Chapitre 4 - Rocher

La brunante s'étend sur la plage.  La marée haute a envahi le sable mais là où se dirige Adan, il sait qu'il y aura toujours un rocher libre, LE rocher.  Celui de son enfance, le lieu où lui et Jessie ont passé des soirées, et même des nuits, à rêver leur avenir et refaire le monde, à se confier et se consoler mutuellement.

Lorsqu'Adan s'en approche, il voit Jessie de dos, emmitouflée dans une grande couverture grise, les jambes repliées devant elle, les bras les encadrant.  Elle porte ses cheveux roux libres, en cascades sur ses épaules, agités par le vent du large.  Cette image lui rappelle les nombreuses fois où il l'a agacée sur la couleur de ses cheveux dans leur jeunesse.  Il faut dire qu'à l'époque, il s'agissait plus d'un roux « carotte » qui tranchait sur la peau blanche à et mouchetée de taches de son de la petite fille ; plus rien à voir avec la chevelure auburn encadrant le beau regard doré et le visage décidé de la femme qu'elle est devenue.  Il s'approche d'elle et pose la main doucement sur son épaule.  Jessie se retourne, le regarde en souriant et lui serre les doigts pour l'amener à s'assoir près d'elle.

Adan s'exécute puis il tourne la tête vers elle et la regarde bien en face, plongeant ses yeux foncés dans celui de son amie.

— Bonjour.

— Bonjour Adan.

— Tu m'acceptes près de toi... ici, jette-t-il cynique.

Jessie baisse les yeux et soupire.

— Je te dois des excuses.

— Tu me dois en prime des explications.  Ce n'est pas Jessie Gramies qui m'a reçu dans ton bureau.  L'attitude !  L'habillement !  Les souliers !  La coiffure !  Même ce ridicule vernis !

— Tu as eu le temps de voir mes ongles ? s'étonne-t-elle en regardant ses doigts manucurés.

— C'est joli, admet-il.  Mais pas ta marque de commerce.

Jessie soupire et cache ses doigts en croisant ses bras devant elle.

— J'essaie de me fondre dans la masse Adan.  Je n'ai pas le choix.

Adan la regarde avec curiosité mais elle ne continue pas à s'expliquer.  Elle lui tend alors une petite boîte en carton blanc, ficelé.

— Pour me faire pardonner, déclare-t-elle avec un petit sourire.

— Ne me dis pas que ce sont des ...

— Et oui, des truffes de Chez Gramies.  Je suis passé voir mon père après le boulot et j'ai pensé que cela m'aiderait à enterrer la hache de guerre.

— Un bien grand mot, mais... j'accepte les excuses et surtout ça !  répond Adan en ouvrant la boîte et en partageant avec son amie.

— Humm !  Comment ai-je pu passer tant de temps sans cette merveille !  déclare-t-il en fermant les yeux de délice, ce qui fait sourire Jessie.

La jeune femme sort deux bouteilles d'orangeade pétillante.

— Oh !  L'ultime mise à mort de nos querelles !  Jessie, tu penses à tout !

Chacun ouvre sa bouteille puis ils trinquent et boivent en silence.  Le goût des truffes et de l'orangeade les transporte à l'époque des années insouciantes et agitées de leur adolescence.  Après un silence, les yeux sur l'horizon, Adan réengage la conversation :

— Comment va ton père ?

— Toujours le même.  Mais il vieillit, même s'il ne veut pas l'admettre.  Tu sais, il pense à accepter de vendre.

— Vendre ?

Adan se tord le cou pour essayer d'apercevoir la petite boutique Chez Gramies, pâtisserie-boulangerie.  Mais certains nouveaux bâtiments l'empêchent d'apercevoir la boutique aux persiennes bleues et blanches, en troisième ligne de la plage.  Que de souvenirs : senteur du pain, des beignets et de la pâte à levain ; le nez dans la farine, les doigts dans la pâte ; la chaleur des fours et de l'accueil qu'il y recevait toujours de la part des parents de Jessie, puis du père esseulé.

— Qui veut acheter ?

— Une grosse compagnie qui tente d'acquérir tous les commerces adjacents aussi.  Ils disent qu'ils veulent rénover et moderniser.  Qu'ils vont garder l'esprit d'époque et leur assurent à tous du travail.  Ils vont faire une diversification des marchés et ainsi rentabiliser les commerces...

— Foutaise !

— Adan, tu ne sais pas. Tu as passé trop de temps à côtoyer les grands de la ville avec Diana.

Adan fait une grimace à l'évocation du retrait "jet set" imposé par sa fiancée, non son ex...  

— Désolé de ramener cela ici, s'excuse le jeune femme.  Je sais, vous n'êtes plus ensemble.  Du moins vous ne l'étiez plus...

Seul le silence répond à la question non formulée de Jessie, qui poursuit :

— De toute façon, la réalité est que mon père veut vendre et il ne pourra pas attirer d'autres acheteurs avec cette grosse boîte dans les parages.  Il a tenu ce commerce pendant plus de 50 ans.  Avant avec son père et après à bout de bras avec ma mère.  Je ne suis pas la succession idéale. Moi, tu te rappelles, je fais tomber le pain qui lève juste en le regardant.  Fille de boulanger manquée !

— Depuis quand a-t-il reçu l'offre ?

— Six mois environ.  Il tardait mais ... Il veut me laisser quelque chose, tu vois, autre qu'un bâtiment et un fond de commerce dont je ne saurais que faire.

— Cela en vaut la peine ?

— Il n'aura pas plus ailleurs, c'est ce qu'un de ses amis lui a conseillé.  Il est dans les affaires et s'y connaît pas mal.

— Et toi ?

— Je ne crois pas que j'aie à l'influencer.  Je veux qu'il soit serein et qu'il puisse profiter de la vie un peu.

— Non, tu veux qu'il vende ?  C'est sa maison, depuis toujours et même avant toi.

—  ... Oui, je crois que ce sera pour le mieux.

— Ton père : retraité ?  J'y crois même pas.  Et les employés ?

— Les acheteurs ont promis de leur fournir du travail.  Pas le même, mais équivalent.

— Sincèrement, tu y crois ?

—  ...

— Pas moi.

Un silence s'installe et seul le bruit des vagues vient perturber le calme.  Adan observe son amie : elle a les yeux dans le vague et un pli soucieux sur le front. 

— Tu m'expliques ?

— Que veux-tu que je te dise ?

— Oui, je sais que je ne suis pas le plus populaire des reporters dans Santos mais, au bureau, ton accueil a été glaçant.  Et de plus, vous vous êtes transformés en un an !  On dirait que vous avez un gros musée comme client : les tableaux, les statues.  Tout sent le pognon et le superflu !  Un hôtel de luxe six étoiles n'exhibe pas autant l'argenterie et les cristaux !

— La boîte a réussi, c'est tout.  Oui, on a de plus gros clients depuis ta dernière visite.  Donc, il faut démontrer du prestige.

— Et tu fais partie de ce prestige.  On t'exhibe aussi ?

— Adan ! Je te défends de dire ça !  Tu sais bien que j'ai horreur d'être traitée de la sorte.

— Ce n'est pas ce qui m'a semblé, tu sais.  La froideur d'un glaçon et le style d'une pimbêche guindée.  C'est ce que j'ai vue.

— Tu ne peux pas comprendre !  Oh, je ne sais pas pourquoi j'ai tenu à te voir !

Jessie se lève brusquement, la couverture glisse de ses épaules.  Adan reste étonné par sa réaction et se lève lui aussi pour la retenir par le bras et la retourner vers lui.  Elle se débat un peu mais il ne la lâche pas.

— Attends Jess !

— Lâche-moi Dan !

— Non, surtout pas.  Je ne suis pas allé te voir pour te regarder me planter-là.  Tu ne me feras pas ça.  Pas toi !

— Ah bon, car maintenant j'ai de l'importance à tes yeux, déclare-t-elle, le regard flamboyant mais noyé d'eau.

— Co... Comment ?

— Oui, il y a cinq mois tu m'as laissé tomber comme une vielle pantoufle.  Pas de retour d'appel, pas un mot.  Tu as quitté l'Auberge et plus un signe de vie.  Et là, tu me reproches de vouloir prendre ma vie en main.  Adan Lescaux, t'es un idiot !

— ...

— Et lâche-moi !

— Non.  Pas question.  Je vais tout t'expliquer mais tu dois m'écouter, dit-il d'une voix ferme.

Jessie se débat mais Adan la maintient fermement et cherche son regard sous les cheveux roux qui lui tombe dans le visage.  Elle semble bouleversée.

— Jessie, je t'en prie, rajoute l'homme avec une voix cassée.

La femme est surprise par le ton employé et s'immobilise en se décidant à le regarder dans les yeux.  Lorsqu'elle constate le désarroi de son ami, toute sa colère tombe et ses propres larmes dévalent de ses yeux sans retenue.  Adan cueille en coupe le visage de la rouquine et en chasse les cheveux, puis il lui souffle :

— J'ai des excuses à te présenter.  Pour mon absence, mon ignorance.  Oui, je suis un idiot.  Si tu savais combien... Je ne veux pas te perdre.

— Adan ... Je... commence-t-elle maladroite, alors qu'Adan relève la tête et détourne son regard en ravalant sa peine péniblement.

Jessie s'approche de lui et l'enlace alors pour lui offrir son soutien.  Adan pousse un grand soupir et s'abandonne à cette étreinte. 

— On est bêtes tous les deux, à se chamailler comme ça !  dit Jessie après un certain temps.

— Je dois t'expliquer mon silence.

— Inutile, je sais.  Pour toi, cela n'a pas été facile et on m'a expliqué que tu étais listé partout. 

— Cela n'exprime pas mes regrets cependant.  Toi, tu ne m'aurais pas écarté comme cela.

Jessie pousse un soupir et s'éloigne de lui en contemplant le soleil qui commence à se cacher derrière l'horizon.  Adan l'observe : en souliers de toile, jeans délavé et gilet de laine noire, elle lui rappelle davantage la Jessie auquel il tient tant.  Quel imbécile il fait !  L'avoir écartée de sa vie, comme Laurenn.  Il se penche et ramasse la couverture grise qu'il glisse sur ses épaules avant de venir envelopper son amie de son bras.

— Viens, on se rassoit.  Je crois qu'on en a long à se dire.  Si tu veux, hein ?

Ils se réinstallent sur leur rocher et chacun se raconte les six mois passés.

Adan lui explique sa déroute après son séjour à l'auberge et son attrait inquiétant pour les pilules miracles et l'alcool.  Il lui donne un aperçu de ses échecs de publications, l'absence de vrais contrats et la coalition des agences de presse contre lui.  Il tente de conserver son calme quand il lui exprime ses soupçons sur les malfrats qui dirigent et gouvernent Santos.  Jessie est silencieuse mais à la fin de son récit, elle laisse tomber tout bas :

— Je m'en doutais mais ne voulais pas voir la réalité. 

— Que veux-tu dire ?

— Tu sais ce que tu disais tantôt sur la métamorphose de Moon Santos ?  Bien, tu as raison.

Elle fait une pause et sirote son orangeade, puis sous le regard intrigué de son ami, elle poursuit :

— L'agence a changé, beaucoup.  On a pris de l'expansion, obtenu de gros contrats et les petits individus, comme l'Auberge de Laurenn ou la boulangerie de mon père, ne sont plus que du menu fretin.  Tranquillement, on nous demande de les expatrier vers des concurrents.  Adieu, le volet «Société et implication dans le milieu ».  Du moins celui des gens ordinaires et des petits commerces familiaux.  On doit voir haut et grand.  Une nouvelle clientèle mais aussi de nouvelles exigences pour les représentants. Code vestimentaire, attitude, rapports, algorithmes de vente et de suivi.  Même le matériel électronique a changé.  Tu devrais voir mon nouvel ordi de travail : le rêve !

— Mais c'est bien cela ?!  Ils veulent se placer en avant.  Ils vont comprendre que la firme ne peut survivre sans les petits.  De toute façon, lorsque Monsieur Moon a créé l'agence, c'était son credo non ? « Être à l'écoute de tous et servir le bien de tous : pour la croissance de la Baie de Santos. »

— Crois-moi, Monsieur Moon ainsi que son fils Karl ne pensent plus du tout comme cela.  C'est la firme en premier et son avancée.  Rien d'autre ne compte.  Ils en font une priorité : rien ne doit contrecarrer leur plan.  Ils mettent à la porte tous ceux qui ne collaborent pas.  Tu te rappelles Mariah, je bossais avec elle, elle occupait le bureau adjacent au mien ?  Eh bien, du jour au lendemain elle a été remplacée par un gars étrange.  Efficace mais froid et austère.  Lors de la distribution du sens de l'humour et de l'empathie, on l'a oublié, celui-là ! Et Monsieur Moon Junior ne se lasse pas de m'en faire l'éloge. Matty par ci, Matty par là.  Même en mangeant, il m'en parle.

— En mangeant ?

— Bien... Il m'a invité quelques fois pour souper.

— Tu es avec lui ?

— Non ! Jamais !  Mais lui aimerait bien je crois. 

— Il connaît tes soupçons sur...

— Pas encore, répond-t-elle et, sous le regard désapprobateur d'Adan elle s'explique :

— Tu vois, il a le contrat de vente du commerce de mon père dans ses dossiers, enfin dans ceux de Matty.  Karl Moon le supervise encore pour quelques temps.  Je ne veux pas qu'il me prenne en grippe, alors...  Je me tiens tranquille, je collabore. 

— C'est pour ça les talons aiguilles et l'allure de garce hautaine ?

— C'est à ce point ?

— Tu sais que tu m'as toujours impressionnée quand tu te fâchais, mais là même sans colère, oui tu en imposes !

— Donc, j'ai bien acquis le personnage, sourit-elle. 

— Tu joues un jeu dangereux selon moi, Jessie.  Les caméras, les gardes...  Es-tu sûr que cela en vaut la chandelle ?

— À part mon père, il y en a d'autres...  Je ne sais pas si je devrais te le dire...

— Humm ?

— Et bien, Laurenn et Mikel sont dans leur ligne de mire.

— Quoi ? Laurenn ne m'a rien dit.

— Oups ! 

— Non, tu as bien fait.

— Elle ne voulait pas t'inquiéter.  C'est le même cas que pour la boutique de mon père, tu sais.  Même dossier, même acheteur je crois.  C'est gros.

— Mikel et Laurenn, tu sais s'ils acceptent ?

— C'est un dossier de Matty, donc non.  C'est confidentiel normalement.

— Normalement ? Et comment tu sais qu'il l'a ce gentil Monsieur ?

— J'ai comme qui dirait regarder par-dessus son épaule numérique.

— Tu l'a piraté ?

— Juste un peu, s'excuse-t-elle. Je cherchais de l'info sur le dossier de mon père et j'y ai vu le nom de Mikel.  Mais je ne suis pas restée longtemps.

— C'est dangereux Jessie.  Je sais que tu adores te promener et fureter partout, mais tu mets ton job en danger !

— Oui, je sais.  Et c'est toi qui me dit ça !

— Ce n'est pas pareil.  Moi, mon métier veut que je fouille.

— Mais il se passe vraiment des choses louches.

— Comme ?

— Il n'y a pas que Mariah qui ait disparu, il y en a d'autres.  Et tu vois, Mariah, je n'ai pas réussi à la recontacter ensuite.  C'est comme si pfiou..  Disparue !

— Elle s'est installée ailleurs.

— Non, elle a toujours son portable et il est en ville.  Mais d'elle, pas de trace.  C'est comme le gardien que tu as vu, Monsieur Blair.  Il avait disparu pendant près de deux mois, puis il est de retour depuis une semaine.  Des vacances selon ses dires.  Il reprend sa place, calme, encore plus imposant, acharné comme jamais.  Il ne me parle plus d'autre chose, il est centré sur ses responsabilités.

— C'est normal non ?

— Tu ne dirais pas cela si tu l'avais connu avant !  Il était rigolo et très sympathique.  On appréciait sa présence alors que là, il est aussi agréable qu'un chef politique qui vient de perdre ses élections !

Adan sourit à l'image qui lui rappelle l'ancien maire de Santos, Karl MacBrush, qui a en effet perdu ses élections il y a de cela deux ans, suite à un scandale d'escorte douteuse.  Il a bien essayé de se défendre mais finalement, dans un communiqué de presse, il a tout avoué.  Tout perdu aussi : famille, réputation, crédibilité et élections.  On ne l'a plus revu lui non plus.  Rapidement, Adan récapitule les personnalités de cette ville qui ont subi un départ plus ou moins dramatique.  Il y retrouve les deux grands patrons de la presse écrite, dont Charles Dunkins, pour qui il travaillait dans ses belles années.  Il y a aussi le directeur général de la Banque de Santos ...

— Comment s'appelait le gars avec qui tu as joué dans la pièce de théâtre à la fin du collège ?

— Rémi Laurin, pourquoi cette question maintenant ? s'étonne Jessie.

— Son père aussi est « disparu ».  Rémi clame qu'il a été enlevé mais la version officielle c'est une cavale amoureuse avec une maîtresse en Europe. 

— Sérieux ?  Pourtant c'était une famille très soudée il me semble.

— Les apparences sont trompeuses ou parfois on les biaise volontairement.   Depuis, ils ont quitté Santos.  Le fils, Rémi, est ingénieur en biotechnologie je crois.  Il a sûrement eu un poste ailleurs, car on ne le voit plus.

— Où tu veux en venir Adan ?  Je ne vois pas bien.

— Cette ville est pourrie Jessie.  Je le clame depuis bientôt un an.  J'y ai laissé ma carrière, ma réputation et même...  bien, ma vie amoureuse.  Il y a un groupe de personnes qui dirige la ville et qui la pousse vers une version inhumaine et sur-développée d'elle-même. 

— Santos grossit, c'est comme cela pour toute les villes qui ont un essor économique.

— Oui, mais c'est plus que cela.  Tu vois l'usine de Minerais Onfront, avant c'était des logements.  Ils ont brûlé - version officielle d'incident électrique - mais lorsque j'ai fait mon photo reportage j'ai découvert des indices qui laissent supposer à un incendie criminel avec accélérateur.

— Mais c'est affreux, ce que tu dis là !  Il y a eu un mort et des blessés !

— Oui.  Mais mes indices n'étaient pas assez convaincants et aussi des témoins se sont rétractés.  Et cela t'explique pourquoi on ne m'aime plus.  Et là, tu m'apportes des faits qui amènent à penser que la ville est dirigée, contrôlée et ce, pour des raisons apparemment monétaires et industrielles.  Des gens disparaissent sans un mot ou simplement avec une mention dans les faits divers de la rubrique mondaine. Des petits commerces se voient offrir la vente sous pression.  Et à la longue, ils n'ont d'autres choix car sinon, la valeur de leur bien va flancher.

— Et cela s'étend jusqu'où selon toi ?

— Très loin.  Ainsi l'histoire du maire MacBrush, je ne serais pas surpris que cela soit relié.

— Et le succès de Moon ?

— Aussi.

— Que peut-on faire ?

— Je ne sais pas.  Je ne sais plus.  Je me base en grande partie sur des spéculations.  Des images vides de sens, qui ne parlent pas assez fort.  Quand j'en aurai davantage... peut-être.

— Tu parles en photographe.  En journaliste... Lescaux à la rescousse !

Adan sourit au souvenir de ces personnages espions qu'ils s'étaient fabriqués lors de leurs jeux d'enfants.  Lescaux et Gramies, agents très secrets.  Son intérêt pour la photographie y prend racines.  Avec un vieil appareil du père de Jessie et armés d'un carnet de notes et de jumelles, ils espionnaient les va et viens des touristes à l'arrivée de l'été, imaginant leurs véritables vies et s'inventant des histoires abracadabrantes sur leur lourd passé.  Finalement, ils rencontraient leurs enfants et tout cela finissaient en une joyeuse bande de gamins jouant dans les dunes et dans les vagues.

— En parlant de photos, je venais pour te demander ton avis sur celles-ci, reprend Adan en tendant l'enveloppe jaune à Jessie.

— C'est pour cela que tu étais venu me voir au bureau ?

— Oui, entre autre.

En se servant de la lumière de son portable, Jessie regarde les photos.  Surprise par le sujet, elle jette un œil vers Adan qui observe sa réaction avec attention.  Une fois qu'elle a survolé la douzaine de clichés, elle en reprend un et l'observe plus à fond :

— Depuis quand t'es-tu remis aux calculs de probabilités et à la biologie moléculaire ?

— Heu, ce n'est pas moi qui ai écrit cela.

— Je ne comprends pas tout... Et oui, cela arrive ! répond-t-elle au sourire en coin d'Adan.  Mais c'est quelque chose de lourd.  Tu vois ici, et elle pointe un coin d'une image, il y a même de la génétique. 

Elle abaisse les photos et éclaire le visage de son ami avec son cellulaire :

— Tu veux me faire marcher, c'est cela ?  Tu as recopié d'un livre et fais un montage numérique sur du sable ...

— Si tu savais...  Je viendrais te voir à ton bureau pour une blague ?

— Tu ne cherchais qu'une raison de venir me voir.

— Non, la raison d'aller te voir était déjà là, et Adan pointe sa poitrine.  Je ne la voyais pas.  C'est Laurenn qui m'a ouvert les yeux.

— Et ?

— T'es ma meilleure amie, Jessie, à vie.  Point.

Un silence passe entre eux.

— Pourquoi moi ?  Enfin, pas la meilleure amie, ça me touche et c'est réciproque Adan, dit-elle en lui prenant l'épaule avec un grand sourire.  Mais pourquoi m'amener ces photos, à moi ?

— T'es la seule que je connaisse assez forte pour interpréter ce charabia.

— Et ça dépasse mes connaissances, réplique-t-elle en recommençant ses observations.  Et Laurenn, elle les a vu ?

— Oui, mais elle trouve juste que c'est étonnant pour son âge.

— Son âge ?  À Mikel ?  À Laurenn ?

— Non.  L'âge de Broot.

— Qui est-ce ?

—  ...

— Adan, dit-elle d'une voix sans réplique.  Explique-moi ça.  C'est qui ?

Et Adan lui narre les dernières vingt-quatre heures. 

****

La nuit est tombée, Adan a reconduit Jessie à sa voiture.  Elle veut montrer les photos à un vieil ami de son père qui enseignait la physique au collège.  Elle quitte Adan après avoir pris rendez-vous avec l'ex-professeur pour le lendemain, durant son heure de lunch.  Elle a promis d'appeler Adan dans la journée.

L'homme rentre à l'Auberge, où il a laissé Broot aux soins de Laurenn.  En entrant, il se sent plus calme et heureux d'avoir retrouvé Jessie.  Il réalise que décidément, il s'était bien isolé ces derniers mois.

La salle à manger est fermée et c'est en voyant Laurenn et Mikel en train de prendre tranquillement un café sur la véranda de l'auberge, que lui revient en mémoire la conversation avec Jessie.  Il s'assoit à la table, l'air grave.

— Qu'as-tu Adan ? demande Mikel avec son petit accent slave, doux et feutré.

— Tu n'as pas trouvé Jessie ?  Elle ...

— Si je l'ai trouvée et tout va bien entre nous.  On s'est expliqués.  Mais, vous deux, rajoute Adan en les pointant du doigt, vous ne m'avez pas tout dit.

Laurenn plonge son nez dans sa tasse et Mikel vient pour se lever avec les reçus des ventes de la journée qui sont en pile devant eux. Adan bloque son geste et les regarde intensément :

—  Qui ?  Combien ?  Qu'avez-vous décidé ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, hasarde Mikel avec son accent roulant, alors que Laurenn lui décoche un sourire rassurant.

—  Non, à d'autre.  Qui veut acheter l'auberge ?  Combien vous en offre-t-il ?  Et que voulez-vous faire ?

—  ...

—  Laurenn...  Mikel...

Adan pousse un soupir devant leur air imperturbable.  Puis, il reprend :

— Bon, je sais je n'ai pas été là dernièrement, mais vous savez que je vous considère comme ma famille.  Je peux vous aider. 

— Nous aider à quoi ?  À nous décider ? Laurenn et moi, on a bien réfléchi et on demeure là où on est.  Cette offre est ridicule et c'est ici chez nous et cela n'a pas de prix.  C'est ici qu'on veut vieillir et tant qu'on pourra, on tiendra l'Auberge.

— Oui, Mikel a raison, reprend Laurenn en posant sa main sur celle de son compagnon, nous voulons demeurer ici.  Près de la plage et là où tout le monde est habitué de nous voir.  Ce n'est pas l'argent le souci.  Non, on en a assez comme ça.  Mais tous ces jeunes, comme Broot qui dort à l'étage, où iraient-ils si on est plus là ?  C'est le printemps, ils sont à l'école, mais l'été, c'est comme avant ici.  Ils viennent et repartent, cependant.  Ils sont comme les oiseaux des rivages.  Il n'y a que toi et Jessie qui êtes mes petits à moi.

Ce disant, Laurenn a les yeux humides mais un air bien farouche.  Adan comprend qu'ils ne céderont pas pour la vente de l'Auberge de la plage.  Elle représente trop pour eux.

— Je serai là pour vous aider à passer au travers.  J'irai chercher ce qui se cache derrière tout ça.

— Tu n'aimeras pas ce que tu vas y trouver... lui murmure Mikel alors que Laurenn s'est absentée pour aller chercher un café pour Adan.

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