Chapitre 3 - Auberge
— Bonjour Laurenn !
— Adan ! Quel bon vent t'a poussé jusqu'à nous ?
— Le vent me rappelant la bonne nourriture que tu sais si bien faire !
Adan étreint tendrement la femme énergique qui les a accueillis à l'Auberge de la petite Plage, un bâtiment lumineux, au volets blancs qui s'ouvrent sur l'étendue de sable blanc.
— Je demande à Mikel de te préparer les « Pâtes Laurenn » ?
— Oh que oui ! et une petite portion pour mon ami Broot, je te prie.
— Ah ben, qui voilà ? Bonjour Broot, mon garçon. Enchanté de faire ta connaissance.
— B'jour, marmonne le petit, les yeux sur le bout de ses espadrilles.
— Tu sais, Laurenn fait les meilleurs brownies en ville, réplique la mince dame aux cheveux gris en chignon, en regardant tendrement le petit derrière ses lunettes brillantes, mais je n'en cuisine que pour les petits enfants qui me regardent et qui me font un beau grand sourire.
— Brownies ? C'est quoi ? questionne Broot en regardant la dame avec un air d'incompréhension.
— Comment « c'est quoi » ? s'étonne-t-elle. Dis-moi Adan, tu le sors d'où ce gamin ?
— C'est le fils d'une amie de longue date qui vit à l'étranger. Elle... Elle est contre tout ce qui est sucré, bredouille Adan. Selon elle, cela empêche de grandir.
— Baliverne ! réplique Laurenn en se penchant sur Broot et en le conduisant à une table près de la baie vitrée qui donne sur la plage. Tous mes fils et petits-fils sont des géants ! Des brownies, ils en ont mangé à la pelle !
Soudain, elle avise la main de Broot toujours emmitouflé dans la chaussette ensanglantée alors que dans l'autre il tient avec précaution le précieux coquillage.
— Mais qu'as-tu là mon petit ?
— Un coquillage pour écouter chanter la mer, répond le gamin fièrement, en se méprenant sur le sens de la question.
— Voilà qui me rappelle de bien beaux souvenirs, admet-elle d'une voix calme tout en prenant la main au bandage à la propreté douteuse.
— Non, ce n'est rien, intervient Adan en la voyant faire.
Laurenn le regarde par dessus ses lunettes et lui décerne un regard furieux. Mais c'est d'une voix relativement douce, quoique très ferme qu'elle réplique :
— Rien ? Mais voyons ! Adan, je passe votre commande et je m'occupe de lui. Allez, viens avec Laurenn, Broot, ajoute-t-elle avec un sourire tout en poussant le petit devant elle.
Adan sourit à Broot, qui lui lance un regard un peu inquiet, alors qu'il se retrouve avec la dame à l'arrière du comptoir séparant la cuisine de la salle à manger. Laurenn entraîne ensuite le garçon vers une salle réservée au personnel de l'auberge.
Adan s'adosse sur sa chaise et observe la plage de la fenêtre. Cet endroit, c'est un peu chez lui, même davantage depuis la mort de sa mère, alors qu'il a liquidé tous les pauvres biens de sa mère comme elle le lui avait demandé. Il y est bien, il se relaxe. Comme il aurait dû revenir plus tôt ! Déjà quoi : cinq mois ? Avec un sourire nostalgique, il se rappelle le nombre incalculable de fois où Laurenn s'est occupé de lui ou de ses amis. Laurenn n'a jamais eu d'enfants, malgré ses dires. Mais tous les gamins des environs la connaissaient et ont eu affaire à elle. Elle les connaît tous, les a grondés, soignés, nourris, habillés, consolés... Ce sont eux ses fils et petits-fils. Il y avait bien des filles, comme Jessie, mais ce sont les petits gars qui se réfugiaient chez Laurenn, comme un troupeau de petits chiots, venus quémander des friandises ou de l'attention.
Pour Adan, Laurenn était encore plus spéciale, représentant davantage que la dame de l'Auberge. Elle a été la Grande sœur, très grande, de trente ans son aînée, qu'il n'a pas eu. Comme presque une deuxième mère. C'est elle qui le consolait quand il avait de la peine, qui l'écoutait lui conter ses rêves d'avenir ou ses chagrins, qui le conseillait et prenait soin de lui quand sa mère rentrait tard le soir. Combien de fois s'était-il endormi dans le petit trois pièces de Laurenn au deuxième étage pour qu'ensuite sa mère le récupère après une longue journée de ménages dans les riches villas de plage. Il avait alors l'âge de Broot et son père venait de mourir dans une chute sur le cargo qu'il aidait à transvider sur les quais, au port de Santos. La mère avait dû reprendre les rênes de la famille, ne recevant aucune indemnisation des assurances, car son époux n'était sur le lieu de l'accident que pour aider un ami en retard dans ses livraisons de poissons. Bref, Laurenn fut un refuge pour Adan tout le temps de son enfance, puis à l'adolescence, la grande sœur devint une grande amie. De temps, en temps, il revenait la voir et elle l'avait encouragé à faire ses études journalistiques et aider à s'équiper avec son premier appareil photographique. C'est avec elle, sa mère, Jessie et son amie Diana, qu'il avait célébré son premier contrat de pigiste. Puis, c'est ici qu'il avait eu son premier rendez-vous avec Diana. Mais cette-dernière n'appréciait pas les lieux, un peu trop défraîchis et bancals à son goût et ce fut leur seul repas à l'auberge. Adan garda cependant toujours le contact de loin en loin.
Quand sa mère est décédée, il y a de cela cinq ans, c'est dans ses bras qu'il a trouvé refuge au lieu de ceux de Diana. Celle-ci ne l'avait pas très bien pris mais l'homme ne se voyait pas partager son chagrin ailleurs qu'ici, à « L'Auberge de la petite Plage » auprès de Laurenn, qui prit alors le rôle de grand-mère en quelque sorte. C'est auprès de la vieille dame encore qu'il était venu faire le point quand il s'était retrouvé à la rue, voilà six mois. Délaissant l'antre de sa voiture pour occuper une des quatre petites chambres situées derrière le restaurant. Dans le vent salin et les bruits des vagues, il avait accepté l'hospitalité de son amie durant un mois. Le temps de faire le point sur... pas grand chose. Il la voyait très inquiète pour lui qui ne réussissait pas à reprendre pieds. Il se sentait dans l'obligation de lui montrer qu'il allait mieux. Aussi, acceptant le petit poste chez Agro, il s'était décidé à louer son petit logis actuel, plus près du centre-ville et d'éventuels employeurs. Depuis, il n'a pas trop osé se présenter devant elle, un peu honteux de sa descente aux enfers, de son attrait à la bouteille et aux pilules roses... ou grises.
De ce fait, il réalise soudain qu'il n'a consommé aucune de ses cochonneries depuis hier après-midi. Le petit blondinet est le meilleur catalyseur de sevrage possible !
Broot revient et se rassoit devant l'homme. Le visage et les mains luisant de propreté, un grand sourire ornant ses lèvres et un pansement sa main, il lui montre le chandail de laine polaire bleu foncé qu'il porte.
— C'est un cadeau de tante Laurenn, dit-il tout heureux et Adan sourit à cette appellation. Et regarde, elle a soigné ma main. Elle m'a dit que les coquillages étaient parfois aussi coupants qu'un couteau mais que les vagues pouvaient les rendre aussi doux que de la soie. Et elle m'a donné un sac de plastique pour mettre mon coquillage pour éviter qu'il ne perde tous ses grains de sable. De plus, elle, elle sait que les grains de sable sont de formes différentes. Elle est très gentille et je l'aime bien...
Et Broot continue son babillage, sous l'œil attendri d'Adan qui le voit parler avec autant d'entrain que lui-même, étant gamin, lorsqu'il passait du temps ici avec cette chère dame et qu'il racontait sa journée à sa mère sur le chemin de retour vers la maison. Elle n'a pas changé, toujours aussi attentionnée et disponible envers autrui, surtout les petits... surtout lui.
Laurenn revient avec deux grandes assiettes bien garnies, un panier de petits pains et deux grands verres de lait.
— Voilà pour refaire vos forces.
— Ce n'est pas une petite portion ! dit Adan en zieutant l'assiette de Broot.
— Pas de petite portion pour lui ! Il n'a que la peau et les os ce gamin... Et toi, mon grand, tu fais peur à voir. Je dois m'occuper de mes autres clients mais je reviens vite pour te jaser un peu Adan.
Elle se penche et embrasse Adan sur le front :
— Tu m'as manqué tu sais ? Je sais que je n'ai pas de portable et tous ces trucs électroniques mais tu aurais dû m'appeler. Je m'inquiétais. Tu as eu mes messages ?
— Oui, je suis navré... Désolé... répond Adan en baissant les yeux, honteux.
— Mais ça va, réplique la femme en relevant le menton barbu d'Adan et en le regardant dans les yeux en souriant. Je comprends. Ce n'est pas toujours facile hein ? L'important est que tu es là. Allez, mangez pendant que c'est chaud ! Je reviens tantôt avec les brownies, ajoute-t-elle avec un regard entendu vers Broot.
Broot ne se fait pas prier et entame son repas avec appétit. Adan observe Laurenn qui va servir une autre table. Il a la vue brouillée par des larmes de regrets et de mélancolie. Il sait qu'il a fait de la peine à son amie et il réalise qu'elle n'est plus toute jeune. Elle a quoi ? Près de soixante ans ! Avec Mikel, son cuisinier depuis maintenant vingt ans et son compagnon de vie depuis dix, elle fait rouler son commerce avec ses hauts et ses bas. Les gens reviennent pour sa bonne cuisine mais aussi pour l'accueil et la bonhomie qui règne ici. Manger à l'Auberge, c'est manger chez Laurenn et Mikel. C'est chez eux. Ils ne cherchent pas à s'enrichir du moment que « les affaires apportent du pain sur la table des clients et la nôtre » comme dit Laurenn.
L'honneur est rendu au repas lorsque la dame revient avec deux portions de brownies. Elle retourne ensuite à son service. Ce n'est que plus tard, alors que les derniers clients quittent, qu'elle s'assoit avec eux, rapportant des cafés pour elle et Adan.
— Puis, ce brownie Broot ? C'était à ton goût.
— Hum hum, répond le gamin avec des yeux appréciateurs tout en continuant à déguster les miettes de son dessert, la bouche toute barbouillée de chocolat.
— Alors Adan, raconte-moi, reprend-t-elle en enlevant ses lunettes pour les poser sur le dessus de sa tête. Comment vas-tu ?
— Ça va, laisse tomber laconiquement Adan.
— À d'autre Monsieur Lescaux, gronde-t-elle en le toisant de son regard vert et perçant. Tes yeux ont des hamacs noirs, tu as une sale mine, ta barbe manque de soin et tes cheveux ! À quand datait ton dernier vrai repas ?
— ...
Devant l'air contrit et les yeux humides de l'homme, Laurenn pousse un soupir et se radoucit. Elle pose une main sur celle d'Adan puis lui passe tendrement l'autre dans les cheveux. Adan ferme les yeux de contentement sous ce geste.
— C'est encore Diana ?
— La dame avec le cheval ? questionne Broot en posant sa fourchette, son assiette bien plus propre que le contour de sa bouche.
— Non, elle n'est plus du tout en relation avec moi, souffle Adan. C'est un peu... tout le reste, rajoute-t-il avec un large geste assez vague pour définir « tout ».
— Broot mon petit, dit Laurenn, après un instant de réflexion, en se tournant vers le gamin. Tu sais où est le lavabo et le savon ? Va te débarbouiller je t'en prie. Ensuite, tu peux aller voir Mikel. Il vient de recevoir un lot de homards et doit les placer dans leur aquarium. Tu as déjà vu des homards ?
— Non ! Je peux Adan ? demande avec impatience Broot vers l'homme qui acquiesce de la tête.
— Alors file vite te laver et va donner un coup de main à Mikel ! ajoute la dame en souriant.
Broot se lève d'un bond puis quitte vers l'arrière de la salle à manger.
— Adan, soit franc...demande Laurenn en suivant le petit des yeux, puis elle tourne son regard vers l'homme : C'est ton fils ?
— Non, Laurenn, crois-moi sur parole. C'est le fils d'une amie, c'est tout. Je l'ai amené à la plage et on avait faim... et j'ai pensé à ici, répond l'homme sous le regard intense de Laurenn. On avait faim, affirme-t-il encore, tendu sous les yeux verts.
Puis, il baisse ses yeux et prend la main de Laurenn dans les siennes et ajoute :
— Je m'excuse de ne pas avoir donné de nouvelles, murmure-t-il sentant une grosse boule se former dans sa gorge. Je...
— Adan... C'est moi, Laurenn. Tu auras toujours ta place près de moi. Cesse de me louvoyer et de te mentir ? Que s'est-il passé depuis cinq mois ? Qui est ce gamin ?
— Broot n'a rien à voir là-dedans. Je m'occupe de lui depuis 24 heures à peine. Il est spécial car... C'est compliqué...
— Alors sois simple, murmure la femme avec un doux sourire et en emprisonnant dans ses mains, doucement mais fermement, la main qu'Adan a essayé de lui soustraire.
— Je me sens perdu, commence Adan en plongeant son regard dans les yeux bienveillants qui le scrutent. J'ai plus de boulot. Je ne réussis pas à prendre le dessus. Diana m'a plaqué. Non, elle m'a carrément foutu à la porte. Elle a choisi la carrière et la réussite sociale plutôt que nous... Que moi.
— Cela je le sais je te rappelle...
— Oui, c'est vrai. Désolé. Mais il me semble que je ne réussirai pas à m'en sortir.
— Et l'offre des publicités Agro ?
— Oui, ça marche toujours. Mais ce n'est pas ce que j'avais rêvé. Ce n'est pas pour du vrai. Ce n'est pas... du journalisme ni des reportages, tu sais.
— C'est sûr que la vie des ananas et des biscottes n'est pas trépidante ! Mais, c'est une mauvaise passe, cela va finir par aller mieux.
— Non, affirme Adan d'une voix aigrie. Personne ne m'engage, on me bloque les opportunités. Aucun quotidien ou magazine ne prend mes reportages. Je pense à m'exporter...
— Adan, c'est ta ville !
— Oui, et elle est pourrie... Et je ne peux rien faire pour changer cela si on ne me laisse pas démontrer ma vérité.
— Adan le redresseur de torts. Je t'ai souvent dit que cela te mènerait loin de vouloir faire le bien.
— Pour le moment, on me fait ravaler ma vérité... Et je ne vais pas loin.
Laurenn caresse la joue de l'homme et lui sourit avec tellement de tendresse et de confiance qu'Adan se sent recentré et ragaillardi. Que n'est-il venu plus tôt se ressourcer ici ? Il se penche et prend la femme dans ses bras. Elle porte ce parfum si doux et particulier qui l'émeut au plus profond de son âme. Ils restent ainsi un certain temps. Adan retombe en enfance, alors qu'un genou écorché se soignait d'un sparadrap et d'un câlin.
— Laurenn... dit-il la tête sur son épaule, merci d'être... Toi.
— Je sais que tu ne me dis pas tout sur ce que tu as vécu depuis cinq mois, lui souffle-t-elle à l'oreille. Il y a une zone grise que tu caches... Je te connais trop bien. Mais, ajoute-t-elle en le prenant par les épaules, maintenant que tu t'es décidé à venir me voir, c'est du passé. Je ne te laisse plus me manquer autant et je vais t'aider à reprendre la bonne voie.
Adan l'embrasse sur les deux joues en se demandant encore comment il a pu se passer de cette dame aussi longtemps. « Oui, elle seule me connaît et sait tout sans que j'ai à parler. »
— Mais tu dois m'expliquer pour le petit, avoue-t-elle.
Et Adan lui raconte ce qui lui est arrivé depuis hier soir, sans rien dissimuler.
****
Quelques deux heures plus tard, Adan entre dans l'édifice où siège la firme financière Moon Santos Inc. pour laquelle travaille son amie Jessie. Les lieux ont bien changés. Ils sont plus vastes et luxueux que dans son souvenir. La firme occupe maintenant trois étages sur les dix qu'en compte l'immeuble. Adan prend l'ascenseur et se dirige à la réception du quatrième pour demander à voir Jessie. Il se penche vers la réceptionniste et lit sur son badge « Louiza Cadet – stagiaire » : c'est sa chance de ne pas se faire reconnaître pour ne pas se faire flanquer illico dehors comme dans bien d'autre endroits de la ville :
— Bonjour Louiza, belle journée ? demande-t-il avec un beau sourire auquel la jeune employée répond avec empressement. Je viens voir Madame Jessie Gramies s'il vous plaît.
— Vous avez rendez-vous, Monsieur... ?
— Monsieur Stanis, Mikel Stanis, ment avec aplomb et un grand sourire charmeur Adan. Je m'excuse, je n'ai pas de rendez-vous mais je n'ai que quelques papiers à lui fournir pour mon commerce, rajoute-t-il en désignant une enveloppe jaune contenant en réalité les photos de la plage. Cela ne prendra que quelques instants.
— Je vais voir si elle est disponible, répond la femme en activant son oreillette.
Puis, au bout d'une courte discussion :
— Madame Gramies vous attend, étage du dessus, deuxième couloir à votre gauche, porte 2A. Vous pouvez utiliser l'escalier central.
— Merci bien et bonne journée.
Adan se déplace avec une assurance qu'il ne ressent pas et parcourt vite le chemin indiqué. Il est éberlué par le luxe affublé par la firme. L'escalier central relève davantage d'une grande villa centenaire, tout en bois verni, que de celui d'une firme moderne de finances. Les couloirs sont décorés avec un goût ostentatoire et de riches tapis décorent les planchers. Aux murs, des peintures de maîtres annoncent la valeur des clients qui transigent ici. Adan est ébahi du changement en l'espace d'un an, tout respire la richesse et l'opulence. Il comprend que Mikel et Laurenn restent clients ici seulement grâce aux rapports cordiaux avec Jessie, qui doit aussi leur en faciliter l'accès. Juste avant d'arriver au bureau 2A, il croit reconnaître un ancien avocat avec qui il a eu des débats houleux lors de son dernier reportage sur les quartiers incendiés et l'usine de minerais. Il baisse les yeux et s'intéresse profondément à la liasse de photos qu'il transporte dans son enveloppe tout en se frottant pensivement le front. Mais l'homme maigre et raide passe près de lui sans un regard. Adan pousse un soupir et voit la porte du bureau 2A entrouverte. Il cogne discrètement et n'attend pas la réponse pour s'y faufiler.
— Entrez Mikel, ce n'était pas la peine de vous déplacer vous savez ?
— Mais moi j'y tenais, répond Adan avec un grand sourire en s'avançant vers son amie, tendant les bras, cela fait si longtemps...
L'enthousiasme d'Adan fond comme un glaçon dans une tisane lorsqu'il voit Jessie reculer et placer ses mains devant elle comme pour le repousser. Elle semble avoir vieilli. Son visage est pâle et sa belle chevelure est savamment tirée en un chignon serré. Jumelé à cet habillement strict et ces talons aiguilles, elle a un air pincé et snob qui ne lui ressemble pas, elle si sportive et spontanée.
— Adan ? bredouille la belle rouquine aux yeux gris et or. Que fais-tu ici ? Tu...
— Je suis venu pour te voir et te demander ton avis sur ces photos, rien de bien grave mais je sais que cela t'intéressera et comme tu es la seule à pouvoir m'expliquer ce que ça veut dire...
— Adan, Adan... coupe Jessie avec des regards apeurés autour d'elle. Tu ne...
Elle tousse un peu, s'éclaircit la voix, lisse sa jupe pour se donner contenance, puis d'une voix égale et neutre, elle reprend :
— Vous n'êtes pas sans vous douter, monsieur Lescaux, que votre présence dans nos bureaux n'est plus vraiment tolérée.
Adan ouvre de grands yeux et vient pour riposter, mais Jessie glisse un regard accentué vers le coin du plafond à sa droite, elle indique discrètement son oreille avec une grimace, puis se retourne et fouille rapidement dans un classeur. Adan observe le coin de la pièce et y voit une caméra. La pièce est sur écoute ! Jessie est surveillée. Il ravale ses paroles outrées d'explications et ses blagues douteuses sur l'accoutrement de la jeune femme. Il décide de laisser venir les choses, ne voulant pas causer du trouble à son amie. Celle-ci se retourne vers lui avec un dossier dans les mains. Elle y griffonne rapidement quelques mots au stylo avant de le lui tendre.
— Voilà le dossier que je devais vous faire parvenir dans la semaine... déclare-t-elle d'une voix aussi blanche que son visage. Mais comme vous avez eu l'amabilité de passer le prendre, je...
— Il y a un tracas Mademoiselle Gramies ? demande un homme qui se pointe dans l'encadrement de la porte du bureau.
Il est vêtu d'un classique veston noir, chemise blanche et cravate, écouteur discret inséré dans l'oreille gauche. Adan remarque une bosse sur le côté de son veston.
Adan ouvre de grands yeux en le voyant : un garde ? Ici ? Et armé !
— Non, tout va bien, répond-t-elle en déposant brusquement l'épais dossier brun dans la main d'Adan qui tient déjà l'enveloppe avec les photos. Monsieur Lescaux allait partir avec son dossier afin de pouvoir le consulter attentivement.
Dans le même geste, elle pousse discrètement le journaliste vers la sortie de son bureau, tout en ajoutant :
— Je vous conseille, Monsieur, de vous chercher des services de comptabilité et de notariat ailleurs que chez nous.
— Je vous raccompagne, déclare le garde en prenant Adan par le coude.
— Heu... réagit ce-dernier en libérant son bras, le regard noir.
— Par ici Monsieur Lescaux, rajoute l'homme en lui tenant la porte, la main indiquant la sortie.
Adan n'a d'autre choix que d'emboîter le pas au garde, non sans avoir lancé un regard triste à Jessie qui se contente de le regarder avec un air contrit, le visage hagard. Le garde l'accompagne tout le long du chemin, passe devant la réceptionniste qui est en train de se faire admonester par un homme en complet bleu... À cause de la présence d'Adan à l'étage ? Même dans l'ascenseur, le garde le surveille et lorsqu'Adan passe les portes de la sortie de l'immeuble, il l'avertit :
— Ne remettez plus les pieds dans cette firme, Monsieur Lescaux. Vous êtes personna non grata. M'avez-vous bien compris ?
— Oui, ça ne peut être plus clair !
Adan lui lance un regard sinistre et regrette de ne pouvoir claquer l'imposante porte vitrée qu'un portier tient pour lui. À l'extérieur, évitant les piétons, il prend rapidement le chemin de sa voiture. Il jette l'ensemble de sa paperasse sur le siège passager et s'installe rapidement derrière le volant. Il empoigne le volant avec rage. Un cri furieux sort de sa gorge. Encore une fois, on l'a éconduit. Cette ville est pourrie jusqu'à la moelle et même Jessie est contaminée.
— C'est pas vrai ! peste-t-il tout haut en assénant un coup sur le volant.
Il s'adosse sur son siège et prend une grande respiration, tentant de faire le point. Les lieux luxueux, le garde armé, les caméras sur Jessie, son habillement, son attitude... Il ne la reconnaît pas... Elle a joué la comédie, cela se voit. Mais pourquoi ?
Le dossier !
Il s'empare fébrilement du dossier brun, identifié à son nom. Il contient toute sa paperasse pour l'impôt des six années précédentes, incluant celle pour l'année dernière – dont la fiscalité est en retard d'ailleurs. Rien qui puisse expliquer cette mascarade de sa part mais... il extirpe de l'ensemble un papier-mémo glissé à l'intérieur. Jessie y a griffonné un mot à la hâte :
« Ce soir, au Rocher comme avant. J xx »
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