tu sais.  Une fois qu'on a compris le fonctionnement, un enfant peut le faire.
— Un enfant !  Drôle de numéro ton père.  J'aimerais bien le rencontrer, déclare la rousse.
— Pas de chance.  Il est mort.
— Désolé, répond Adan surpris alors que Jessie jette un œil compatissant à Alva.
— Y'a pas de mal.  C'est récent... mais je dois m'y habituer, murmure la jeune fille.
— Avec qui tu habites maintenant ?  Car tu es mineure, non ? demande Jessie.
— Personne.  Et oui, je crois que j'ai l'air d'une mineure.
— Tu crois ? relève Adan en ayant l'impression de revivre une situation.
— ...
— D'accord, tu ne sais pas ton âge toi non plus ? 
Alva, muette, baisse son regard sur ses mains qui triturent son sac sur ses genoux.
— Et tu vas aussi me raconter qu'il y a un endroit où un monsieur à la barbe blanche t'a fait faire plein de jeux et de tests et qu'il t'a fait du mal ?
— Adan qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'étonne Jessie.
— Un bout de l'histoire que Broot m'a dit... que je n'ai pas eu le temps de te raconter.  Je croyais que c'était des divagations d'enfants.  Prends la prochaine sortie Jessie, et va à l'est...  Alors Alva ?
— Le monsieur à la barbe blanche : c'est mon père, répond doucement la jeune fille alors que des larmes s'écoulent sur ses joues.
— Mais il a fait du mal à Broot ?  Donc...
— Non, il ne lui a pas fait de mal !  Il l'a sauvé du Centre.  Comme moi.
— Mais c'est ton père... commence Jessie en prenant la sortie d'autoroute.
— Je le considère comme ça et lui m'aimait comme sa fille. 
— Tu es la sœur de Broot ? questionne Jessie.
— En quelque sorte.
— Vos parents ? risque Adan.
— ...Morts.
— Joyeux ! laisse tomber la conductrice dans un murmure.  Adan, dirige-moi !
— Prend à droite à la prochaine lumière.
Adan réfléchit alors que leur véhicule s'immobilise aux feux de circulation.  À leurs côtés, Jessie voit une longue limousine blanche aux vitres fumées et derrière leur van, une voiture sport dont le conducteur ne semble pas apprécier la pollution aérienne et visuelle qu'ils lui procurent. 
— Alva, définitivement tu as choisi le mauvais véhicule à pirater !   Adan, tu es sûr qu'on est dans le bon quartier car on ne passe pas très inaperçu là !
— On y est bientôt.  C'est au bout de l'avenue, le portail noir.
— D'accord, répond Jessie qui laisse la voiture derrière eux les doubler vivement, avec force klaxon, avant de s'engager elle-même dans la grande rue.
Elle aperçoit alors une avenue de rêves qui les introduit dans un quartier luxueux et verdoyant.  Entre les deux voies, un terre-plein bordé d'arbres et de fleurs les accompagne tout le long du chemin.  De chaque côté, des lampadaires stylisés décorent régulièrement les abords des larges trottoirs.  De hauts ventaux et des grillages ouvragés délimitent l'entrée des demeures.  Il y en a même qui possèdent une guérite avec gardien.  Les hauts murs, où se perchent des bosquets luxuriants de fleurs multicolores, empêchent d'admirer la plupart des demeures mais, par certains grillages, Jessie aperçoit de majestueuses maisons au bout d'allées et de jardins manucurés.
— Adan ?
— Au bout Jessie.  Le portail est en fer forgé noir et il y a un lion à la gauche du portail.
— Un lion ?
— Oui, le proprio fait un genre de fixation sur l'art asiatique.  Donc, un lion qui porte chance.  Un lion blanc.
Jessie aperçoit le portail en question et s'engage dans la courte entrée dallée qui y accède.  Elle se gare pour s'immobiliser sous le regard de la statue du lion blanc, qui en impose par sa grandeur et ses crocs.  Jessie tente d'abaisser sa fenêtre pour avoir accès au panneau de communication avec la demeure, mais la fenêtre résiste à ses efforts.  Elle abandonne avec un soupir d'exaspération en jetant un œil à Adan.
— De toute façon, c'est moi qui doit lui parler, annonce Adan qui pose le corps de Broot dans les bras d'Alva et quitte le véhicule.
L'air extérieur plus frais qui s'engouffre par la porte arrière coulissante restée ouverte fait grand bien aux passagères.  Le journaliste s'approche du panneau et sonne pour signaler sa présence.  Il attend puis recommence.  L'inquiétude se peint sur son visage jusqu'à ce qu'il entende un cliquetis qui lui fait lever les yeux sur une caméra qui zoome sur lui.  Puis, un silement dans l'interphone retentit et une voix se fait entendre :
— Adaaaan !  Mon boy scout préféré !  Mais que viens-tu faire dans ces lieux de perdition ?
— Heureux de te trouver chez toi Mich Gan ! répond Adan en soupirant.
— On ne m'appelle plus ainsi depuis des lunes tu sais ?   Mais entre !  Stationne ton tas de ferraille devant la maison, quelqu'un s'en occupera.
— Je dois te prévenir Mich que...  je ne suis pas seul et...
— Oui, je m'en doute.  Si tu viens ici : t'as des emmerdes !  ricane son interlocuteur.  Allez entre ! 

Et le haut portail s'ouvre avec un bourdonnement.  Adan remonte dans le van et ce-dernier passe les hauts grillages qui se referment derrière eux avec un bruit sinistre.  Bizarrement Adan trouve ce son rassurant : s'il ne peut pas être en sécurité chez Michewa Li Gan, fils du ciel, ange des services d'enquête gouvernementaux contre la pègre asiatique, alors il ne sait pas où il le sera.
Pendant que le van s'approche de la grande demeure blanche, au bout de l'allée bordée d'arbres, Adan se questionne néanmoins sur la confiance qu'il peut accorder à Gan.  En début de carrière, il a eu la vie sauve grâce à lui, alors que Gan l'a extirpé d'une foule de manifestants en furie coincée en souricière par l'escouade anti-émeute.  Ensuite, ils se sont vus de temps en temps, s'entraidant mutuellement.  Adan n'a jamais bien compris pour qui travaillait exactement le tibétain.  C'était les « patrons » comme disait Mich d'un air désinvolte.  Mais il semblait toujours du « bon côté » comme lui répondait Adan.   Mais comment a évolué cet homme au look étrange et sans âge, métis tibétain et suisse ?  En effet, voilà bien deux ans qu'il ne l'a pas revu.  Et s'il se retrouvait devant une pâle copie de l'original, comme pour la Lieutenant Moose ? 
Il y a deux ans, la dernière fois où il a croisé miraculeusement les pas de cet homme hors du commun, Adan était posté avec sa caméra à l'affût de preuves pour une enquête de transactions de drogues dans les quartiers huppés de Santos.  Il s'était ainsi retrouvé témoin impromptu d'un guet-apens et d'une fusillade entre deux gangs.  L'agent Gan Mich, alors infiltré, avait été blessé et abandonné derrière des caissons de matériel douteux et d'une pile de cadavres fumants.  Après avoir contacté les policiers, Adan s'était agenouillé près de lui pour lui venir en aide et Mich l'avait supplié de le ramener à cette villa, qui était alors abandonnée et décrépite, sans lui donner d'autres explications.  Adan, un peu confus, mais redevable à Gan, avait obtempéré.  Refusant de lui dévoiler son véritable rôle dans l'histoire des gangs, il avait guidé Adan pour le soigner et faire venir une obscure femme médecin à sa rescousse.  En le quittant, le journaliste avait accepté de détruire toutes ses prises de vues où l'on apercevait le tibétain.  Ce-dernier avait offert en échange un dédommagement substantiel mais Lexcaux avait décliné l'offre.  Adan, pour toute gratitude, s'était contenté d'une promesse de redevance éternelle. 
Par la suite, ils ne s'étaient plus revus.  Adan était passé de temps en temps sur cette avenue pour constater que des travaux semblaient avoir lieu mais de Mich, aucune trace.  Ce n'est que le mois dernier qu'il avait entendu parler d'une grande réception donnée dans cette villa par un riche inconnu asiatique arrivant d'une tournée du monde en voilier.  Il avait fait le rapprochement, confirmé par des photos vues sur le Net, mais n'avait pas eu le courage de venir partager un verre avec cet « inconnu ».  Il était rendu bien trop bas pour s'inviter pour un simple verre.
Adan jette un œil à la villa devant eux, alors que Jessie se stationne devant l'immense porte : quel changement !  C'est maintenant une somptueuse demeure aux allures asiatiques sans le côté pagode.  Des murs en crépi blanc et des arches aux portes et fenêtres invitent à entrer pour y chercher de l'intimité et de la sécurité.  Sentiment renforcé par la présence discrète d'hommes en vêtement simple de toile noire ou écrue, ressemblant à des judokas au repos.  De grandes baies vitrées s'ouvrent sur la terrasse avant verdoyante, agrémentée de détails minimalistes d'inspiration orientale : un second lion porte bonheur, une fontaine et un jardin de méditation.  Un ruisseau s'écoule depuis la fontaine, passe sous un pont de pierre et se perd vers le côté opposé de l'endroit où se gare Jessie.
La jeune femme glisse un œil inquiet vers Adan mais, au même moment, elle est distraite par un petit homme sec et musclé en kimono noir qui ouvre sa portière et attend qu'elle descende.  Du côté passager, Adan sort du van, son sac sur l'épaule et aperçoit leur hôte qui dévale les marches pour les accueillir :
— Adan !  Quel plaisir, dit l'homme en faisant une courbette et une accolade au journaliste.  Bienvenue chez moi.  Voilà longtemps.
Il observe le journaliste : vêtements humides et sales, cheveux longs en broussaille, barbe emmêlée, yeux rougis et tout le côté droit du visage orné d'une large ecchymose rouge et bleue.
— T'as une sale mine tu le sais ?
— Oui, merci de me le rappeler, réponds Adan en passant doucement sa main sur son visage tuméfié.  Et toi, tu te réinsères à Santos ?  Je n'ai su que dernièrement que tu étais de retour.
— Oui, c'est bon de revenir ici, mais il est vrai que j'ai eu droit à une peu de publicité, c'était voulu.  Tu sais que...
Son attention se porte soudain vers Jessie, qui, avec un œil hésitant sur le petit homme qui lui tient toujours la porte, s'est décidée à sortir, portant son sac tel un fardeau, tellement la matinée l'a épuisée.  Ses yeux observent les alentours et elle semble perdue.  Ses vêtements chic, maintenant défraîchis, froissés et humides, sous l'effet de l'aventure sur la plage, sa chevelure qui s'est décidée à reprendre ses plis naturels sur ses épaules et son visage encore attristé lui donnent un air sauvage et un peu lionne.
— Je constate que tu n'es pas venu seul en effet ! murmure l'asiatique en se dirigeant souplement vers la jeune femme avec un sourire engageant.  Tu nous fais les présentations, boy scout ?
— Jessie Gramies, Michewa Li Gan, présente Adan en ressentant une menace oubliée dans sa poitrine alors que Jessie, apparemment charmée, rend le sourire au tibétain qui lui tend une main galante tout en s'emparant de son sac pour la conduire vers les marches de la demeure.
— Enchanté de faire votre connaissance Mademoiselle Gramies, déclare l'homme d'une voix invitante.  Vous êtes la bienvenue chez moi. 
Adan constate que l'effet Gan est toujours actif chez l'homme.  Des tatous et des piercings ont modifié l'allure générale, mais l'homme ne semble pas avoir pris une once de vieillesse, alors qu'en réalité Mich accuse au moins dix printemps de plus que lui.  Jessie observe l'homme devant elle, subjuguée par son style non traditionnel.  Ce n'est pas son habillement (chemise et jeans sombres) mais son attitude et sa parure.  L'homme porte ses cheveux mi long attachés à la nuque.  Des mèches noires s'en échappent et lui cachent en partie les yeux.  Un anneau argenté orne le haut de son oreille droite et un autre sa narine.  Des tatoos parcourent son cou et bras droit.  Le coté gauche ne porte aucune parure et semble plus calme, moins troublant. Tout dans l'homme dénote la puissance et l'assurance.  Ses yeux profonds et légèrement bridés sont surmontés de sourcils qui en ce moment appuient le regard admiratif qu'il porte sur Jessie.
Gan rajoute envers l'homme qui se tient toujours près de la portière du van :
— Chen, veuillez stationner cette « voiture » beaucoup plus loin et dépêchez-vous d'enlever les clefs du contact !  Adan, cette carcasse est un musée de pollution ambulante ! rajoute-t-il en plissant le nez.
Pendant ce temps, Adan fait coulisser la porte arrière, alors que le dénommé Chen s'installe au volant. 
— Monsieur !  Où sont les clefs ? demande Chen vers Adan.
— Désolé, je crois que nous les avons perdues ! répond le jeune homme avec un petit sourire tout en prenant Broot des bras d'Alva. 
Il ressort du véhicule et se tourne vers Mich, en effectuant un mouvement d'épaule pour replacer le gamin dans ses bras, ce qui découvre la tignasse blanche et brillante.  Au même instant, Alva émerge aussi de la camionnette.  Ses cheveux blancs captent la lumière et ses yeux clairs fixent l'homme devant eux.
— Mich, je dois te présenter aussi ... enfin, c'est la raison de ma venue ici, commence Adan.
— Máo bīng ! ... 

Il scrute l'enfant et la jeune femme.  Il reste sans voix et dans ses yeux, Adan discerne une émotion troublée, entre surprise et douleur. Le journaliste est surpris par cette réaction.  Mais le tibétain se tourne résolument vers lui et ses prunelles lancent des éclairs :

— Mais où es-tu encore allé fouiner Lescaux ?  lui demande-t-il d'un air sincèrement inquiet.
Puis,  Gan secoue la tête et laisse tomber :
— Báichī !
Adan soutient son regard, malgré l'insulte qu'il reconnaît – « idiot » – pour l'avoir déjà entendu maintes fois par le passé.  Il reconnaît pour la première fois les véritables traits de Mich, ceux d'un véritable allié, mais en même temps l'inquiétude qu'il exprime ne fait qu'attiser ses craintes. 
— Une longue histoire, laisse-t-il tomber alors qu'Alva referme le van qui s'éloigne dans un nuage grisâtre.
— Alors entrez, je compléterai votre « longue » histoire j'imagine.  Car vous ne semblez pas comprendre dans quoi vous avez mis les pieds.  Mais en premier, je crois que ce petit a besoin d'assistance, dit-il en regardant Alva dans les yeux.
— Oui, nous n'avons plus beaucoup de temps, répond-elle en lui rendant son regard, alors qu'Adan réalise que Mich semble mieux comprendre certaines choses que lui.
— Décidément, je crois que ton histoire va m'intéresser, rajoute-t-il envers Gan qui les précède dans la maison.
—Tu n'aimeras pas nécessairement.
— Wǒ zhīdào, gǎn xiè, remercie Adan, se souvenant des bases de chinois que Mich lui avait montré à l'époque.
Puis, sous l'air interrogateur de Jessie, il traduit :
— « Je sais, merci. »  Tu sais Mich, on m'a déjà dit cela, répond-il avec une pensée pour Mikel.
— Voilà donc d'où te viennent tes rudiments de chinois ! souffle la belle rousse quand elle passe près de lui.  Aucun lien avec les mangas !
— Les mangas, c'est surtout japonais ! lui murmure Adan en lui tenant la porte de la villa.

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