Chapitre 2 - Sable icosaèdre

Les ombres ont traversé le plafond du petit salon, changeant de teinte à l'approche de l'aube.  Par la grande porte-fenêtre, qui occupe à elle seule tout le mur dos au fauteuil où reposent Adan et Broot,  la ville s'étend jusqu'aux rives de l'océan.  Une mince brume se déplace depuis la côte et se dirige doucement vers la petite colline où se situe le vieil immeuble d'Adan. 

La Baie de Santos est une ville qui a pris son essor depuis une dizaine d'années afin de faire sa place sur l'échiquier du commerce et des affaires.  Des hommes richissimes ont développé à plein régime son bord de mer et agrémenté à outrance les côtes océaniques d'industries et d'usines. Ces-dernières utilisent et régissent les ressources énergétiques du barrage marémotrice et monopolisent tout le trafic maritime de la baie.  Délaissant les secteurs touristique et récréatif qui prévalaient dans la région alors qu'Adan était gamin, la ville s'est vu affublée d'un rythme de production infernal qui ne connaît plus la différence entre le jour et la nuit.  Les citoyens les mieux nantis ont, pour la plupart, embarqué dans la spirale de la production, du rendement et du profit.  Ceux de la classe moyenne qui désapprouvaient ce virage ont quitté la ville ou se sont vus expropriés pour laisser place aux bâtisses surélevées et plus rentables.  Les gens de la classe normale, sinon démunie, ont été appâtés par l'offre et le scintillement d'emplois faciles, un peu plus rentables et surtout plus fiables que ceux de la pêche et du tourisme.  Le rêve miroitant a brillé suffisamment pour rendre la plus grande proportion des citoyens favorables au développement de la ville en métropole côtière. Ceux qui ne se sont pas intégrés de manière officielle ce sont insérés dans les commerces parallèles et plus scabreux : Adan y baigne un peu par besoin depuis six mois.

Au vue de la croissance indécente de sa ville, Adan s'en est outragé dans ces derniers essais photographiques.  Des clichés des conséquences négatives de ce développement de la ville à une grandeur inhumaine.  En tentant de faire publier ces épreuves dans les quotidiens et ensuite dans les magazines, Adan s'est vu rabroué, ridiculisé et finalement prévenu de manière courtoise, mais très franche, afin qu'il garde pour lui ses photographies et ses analyses.  Même Diana s'est mise sur son chemin, tentant de le ramener à la raison, au nom de leur histoire commune et du respect qu'ils devaient ainsi démontrer envers ceux qui pouvaient leur permettre de monter dans l'échelle sociale.  Car Diana est ambitieuse et suit un plan d'avenir.  Sa petite position d'assistante en droit civil pour l'aide publique ne lui plaisait plus, car trop restreinte et dépourvue d'envergure et de notoriété.  D'être associée avec un photographe à la pige qui dénoncerait le développement de La Baie de Santos, que l'on tend de plus en plus à appeler « Haute Santos », lui semblait plutôt défavorable pour son avancement en tant que conseillère en droit auprès des grandes industries de la région.

Ce fut le point de non-retour pour leur histoire de couple-engagé-depuis-six-ans-et-qui-doit-s'entraider-pour-leur-réussite-commune : Diana devait faire preuve de fidélité auprès d'un nouvel employeur.  Ce-dernier avait profité d'un supposé incendie dans un des derniers quartiers résidentiels près de la côte pour s'approprier à moindre coût les droits immobiliers sur les terrains touchés.  En nouvel acquéreur, il promettait de rebâtir les immeubles d'habitations et Diana le défendit dans son droit d'acquérir les terrains en toute bonne foi citoyenne.   Parallèlement, Adan mettait innocemment le bout de son objectif de 35 mm dans le processus de destruction des carcasses d'immeubles dès la semaine suivant l'incendie.  Ses pas le conduisirent doucement à découvrir que le nouvel acquéreur avait fait jouer ses relations et réussi à changer le zonage résidentiel en celui d'industriel.  Finalement, tout ce qui était prévu de rebâtir était une grande, très grande usine d'exploitation de minerais issus du fond marin de la proche plaine côtière.  Ce projet très prometteur dans la filière économique provoquerait force rejet de métaux lourds dans les berges océaniques et l'inondation de terrains consacrés depuis près de vingt ans à la reproduction et la protection des oiseaux limicoles.  Lorsque Adan lui confia ses découvertes, Diana eut à choisir entre deux fidélités, et... elle opta pour la plus lucrative des deux, abandonnant Adan à ses « chimères de conscience environnementale et sa vision nostalgique rétrograde », comme elle le disait.  Le jeune homme se retrouva vite à la porte de leur nouvel appartement commun - d'un luxe hors de prix et dont Diana avait obtenu les clefs en gratitude pour ses efforts et sa fidélité - avec deux valises et son matériel de photographie.  Le message était clair : « Tu n'as pas les mêmes visées que moi, ne te mets plus dans mon chemin ».

Il se retrouvait donc soudainement exproprié de sa propre vie mais sans autre compensation qu'une trahison et une vive peine de cœur.  Dans la semaine qui suivi, Adan réalisa rapidement qu'il était aussi mis au ban de la ville dans son employabilité et sa réputation professionnelle.  Et aujourd'hui, six mois plus tard, aucun de ses reportages n'a trouvé preneur et ses seuls contrats photographiques octroyés concernent des événements sociaux sans aucune ampleur.  Démoralisé et dépourvu de ressources, le jeune photographe s'est rabattu sur des contrats de particuliers : mariages, graduations et fêtes de toutes sortes.  Aigri et désabusé, il n'attire pas l'empathie des gens ou encore, on le connaît de plus en plus comme un banni et un indésirable.  Il s'est ainsi isolé dans son minuscule logis, au dernier étage de l'immeuble miteux et désuet.   Il a obtenu cette location grâce à l'engagement stable comme photographe pour une petite firme publicitaire de supermarchés.  Après une journée à faire sourire et briller des tomates, des pâtes alimentaires ou des cartons de lait, Adan dépense souvent son maigre salaire en alcool bon marché et en somnifères qui lui offrent le réconfort de l'oubli et de l'engourdissement.  Il se contente de survivre en admirant ses œuvres, ses « négatifs » qui le narguent sur le mur, le considérant comme le pâle reflet d'une vie passée et oubliée, inaccessible.  Il ne s'y reconnaît plus mais s'obstine à les contempler.  Il se sent brisé, inconnu à lui-même, dénaturé.  Le monde qui l'entoure ne lui cause plus d'étincelle visuelle ou de frisson créatif dans la nuque ou les tripes.

Lorsqu'Adan ouvre les yeux, il se sent courbaturé et perdu.  Que fait-il ainsi, inconfortablement couché sur son divan ?  Étonnamment, il a les idées claires et ne ressent pas de migraine éthylique se présenter à lui ce matin.  N'a-t-il pas écoulé deux bouteilles ou n'était-ce qu'un rêve ?  D'ailleurs, il reste surpris de la lumière qui se diffuse dans son logement.  D'où vient-elle ?  Normalement, les rideaux filtrent les rayons du soleil, car il les garde quasiment fermés pour s'éviter des chocs lumineux au réveil, après ses nuits insomniaques assommées à coup de vin et de pilules magiques.  Avec précaution, incertain de sa réalité, il se redresse tout en se frottant le visage et en posant ses pieds sur le plancher de moquette.  Il aperçoit près de ses orteils, le pot de gélules d'Ombre grise juste à côté de petits souliers.  Il attrape la bouteille de comprimés et la contemple... Tout lui revient à l'esprit : le vin, les gélules, le rêve... le cauchemar !  Qu'allait-il faire ? 

Il regarde à nouveau les espadrilles.... le gamin.  Broot ?  Où est-il ? 

Rapidement, il fait un tour d'horizon de son petit logis.  De son divan, il peut voir qu'il n'y a personne dans la petite cuisine où les comptoirs sont toujours encombrés de vaisselle sale, auprès de laquelle deux tasses, dont l'une est décorée aux couleurs de chocolat chaud, montent la garde, accompagnées de résidus de ses méfaits avinés des dernières semaines.  Rien non plus dans le passage vers la porte d'entrée où ses photos se regardent toujours en chiens de faïence, vestige d'une autre vie, avec en bonus Diana qui le nargue près de son pur-sang.  Il voit aussi l'accès de la minuscule pièce qui ne mérite de s'appeler chambre que par la présence d'un petit lit double aux draps fripés et dont le pied accueille une pile de vêtements épars.  D'autre linge déborde des tiroirs d'une petite commode, près du divan où il se trouve, qui lui sert aussi de table pour ranger trois boîtes de romans usés et d'essais photographiques écornés, entassés pêle-mêle, ainsi qu'un sac à dos contenant son précieux matériel photographique. 

Finalement, en se retournant vers le dossier du divan, il a alors une vision inattendue : un gamin, aux pieds nus, grimpé sur sa vieille chaise de bois branlante, qui s'étire le cou pour essayer de voir plus loin que sa petite grandeur le lui permet.  Le soleil a gagné la bataille sur la brume et nimbe la silhouette du petit d'un halo mystérieux.  La grande chemise bleue entoure le corps chétif comme une cape translucide.  Les cheveux trop longs et si pâles filtrent les rayons solaires comme une couronne diaphane.  L'enfant est en contemplation, sur le bout de ses orteils en haut de son perchoir, les paumes de ses petites mains accrochées à la vitre comme en suspens d'une escalade translucide. 

Adan sent une chaleur familière, qui l'a boudé depuis trop longtemps, se propager dans sa tête, alors que sa bouche manque d'air sous le poids de l'inspiration qui le plonge dans un moment d'éternité.  Ses yeux voient les nuances, les lumières, les contrastes.  C'est... oui, un instant unique, magique.  Un sentiment adulé, oublié qui renaît, tel un phœnix.  La tête rigide, le photographe range la bouteille de comprimés dans la poche de son jeans, plonge ensuite le bras vers son sac d'équipement photographique et en extirpe son vieil appareil.  Automatiquement, ses doigts font les réglages, son œil se fixe au viseur et bercé par le bruit feutré du déclencheur, il commence à mitrailler la vision devant lui.  Sans le réaliser, Adan quitte le divan et s'approche de l'immense porte-fenêtre, tout en continuant à cadrer et à fixer les images.  Il se retrouve agenouillé près du perchoir de Broot qui n'a pas conscience de l'attention qu'il provoque.  Dans son angle de caméra, Adan voit le profil du gamin, les joues humides, les yeux brillants. C'est la moue triste du garçon qui l'alerte et ramollit son élan.  Et, lorsque les yeux opalins se fixent sur l'objectif avec un regard désarmant, l'index de l'artiste se bloque au-dessus du déclencheur.  Pudiquement, l'objectif quitte son sujet d'exposition.

Adan pose son appareil au sol, près de ses genoux et lève ses yeux noisette vers le garçon.  Son élan d'inspiration s'est métamorphosé en un immense besoin d'aider l'enfant démuni devant lui.

— Broot, murmure-t-il d'une voix plus rauque que prévu.

— Pourquoi ?

C'est le seul mot que le garçon prononce d'une petite voix fragile.  C'est une question mais aussi une affirmation. Adan n'a pas de réponse à donner, il se sent démuni et muet.  Il plonge ses yeux dans ceux de l'enfant puis, le seul geste qu'il fait c'est d'ouvrir ses bras.  Sans hésiter, Broot saute au bas de la chaise et vient s'y blottir. Il ne sanglote pas mais Adan sent les larmes qui coulent des yeux pâles ruisseler dans son cou.  Lui, si maladroit avec les relations humaines, et avec les enfants en particulier, se retrouve de nouveau à consoler un chagrin hors de sa portée.  Il resserre son étreinte et berce instinctivement le garçon dans ses bras en se balançant sur ses genoux.

Finalement, Adan se relève, Broot toujours réfugié dans ses bras, et contemple en silence le soleil qui monte au-dessus de l'horizon, lançant ses rayons à l'assaut de la ville.

— Tu m'amènes voir l'océan ? murmure le gamin dans son cou.

— C'est pour le voir que tu as grimpé sur cette chaise ? lui demande l'homme en lui relevant la tête pour capter son regard.

— Oui, j'ai entendu dire que dans la mer se trouve le passé de notre âme, chuchote Broot les yeux perdus au loin.  J'ai jamais vu la mer.

Adan le fixe avec des yeux ronds, médusé.  Ce gamin de cinq - ou sept - ans vient de lui déclarer une pensée philosophique hors du commun des enfants de cet âge. 

— Entendu, répond-t-il après réflexion.  On déjeune et on y va.

*****

Une heure plus tard, les voilà, les pieds dans le sable près de l'océan.  Il fait frais en ce début de printemps mais le soleil chauffe la grève agréablement.  Le vent est doux et des goélands se balancent au-dessus de leurs têtes.  Après avoir couru sur une bonne distance depuis la vieille voiture d'Adan, ils se sont déchaussés et aventurés dans les vaguelettes sur une langue de sable.  La fraîcheur relative de l'eau les a agréablement surpris mais bien vite, le bout des pieds gelés d'Adan demande grâce et il décrète que la trempette est terminée.  Il entraîne Broot hors de l'eau et ils s'installent bien au sec près d'un petit monticule rocheux couvert de bivalves et d'algues.  Ils sont les seuls visiteurs ou presque sur cette plage déserte. 

Entre les rochers découverts à ce tout début de marée haute, ils observent une petite crique où s'ébattent, prisonniers, quelques petits poissons argentés et de petits crabes tigrés.  Des oursins tapissent la cavité ainsi que quantité de minuscules bivalves.  Le monticule rocheux n'est pas très grand, comme un mini zoo aquatique.  Le petit garçon est intrigué par tout ce qu'il voit et Adan, afin de satisfaire sa curiosité, puise dans ses souvenirs de gamin, lors d'excursions sur cette même plage avec son père, alors qu'il posait question sur question.  À bout de salive, ils s'assoient sur le sable, à la limite de la montée des eaux, et Adan tend à Broot un gros coquillage tirebouchonné.  Dans les teintes de gris perle, l'extérieur ne paye pas de mine et il est fêlé aux extrémités.  Broot l'observe cependant comme s'il s'agissait de la huitième merveille et s'extasie sur les nuances qui se trouvent à l'intérieur : blanc nacré, rose pêche, beige sable ; le tout luisant et formant des arabesques qui épousent les formes labyrinthiques de la carapace du feu mollusque.  Des cristaux de sable s'accrochent aux parois et Broot ne se lassent pas de bouger le coquillage, sous les rayons de l'astre, pour les faire étinceler.

— Regarde toutes ses formes, c'est merveilleux ! On dirait des petits diamants colorés !

— Quelles formes ? C'est du sable.

— Oui, mais regarde bien, insiste le gamin.  Il y a des cubes, des tétraèdres et même des icosaèdres.

— Des quoi ! Ico...

— Icosaèdre, un solide avec vingt faces en triangles, répond le gamin le plus naturellement du monde.  Mais tu ne les vois pas ?

— T'as de bons yeux bonhomme ! rigole Adan.  C'est des grains de sable, point.

— Attends... Prends ça, réplique Broot en fouillant dans le sac à dos d'Adan et en lui tendant son appareil photo.  Ça devrait t'aider.

Adan monte rapidement un objectif macro sur son appareil en un tour de main habitué, effectue des réglages, puis avec un regard perplexe, fixe le sable dans le coquillage avec son viseur.  Très rapidement il constate que Broot a raison, un monde infiniment petit de formes géométriques se cache dans ...  le sable.

—  Attends, tourne-le un peu vers la gauche, demande-t-il. Oui, voilà comme ça.

Et Adan, le soleil en angle de 45 degrés immortalise les étincelles ensablées à plusieurs reprises.  Puis, il éloigne le focus et cadre le regard moqueur et très fier du petit.

— Tu vois, tu n'as pas de bons yeux comme moi.  Tu devrais te pratiquer.

— Toi tu as pratiqué ?

— Oui, pas mal, répond Broot en se renfrognant.  Souvent... là-bas.

Adan sent le malaise du garçon et s'en veut de l'avoir ramené vers des souvenirs douloureux.  Il prend la main de Broot qui tient le coquillage et la dirige vers son oreille, Adan ferme les yeux et écoute, un sourire ravi sur le visage.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— J'écoute la mer voyons !  Je n'ai peut-être pas de bons yeux mais j'ai une bonne oreille.

— Je peux essayer moi aussi.

— Attends, il vaut mieux enlever le sable avant, répond Adan en se secouant l'oreille dans laquelle sont tombés des cristaux

— Non, laisse le sable, c'est plus joli.  Ça brille.

Broot prend le coquillage et le place proche de son oreille.  Il ferme les yeux avec application et Adan le voit se détendre à ce qu'il entend puis un large sourire naît sur ses lèvres.

— Oui, je l'entends.

— Tu as donc aussi une bonne oreille.

— Mais, reprend le petit en enlevant le coquillage, j'entends aussi la mer quand je n'ai pas le coquillage contre mon oreille ?

— Oui, c'est vrai...  Mais, ce qu'il y a de spécial, c'est que le souvenir du chant de la mer restera dans le coquillage même après qu'on ait quitté la plage.

— Ah oui ?

— Tu vérifieras à la maison.

— À la maison, reprend Broot songeur.  Chez toi ?  Je peux garder le coquillage ?  Je peux aller chez toi encore ?

— Oui à la maison, chez moi, c'est chez toi.  Tu restes avec moi tant qu'on n'a pas réglé certaines choses et oui, tu peux garder le coquillage, il est pour toi, le sable aussi !

Broot, le visage radieux comme si on lui avait donné un trésor rarissime, retourne à l'écoute du chant de la mer.  Adan prend encore quelques clichés puis, sous les rayons du soleil il se détend et s'allonge sur le sable, son appareil bien calé entre ses bras.  Voilà un bail qu'il ne s'est pas senti si calme et posé.  Prendre des photos pour le plaisir ne lui était pas arrivé depuis fort longtemps. 

Las de ne rien faire, Broot pose son coquillage stéréo près d'Adan et s'empare d'un morceau de coquillage brisé découvert dans le sable et se met à gribouiller sur le sable humide devant eux.  D'abord ce ne sont que des tracés et arabesques sans signification, pour le plaisir de marquer cette surface unie.  Le regard de l'homme est alors attiré par deux goélands qui viennent près de la limite des vagues pour se disputer une carcasse de poisson.  Se redressant, Adan reste un instant à contempler et immortaliser sur son appareil photo leur manège puis, alors qu'ils reprennent leur essor pour continuer la querelle dans le ciel, Adan reporte son attention sur Broot.  Celui-ci a lâché le coquillage et se tient la main droite qui saigne abondamment. 

Adan se lève précipitamment et s'agenouille près du petit.  Il lui prend la main qui est entaillée assez profondément entre le pouce et l'index.  En dernier recours, il l'enveloppe avec un de ses bas qu'il a enlevé tantôt pour la baignade et qu'il pige dans sa poche de jeans. 

— Broot, ça va ?  Il va falloir soigner cela.

Mais le gamin ne le regarde pas.  Ses yeux exorbités sont fixés sur le sable recouvert de ses tracés.  Adan suit son regard et ce qu'il découvre n'a aucun sens pour lui.

— C'est toi qui a ... ?

— . . .

— Broot ?  Hey, regarde-moi.

— Qui je suis Adan ?  répond le garçon toujours immobile.  Je comprends rien.

— Tu sais écrire ? C'est bien.

— Non, je ne sais même pas lire, enfin je ne crois pas.  Je sais plus ! rajoute-t-il rageusement.

Adan regarde les écritures sur le sable.  Il n'y connaît pas grand-chose, mais ce qu'il reconnaît ce sont des équations chimiques et mathématiques drôlement complexes qui s'étalent sur le sable.  Broot les a exécutés en un temps record et apparemment sans en être même conscient.  Lorsqu'il constate que le blondinet a ses grands yeux humides fixés sur lui, l'homme se compose un air rassurant et lui déclare avec une assurance qu'il est loin de ressentir :

— Tu sais, écrire des trucs comme ça dénote simplement d'un grand sens d'observation, dit-il avec un sourire.  Cela vient avec les bons yeux et les bonnes oreilles.  De plus, c'est prouvé, on apprend plein de choses à la télé. 

Broot acquiesce, un peu rassuré de voir que l'adulte le prend si bien.

— Tu sais, la Dame, celle qui m'a jeté sur le trottoir l'autre soir, elle n'a pas aimé que j'écrive des choses comme ça sur le mur de sa maison.  Alors elle m'a crié dessus et m'a expulsé dehors.

— Ah oui ?  Comme je te l'ai dit, c'est pas une vrai Dame.

— Sûrement que non !  De plus, elle m'a traité de monstre et de tout un tas de trucs.  Elle m'a même menacé d'appeler la police ! ajoute Broot avec de grands yeux innocents.

— Tu vois, moi j'aime bien ce que tu fais.  Tellement que je vais prendre des photos.  Si tu permets naturellement ?

Broot réfléchit un instant et acquiesce en silence.  Adan braque son appareil sur le sable et prend quelques clichés des écrits de Broot, en se promettant d'apporter cela à son amie Jessie qui, malgré son QI au-dessus de la normale - comme il se plaît à la taquiner - continue à travailler comme assistante comptable dans une firme de finances municipales.  Elle lui faisait ses impôts à la bonne époque, au temps où il y avait bien du travail pour M. Adan Lescaux, photographe-reporter.  C'est un peu grâce à elle qu'il a rencontré Diana.  Diana...  La revoilà dans ses pensées.  Que penserait-elle de ce petit phénomène blond ?   Adan se secoue la tête et reprend ses prises alors que Broot, qui a récupéré le coquillage stéréo dans sa main valide, danse avec les vagues qui lui lèchent les orteils et effacent graduellement les écrits si perturbants quelques instants plus tôt. 

— Ce n'est qu'un gamin après tout, murmure Adan en prenant encore quelques photos du petit garçon avant de ramasser son sac de photographie ainsi que leurs souliers et de prendre le chemin de la voiture, avec sur ses talons, Broot qui course dans l'écume des vagues.

En montant dans la voiture, il songe que si cette « Dame » a appelé la police, il y a eu un signalement et donc les parents de Broot doivent avoir été avertis. Adan ouvre son portable et regarde sur le fil d'actualité de Santos.  Aucun fait ne mentionne un petit garçon blond aux yeux pâles.  Son instinct le fait hésiter à faire des démarches.  S'il mentionne l'existence de Broot, il devra le laisser aller...  Retourner là-bas.  Sera-t-il en sécurité ?  Il y a ce monsieur aux cheveux blancs dont le garçon lui a parlé.  Mais Adan n'a pas le droit de camoufler la présence du garçonnet.  Ce serait un rapt.  Oui, mais pourquoi personne ne l'a signalé.  Et cette vision hors du commun ?  Ces écrits mathématiques et scientifiques ?  Et le gamin ne sait pas du tout qui il est.  Il semble si terrorisé ?

Décidément, qui est Broot ?

Adan décide de faire quelques recherches avant d'aller déclarer la présence du petit auprès de lui.  De toute façon, il n'en est pas à ses premières frasques dans sa réputation.  Le petit est bien avec lui, il veille sur lui en ce moment.  Étrangement, le voir s'en aller n'est pas une chose qu'il souhaite non plus.

— Tu as faim ? demande-t-il en souriant au regard gourmand que lui lance le gamin.

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