Chapitre 18 : Remous
Alva étreint Broot contre elle, alors que l'enfant ferme enfin ses yeux et que son corps se laisse aller entre les bras accueillants. La nuance lumineuse dans les yeux pâles de la jeune femme meurt. Alva, avec un soupir silencieux et empreint de lassitude, laisse reposer sa tête sur celle du gamin. Naïsha, dans le noir, prend à tâtons les signes vitaux des deux Máo bīng sans dire un mot.
Des bruits extérieurs résonnent dans l'habitacle. Dans l'obscurité de leur cachette leurs ouïe est exarcerbée. Ils sursautent soudain sous un cognement qui vient d'au-dessus de leur tête. Avec un grincement qui résonne dans la noirceur et qui met leurs nerfs à vif, l'écoutille s'ouvre doucement. Une pénombre s'installe autour d'eux, alors qu'une raie de lumière tombe de l'accès qui se démarque dans le plafond. Les yeux de Michewa se plissent sous l'éblouissement autant que dans l'expectative du danger que peut receler cette lumière. Immobile, sa silhouette, qui tourne le dos aux autres captifs du ballast, lève silencieusement sa lame en position d'attaque. Mark, qui est juste derrière lui, tient d'une main son pistolet et de l'autre intime le silence et l'immobilité à ses compagnons en retrait.
L'écoutille reste ouverte, alors qu'une silhouette en bloque la pluie de lumière. Michewa est le seul à voir la tête qui s'imisce par l'ouverture, une main retenant le couvre chef qui risque de tomber.
— Il fait noir, chef ! déclare Drolet.
La tête se retire puis revient, dénudée cette fois, mais une main déplace un spot lumineux dans les ténèbres du ballast. D'un geste instinctif, les fugitifs se collent aux parois. Adan se surprend à fermer les yeux comme si ce comportement le rendrait encore moins visible. Il resserre son étreinte sur Jessie afin de la protéger davantage. La jeune femme retient son souffle alors que Naïsha garde ses mains sur les épaules de Broot et Alva.
— Que voyez-vous Drolet ? fait une voix à l'extérieur.
— De l'eau et rien d'autre, Lieutenant. Ce ballast n'est pas aussi rempli que ne l'indique la jauge. Il faudra qu'elle soit réparée par le capitaine, hein ?
— Une preuve de plus que les inspections par les civils ne valent rien, bougonne le lieutenant en arrière-plan.
Le trait de lumière se ballade encore le long des parois mais n'atteint pas les passagers clandestins dans leur recoin.
— Rien à signaler ?
— Non, rien lieutenant.
— Refermez ! Allons vérifier l'autre ballast.
L'écoutille se referme en un bruit métallique qui fait vibrer l'habitacle. Personne n'ose bouger, parler, ni émettre le moindre soupir. Des échos résonnent encore quelques instants puis, c'est le silence. Seul le glougloutement lointain des vagues sur les parois des flotteurs extérieurs est perceptible.
Adan pose ses lèvres sur le front de Jessie qui pousse un soupir de soulagement. Elle se détend davantage lorsque la lumière du portable de Naïsha illumine faiblement les lieux. Elle s'en sert pour ausculter brièvement Alva qui lui fait signe que tout va bien. La Docteure reporte alors son attention vers Broot qui demeure inconscient. Dans le silence des lieux, ils entendent le bruit du katana qui reprend sa place dans sa gaine. Seul Mark demeure sur le qui-vive, l'arme au poing. Mich, avec un rictus qui se veut rassurant, pose sa main sur celle de son ami pour l'inciter à rengainer, puis, dans le bruissement de l'eau, il se déplace doucement vers Alva.
Arrivé près d'elle, il pose sa main sur l'épaule de la jeune femme qui lui tourne le dos. Elle se retourne avec hésitation, redoutant cette confrontation. Les yeux noirs du Ninja plongent dans les perles timides. Il chuchote :
— C'est le moment Alva.
Elle opine de la tête puis observe les gens autour d'elle. Sur les visages qui l'entourent, elle discerne de la curiosité et de l'inquiétude. Aucune crainte cependant envers ce qu'elle peut être ... cela la soulage un peu.
Elle dépose le corps endormi de Broot dans les bras de Naïsha, puis, elle prend une grande inspiration et sa voix se fait entendre sans que ses lèvres n'articulent aucun son. Le discours est muet mais d'une clarté surprenante pour ceux auxquels il s'adresse :
« Je suis une Máo bīng ... »
Quatre regards se fixent avec surprise sur elle alors que Mich vient prendre Broot des bras de Naisha qui le remercie d'un mouvement de tête. Il l'installe confortablement sur son épaule et reporte son attention vers la jeune femme aux cheveux blancs qui baisse la tête un instant comme pour rassembler ses idées. Ensuite, Alva relève bravement son visage pâle qui luit dans la pénombre :
« Comme vous l'avez compris grâce aux journal de Vati ... du Professeur Alfus Schäfer. Je suis le premier clone issu du génome de... Je suis le sujet A-6. Je suis un croisement, un hybride. Je possède des caractéristiques spéciales venant sûrement de la part d'ADN du sujet 6-EXT ou du 2-EXT... Entre autre cette capacité de communiquer sans parler. EXT... Oui, je connais un peu leur nature... Le professeur m'en a parlé, il m'a dit ce qu'il savait. Qui étaient-ils exactement, ces 2-EXT et 6-EXT, il l'ignorait. Des identités sur des éprouvettes d'échantillons d'ADN. Il y a eu deux séries d'essais en tout : Alpha à Genève, dont je suis la seule rescapé et Bêta ici à Santos, dont Broot fut le seul sujet que le professeur a pu sauver avant d'être.... enfin, avant de disparaître. Il y aurait eu, selon certaines rumeurs, une troisième cohorte, réalisée par le CC... une chimère : les Gammas, à Genève, mais Schaëfer n'était plus là, la SSCC l'avait rapatrié ici... »
Mark jette un œil entendu vers Naisha mais garde le silence. Mich ferme les yeux brièvement sur les images qui l'assaillent. Alva, dont les yeux pâles, qui retiennent les larmes, brillent sous le reflet du portable de Naisha, poursuit son monologue silencieux :
« Mais alors que l'on quittait Genève, Schäfer a eut vent que les expériences du SSCC prenaient une dérivation vers quelque chose de plus torve... Qui semble cependant avoir servi à des projets incertains ici, à Santos, après les Bêtas... Alfus les surnommait les Omégas, la fin des fins. »
— J'ai eu beau lire tous les documents du professeur, on ne parle pas des Omégas, remarque Naisha d'une voix étouffée.
Alva la regarde avec reconnaissance. Elle apprécie que son discours mental soit accepté par ses compagnons.
« C'était secret, même mon père n'était au courant que par accident. Il ne voulait plus rien savoir du SSCC, de toute façon. De plus, quand nous avons quitté Genève, tout est parti en vrille là-bas. S'il ne m'avait pas fait "disparaître", je ne serais plus de ce monde. Tout a explosé....»
Mark jette un regard lourd vers Mich qui grimace au souvenir de cette soirée.
— Et vous êtes venus à Santos...et c'est lui qui a sauvé Broot, remarque Adan.
« Oui, il s'était faufilé dans les laboratoires du SSCC...pour moi. J'ai une tare qui devait m'empêcher de vivre longtemps. J'ai besoin d'une substance que mon corps ne synthétise pas assez. Je n'aurais pas dû survivre au delà du cocon. Et pourtant, grâce à Vati Alfus, je suis ici avec vous. Je suis condamnée à prendre ce comprimé toute ma vie... enfin, tant que j'en aurai... »
Ces yeux se brouillent :
« Il est retourné sous une fausse identité au SSCC pour m'en faire une réserve. Il a découvert le dossier des Bêtas. Il se sentait responsable de leur malheur. Il a décidé d'essayer de leur venir en aide. Il n'y avait que Broot de viable. Le professeur Schäfer s'est créé une place de technicien en manipulant les dossiers, puis il est venu l'aider, pendant environ deux semaines... à libérer ses capacités, pour lui donner sa liberté, et il lui a permis de s'enfuir. La quête pour mes comprimés lui aura également permis de sauver Broot. »
— L'homme à la barbe blanche... murmure Adan.
«Qu'arrivera-t-il... lorsque tu n'auras plus de comprimés ? » fait la voix muette de Mich, à la surprise de tous.
Le Tibétain se tourne vers eux avec une petite grimace en soulevant les épaules...
«Je ne survivrai pas longtemps, vous l'avez vu vous-mêmes. Ce langage mental : je peux vous servir... d'écho, si je peux appeller cela ainsi. Pour nous permettre de communiquer ensemble» confirme Alva.
« J'ai eu l'occasion avant » ajoute Mich.
— Alva, tu sais faire cela depuis longtemps ? chuchote Adan qui ne se résout pas à essayer le truc. Parler dans nos têtes ? Et tantôt, tes yeux qui brillaient dans le noir ?
— Tu sais faire quoi d'autre, aussi ? murmure Mark d'un ton circonspect. Les rares Máo bīng vivants que j'ai approchés n'avaient pas ça !
Adan le regarde, intrigué.
— Ceux que tu as approchés... Combien en as-tu connus ?
— Une seule qui...
Mich, qui tient d'un bras Broot, la tête endormie sur son épaule, attrape la main de l'Écossais d'un geste rapide. Mark sursaute et grimace sous la serre qui lui broie l'articulation du pouce en un point très douloureux.
— Rileys ! grogne Mich.
— Mich arrête, l'interrompt Naisha d'une voix douce mais ferme. C'est une réalité qu'ils doivent tous connaître, Alva en premier.
Mich retire sa main qui se tend instinctivement vers l'anneau suspendue à son cou, sous le tissu de sa chemise détrempée d'eau et de sueur. Il pousse un soupir et enlace Broot plus fermement en un geste protecteur.
— Oui, tu as raison Naisha, avoue-t-il faiblement, puis il se tourne vers Mark : Désolé, Vieux.
Mark se contente d'un signe de tête tout en massant sa main douloureuse. Mich reprend en silence tout en fixant la Máo bīng devant lui :
« Les Gammas existent Alva... En fait... existaient. Nous avons pu en sauver une à Genève »
« Que sont-ils exactement ? Ils ont la tare ? Comme moi ?»
« Je ne crois pas. Celle que j'ai connue était bien vivante. Bien humaine et ... »
Mich se tourne vers Naisha, qui l'encourage en silence.
— Elle se nomme Tashi et elle a eu un enfant Máo bīng , complète Michewa à mi-voix.
De prononcer son nom est un frisson et un réconfort. De rendre son existence connue par ses amis, un précipice où il se sent tomber. Mais en même temps, une joie intense de rendre son attachement réel. Elle et l'enfant, dont il ignore le nom, n'ayant pas voulu le connaître.
— Une vrai conception ? murmure Alva.
— Je crois davantage à une insémination sur un sujet Gamma, corrige Naisha. Mais oui, une vrai conception serait envisageable, le sujet était tout à fait normal dans sa physiologie particulière.
Mich serre les mâchoires. Il n'aime pas lorsque Naisha discute de Tashi comme d'un vulgaire sujet de laboratoire. Dans la lumière diffuse du portable, la docteure a reconnu les grincements de dents de Gan :
— Désolé Mich... Tashi est tout ce qui peut être normale dans sa nature particulière, et l'enfant aussi.
— Un enfant Máo bīng ? s'étonne Jessie qui semble émerger de son mutisme.
— Oui, en parfaite santé, sourit Naisha vers Michewa. Il est en sécurité... au secret.
— Ta femme, conclue Adan avec un regard conciliant vers Michewa. Et ton fils.
— Oui, ma famille.
Adan sourit discrètement alors qu'il comprend un peu mieux la transformation intérieure qu'il a pu constater chez son ami. Son implication sans borne pour l'aider à découvrir les origines de Broot : en voilà la source.
— C'est révoltant ! SSCC n'a pas le droit de jouer ainsi avec leur vie, chuchote Jessie outrée. Si ?
« Ils ont tous les droits. » reprend la voix d'Alva dans leur tête. Puis, elle poursuit, en baissant la tête et en refermant ses bras sur son corps, en un geste de protection :
« C'est nous qui n'en avons aucun. Nous ne sommes que des cobayes. Nous n'avons aucune existence réelle, légale ou civile. Nous ne sommes que des apparences, sans aucune réalité. Ils peuvent disposer de nous comme bon leur semble, nous sommes leur propriété, leur chose. Ils nous apposent ce sigle et disposent de nous selon leur desseins. Nous ne sommes rien, même pas une ombre dans leurs préoccupations... Je ne sais même pas qui je suis, ce que je suis, d'où je viens. J'ai cette tare qui va me tuer un jour prochain, cela ne tient qu'à ce comprimé... J'ai ces trucs qui étonnent... Ces dons dont je ne veux pas. J'ai ces images dans ma tête, cette chose qui me parle depuis que l'on est ici. Comme pour Broot. Il ... C'est encore plus intense pour lui, il est moins hybride je crois. Moi, je ne suis qu'un monstre. »
Alva est debout devant eux, le visage baigné de larmes. Encore plus blanche qu'à son habitude, son regard clair qu'elle relève vers eux est rougi par sa détresse. Mark va vers elle et l'enveloppe de ses bras. Elle tremble dans son étreinte.
« Tu n'es pas un monstre Alva, crois-moi » réussit-il à dire en silence, les yeux clos sous la concentration que cela lui demande.
« Moi non plus je ne suis pas un monstre... » répond de la même façon la voix de Broot.
Naisha éclaire le gamin dans les bras de Mich. Adan se retourne vers le petit qui cligne des yeux dans la lumière pour ensuite les regarder intensément. Le journaliste sent son coeur se serrer devant le regard embué du petit.
Au même moment, la trappe au plafond de la pièce s'ouvre à nouveau en grinçant. Mich dépose vivement Broot dans les bras d'Adan et s'avance vers la trappe. Naisha éteint son portable mais pour la furtivité c'est perdue : l'eau clapote autour des pieds du Tibétain. La lame du katana soupire de nouveau alors que Mark dégaine son pistolet en enlevant la sécurité, tout en mettant en joue le carré lumineux qui se forme à nouveau au-dessus d'eux.
*********
Seule la lumière se profile cette fois de la trappe... Une voix se fait entendre :
— Avant que vous fassiez un geste que vous regretteriez.... C'est moi, Charles.
— Tu es seul ? réplique Mich.
Dunkins avance sa tête dans l'embrasure de la trappe alors que Mich et Mark se détendent partiellement.
— Oui, nos invités ont quittés ! Ils m'ont une belle amende salée pour vice de matériel. Il n'ont pas aimé mes ballasts et aussi un courant d'eau trop fort sous la coque et... Je ne sais plus trop : des balivernes ! Comment ces mecs ont réussi à obtenir leurs postes de garde-côtes dépasse mon entendement. Tout ce qu'ils me voulaient, c'est surtout que je leur graisse la patte, ces deux-là !
Il remarque l'air courroucé de Mich et de Mark, les yeux meurtris d'Alva et de Jessie – encore aux prises avec le relent phobique de se retrouver dans le noir.
— Tout le monde va bien sinon ? demande-t-il.
Mich rengaine sa lame et Mark son arme.
— Ça peut faire, répond Adan en poussant légèrement Jessie vers l'échelle.
La jeune femme ne se fait pas prier pour monter. Elle prend une grande goulée d'air et de soulagement lorsque la lumière, même partielle du flotteur bâbord, l'enveloppe enfin. Rapidement, tous ses compagnons la rejoignent. Charles referme l'écoutille. Adan, accroupit devant le gamin, se rassure maladroitement de l'état de Broot et lui attache au mieux son manteau de cuir. Puis il garde une main protectrice sur son épaule.
— Charles, nous devons...
À cet instant, un grincement prolongé se fait entendre. Tous sursautent avec nervosité, excepté Charles qui explique calmement :
— C'est l'ancre. Jay Jay est aux commandes. On on met les voiles car le temps se gâte passablement. C'est d'ailleurs l'une des raisons de la fin prématurée du contrôle du Lieutenant Trent et de son acolyte. Le vent va nous pousser au loin et je crois que c'est mieux ainsi.
— Qu'entends-tu par le temps se gâte ? demande Adan inquiet, qui revoit devant ses yeux des souvenirs de lumières vertes.
— Ça bouge dans le coin de l'herbier et le ciel vire au pas-beau-pas-bon.
À ce moment, leur embarcation commence à se mouvoir hasardeusement. Broot ouvre de grands yeux et les fixe sur Alva, dont le visage lui exprime en retour un étonnement appeuré.
Broot se dégage de l'étreinte d'Adan et se précipite vers l'escalier.
— Broot !
— C'est lui ! crie le gamin en enfilant la volée de marches raides vers le pont. Je dois l'arrêter !
« Je ne veux pas qu'il vous fasse mal » complète la voix du garçon dans leur tête.
— Qui ça ? demande Adan en le poursuivant, sous les yeux ébahis de Jessie qui fige sur place..
« L'être au fond de l'herbier » répond Alva qui suit le petit sans hésitation.
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