Chapitre 21 : Dunes

Comme l'ensemble des petits bâtiments dispersés aux abords de la plage, le chalet ne paye pas de mine :  les volets bleus lessivés par l'air marin, les murs de ciment blanchis à la chaux, les toitures de bardeaux d'asphalte grisés et soulevés par le vent constant du large.  La devanture est pourvue d'une galerie qui s'agrippe par de gros pieux enfoncés dans le sol sableux.  Deux chaises Adirondack aux couleurs vives gardent la porte d'entrée.  À perte de vue devant : le sable et l'océan ; derrière : les collines de sable blanc, ornées de clôtures de retenus et ensachées par les végétaux d'air salin, graminées ondulant comme des vagues et parterres de gaillardes.

Un lieu de repos et de quiétude perdu dans les dunes, qui délimitent ce bout perdu de plage, à quelques kilomètres de l'endroit où ils ont de nouveau camouflé l'hélicoptère de Michewa.

Ce-dernier a appelé en renfort Chen et ses quelques hommes de mains, son ancienne équipe de fidèles qui leur a permis de quitter la villa.   Alors que le ciel tourne vers un indigo intense au-dessus d'une mer étrangement calme où se mire un mince croissant de lune, les acolytes du tibétain patrouillent autour du chalet, permettant ainsi au petit groupe de rescapés de l'Adrienne de prendre du repos.

La mer est lisse, les vagues viennent mourir sur la rive en de longues langues paresseuses couvertes de mousse et d'écume.  Le contraste est saisissant suite aux évènements de la journée.  Le vent souffle doucement comme pour en effacer les dernières traces.  Installé à même le sol de la galerie de bois délavé du chalet, Gan est dans une méditation que rien ne semble pouvoir perturber.  Il est immobile, jambes croisées, tel un bouddha asiatique aux cheveux longs et tatouages mystérieux venant grimper vers sa mâchoire.  Son katana aussi est endormi à ses côtés, dans sa gaine de cuir.  Rien ne bouge, aucun son n'intercepte la valse de l'océan qui semble rythmer la respiration de Mich.

Avec un léger grincement, la porte moustiquaire s'entrouvre, Charles sort et s'assoit sur une des chaises.   D'un air circonspect, il observe un moment le tibétain puis, il tourne son regard vers le large tout en débouchant l'une des deux bières qu'il a amené avec lui.  Le bruit de la capsule brise le silence.  Charles tombe en contemplation de la bouteille froide entre ses mains, semblant y chercher une réponse.

— N'est-ce pas une chose qui ne devait plus arriver, Charles ? laisse tomber Michewa de son immobilité de statue.

Charles vient pour porter le goulot à ses lèvres puis, change d'idée en poussant un soupir.  Il marque une pause, avant de répondre :

— Un vieux réflexe.  Un besoin... non une bouée.   Au moins une chose que je connais bien. Naturelle.   Cette journée a été hallucinante, impossible... Je me suis dit que cela lui apporterait une certaine "normalité".

Il reprend la bouteille et tombe dans l'examen distrait de l'étiquette métallisée.

— Voilà longtemps... une sorte d'amie.  Une vieille amitié.

— Comme celle d'Adan et toi ?

Silence

— Pas aussi précieuse ni aussi riche, pas aussi fidèle... je l'avoue.

— Il aura besoin de toi.

— Aura ? Avait ?

— Non... Il "a" besoin de toi, corrige Mich toujours immobile.  Tout ce qui se passe dépasse la banalité de la vie « normale ».

— Je sais...

Charles ajoute enfin tout doucement :

— Il a besoin de moi, de nous.

Il se lève et va vider sa bouteille par-dessus le garde-fou de la galerie.  Le liquide ambrée est rapidement absorbé par les cristaux sableux.   Il repose la bouteille près de l'autre encore intacte.  Il revient s'adosser au garde-fou, dos à la mer, fixant Michewa dans la pénombre.

— Je sais qui tu es, tu sais.

— "Heureux celui qui connaît ses amis et comprend ses ennemis."

— Qui tu étais... Car ce paravent ne m'émeut pas : les tatouages, la Villa, l'homme d'affaires, cette identité de carton, fils-à-papa...

— Tu as une haute estime de ma personne, murmure le tibétain alors que ces iris d'onyx toisent le barbu par la fente de ses paupières.

— Du vent !  Oui. Est-ce qu'Adan sait vraiment à qui il a confié sa sécurité ?  et son amitié ?

Mich l'observe franchement, sans bouger.   Seul la crispation de sa mâchoire est la preuve de son agacement.

— Je dois ma vie à Adan Lescaux.  Bien au-delà de la vie matérielle.   Il m'a sauvé de mon chemin de vie sans même le savoir.  Mais, je ne peux...

— Le sait-il qui tu es ?

— Qui j'étais ?  Non...  Il s'en doute, il a déduit des grands pans de ma vie.   C'est un bon journaliste.   Mais il ne sait pas tout.

— Alors qui es-tu réellement Monsieur Gan, le Xiàngpí ?

Mich sursaute à la mention de cette vieille identité poussiéreuse, honteuse; cette tare qui le hante dans ses cauchemars. Xiàngpí pour Effaceur, un personnage qui le ronge de l'intérieur.

— Je ne suis plus cet homme...

— Pourquoi être revenu à Santos après tant d'années ? demande Dunkins impitoyable.

— Pour retrouver un lieu clément, plus calme... 

Charles fait une grimace de dépit.

— Si tu en sais tant que cela, riposte Gan, tu dois savoir que la Villa m'appartient sous un faux nom depuis longtemps.

— En effet, mais pourquoi venir maintenant ?  La vérité.

— Pour retrouver une piste, un lien ... Des gens qui ont un lien avec une amie.

Silence. Charles attend la suite, les bras croisés sur sa poitrine.

— Ma femme, murmure Mich.

— Un Xiàngpí... marié ?  Souffrir d'attaches !  Non.

— Je ne suis plus...

— Ils le savent tes patrons que tu es ici ?

— Non, je ne crois pas.  Pour eux, ma vie s'est perdue quelque part à Genève.  Je suis porté disparu... définitivement.

Derrière ses mots, Charles perçoit une douleur inavouée qu'il reconnait bien.  Il se radoucit un peu.

— Et ta femme ?

— Je ne sais pas où elle est.   Seuls Mark et Naïsha le savent.   Ils l'ont caché.

— Pour la protéger de toi ou de ta réputation ?

Les yeux noirs flamboient sous l'affront.

— Non... pour ne pas que je le sache.   Et qu'eux l'apprennent en me pistant.

— Tes patrons ?

— Ex...

— Ex-patrons, admettons.

— Oui, la protéger d'eux mais aussi, je réalise que le CC serait intéressé énormément par elle... tout comme ce truc qui a emporté Adan, Alva et les gamins sous l'eau.

— Dans l'herbier ?  Mais quel est le rapport entre ta femme et tout ça !  Voyons !  Adan et les autres sont au fond de l'eau, ils sont probablement...

— Non !  Tout ceci va au-delà de ce que nous connaissons...  Alva, Broot, ce truc dans l'eau... Tashi !

Sa voix meurt dans le murmure de ce nom.   Charles d'un mouvement de sourcils l'encourage à poursuivre :

— Ma femme.

— Quel est le rapport avec Tashi, ta femme ?

— C'est une « Cheveux de glace ».   Comme Broot et Alva.

— Il semble donc en avoir beaucoup plus que nous le croyions.   Mais pourquoi elle plus qu'un autre ?  Pour son lien avec toi ?   Parce que tu l'aimes ?

— Non ! Oui, je l'aime... mais elle est plus intriguante pour eux tous parce que...

— Poursuis...

— Lorsque je l'ai rencontré, elle portait un enfant.... Un Máo bīng lui aussi.

À cet instant, Mark sort lui aussi sur la galerie, s'assoit sans un mot et débouche la bière abandonnée par Charles et la boit en silence. Michewa poursuit :

— Tu te rappelles le Journal du Professeur Schäfer, le père adoptif d'Alva.  Il mentionnait l'existence d'un autre groupe, les Gammas.

— C'était une hypothèse selon Adan.

— Ce n'est rien d'hypothétique.  Le troisième groupe existe.  Tashi était l'une d'elle.  Des Máo bīng porteuse de vie.  Un ensemencement in vivo.  La trangression ultime de l'individualité et de la naissance de la vie.

— À Genève ?

— Oui. Ils étaient là.  Enfin, leurs essais.

— Leurs échecs, tu veux dire, coupe Mark.  Sauf Tashi.   Un être d'une rare douceur et désarmante de naïveté et de perpicacité en même temps.  Un être unique...

Les yeux de l'écossais se perdent dans ses souvenirs.

— On l'a sauvé, reprend Gan.   Alors que notre rôle, enfin le mien - car le geek ici présent n'essayait que de me sauver les fesses ! – était de tout faire sauter.  Tout détruire.  Pour éliminer toute trace de ce projet.  Mark et Naïsha ne le savaient pas.

— L'attaque à Genève au cartier, près du lac Leyman, c'était vous ?

— C'était supposé, oui.  Mais je m'en suis détourné, décalé.  Je ne voulais plus être un ... Xiàngpí .

Mark regarde avec surprise son ami qui a grincé ce mot pour une très rare fois depuis si longtemps.

— Mes « patrons » ont envoyé d'autres spécialistes s'en occuper à ma place.  En s'assurant que nous soyions piégés au beau milieu des pétarades.

— Un joli feu d'artifice, acquiesce Mark.  Que j'aurais grandement préféré voir de loin !  On a eu chaud.

— Puis on s'est caché, Naisha est venu nous rejoindre.   Nous avons disparu de leur radar.

Le regard du tibétain se referme un instant, puis il poursuit :

— Je n'étais plus le même... Tashi était libre.   Nous avons quitté Genève.  J'ai bifurqué.  Je l'ai laissé avec mes amis.   Ils l'ont caché.  Le temps que je vérifie si toutes les preuves de son existence étaient bien parties en fumée.

— La villa et l'Auberge : c'étaient aussi les patrons ?

— Ma villa je n'en doute pas.  Je me suis affiché pour les attirer.  Il me croyait mort.  Je me suis donc fait assassiné pour une seconde fois pour eux...  Ils se sont découverts.  Mais pour l'Auberge sur la plage, je ne sais pas.  Broot a déclaré qu'il y avait des Máo bīng sur place.

— Il semble que vous vous êtes faits bien des ennemis en plusieurs pays.

Mark, cynique, lève sa bière :

— Nous avons la vie durable !  Santé !

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