Chapitre 16 : Exposition

Le soir tombe sur Genève.

Le ciel s'assombrit au-dessus des eaux du Lac Léman tandis que les lumières de la ville s'allument les unes après les autres le long du quai de Gustave Ador.

Michewa presse le pas pour rejoindre leur logis dans les mansardes d'un immeuble le long des quais. Il rapporte, pour le lendemain, de quoi faire enfin un repas digne de ce nom et aussi ces gâteaux salés qu'elle aime tant.

Il lutte sans arrêt contre l'angoisse sourde qui comprime sa gorge, en essayant de respirer le plus calmement possible. Depuis un mois, la peur l'étreint, lui, Michewa Li Gan, la tête brûlée qui a pourtant bravé et rit à la face de bien des dangers et périls. Il sent l'inquiétude comme un nid de serpents qui se tortillent en lui. Ils ne se calment qu'une fois près d'elle, alors que le Tibétain redevient disponible pour lui offrir la protection et la sécurité qu'il lui a promises.

Les préparatifs vont bon train. Il a opéré les changements physiques : fini le look BCBG, il mise sur les cheveux plus longs, des piercings, des tatouages. Il a perdu encore du poids – quoique cela il ne l'ait pas cherché – sa silhouette plus élancée est ainsi encore plus méconnaissable. Mark a pris les photos officielles hier soir, avant que Mich ne quitte leur planque comme à chaque soir. Être entre quatre murs l'oppresse mais pourtant, il n'a qu'une hâte : celle de rentrer.

Bientôt, ils quitteront ces lieux et il pourra reprendre le contrôle des événements. Mark lui avait pourtant assuré que tout serait réglé en une semaine. Mais voilà, cela fait bien un mois qu'ils se terrent comme des rats dans ce double grenier. Le rouquin a colonisé les combles du côté est, y rapatriant un matériel informatique et électronique, Dieu seul en sait la provenance. Grâce à ses joujoux, il consacre tout son temps à leur créer de nouvelles identités et à faire disparaître leurs véritables origines. Pour Tashi, comme se plaît à l'appeler Gan, pas trop difficile, elle semble émerger de cette catastrophe comme une nymphe amnésique aux longs cheveux blonds-blancs et au petit nez retroussé. Son chemin de vie émergeant de nulle part, si ce n'est de l'antre de Codecs Center où il l'a rescapée.

Déjà trois mois depuis le désastre !

Il croise un groupe de jeunes hommes qui le saluent d'une salutation en arabe. « Que la paix soit avec toi », auquel il répond d'un signe de tête, conservant pour lui des remarques ironiques sur la paix souhaitée. Commence-t-on à le reconnaître dans le quartier ? C'est risqué. Il devra modifier ses allées et venues et ne pas s'encroûter dans un horaire trop prévisible.

Il observe du coin de l'œil le jet d'eau emblématique de Genève. Il change de couleurs au gré des lumières. Comme les lieux sont étranges et à l'antagonisme de ses sentiments. Malgré les récents événements, des touristes le croisent, armés de leur appareil photo et les bras chargés de sacs de souvenirs. Ils déambulent doucement, comme si aucune panique n'avait hanté les lieux il y a trois semaines. Ils flânent en cette fin de journée d'automne, au climat estival, le long du quai dans le quartier Maison Royale.

Michewa dépasse la fontaine géante pour atteindre leur rue, l'Avenue de la Grenade : nom prédestiné ? 

 S'ils se font repéré, Mark et lui, ont établi un plan d'urgence où l'écossais est désigné pour fuir à moto avec Tashi, alors que le tibétain va créer une diversion. Mark ignore la nature de cette diversion mais elle trône dans le fond d'une armoire de la cuisine dans une vulgaire boîte de farine avachie. Cinq grenades !  Il les a subtilisées sur le corps d'un des responsables du feu d'artifice offert dans le quartier des Augustins, soixante-huit jours plus tôt : un attentat, lors de l'inauguration de la nouvelle aile de l'hôpital pour enfants, qui visait la délégation des hommes politiques présents... version officielle. En réalité, ce sont les derniers locaux de la CC qui sont partis en fumée. Action des « patrons » encore une fois. Causant en retour, une réaction musclée de la CC. L'équipe de Michewa a aussi été décimée. Elle se résume maintenant à leur trio. En fait, il a sauvé Tashi et retrouvé Mark in extremis à la sortie des sous-sols de l'université de Genève, son précieux ordinateur sous le bras ! Mich, de son attirail de départ, n'a pu sauver que son éternel sabre qu'il camoufle en ce moment dans son imperméable et ces grenades... en cas de besoin. Les « patrons » n'ont pas tenté de les retrouver mais le tibétain se promet bien de les contacter dès qu'ils auront quitté ce pays. Ils devront lui justifier leurs plans et les aider à se placer au frais pour quelques temps.

Il se sent trahi.

Genève est encore sous le choc et les rues grouillent de policiers et de militaires. Ils voient souvent des dyades de képis ou de vestes kaki qui patrouillent dans les abords des quais. Sûrement y a-t-il aussi, bien plus sournois, des représentants de la CC qui les ont recherchés un temps. Mais on les croit évaporés dans la fumée et les explosions. Mich sait que sa protégée leur est précieuse. Il se doute pourquoi, mais attend que le Docteur Naisha Npundu les rejoigne pour l'ausculter et éclaircir ses soupçons. Il avait pourtant ordonné au médecin de quitter la ville au début de l'été. Finalement, oui, elle est Báichī d'avoir accepté de les rejoindre à nouveau, mais il est bien heureux qu'elle soit là. Il n'y a qu'elle en qui il ait assez confiance pour recevoir des soins ou des conseils... et pour lui révéler la vérité sur sa Tashi.

Alors que du minaret de la Mosquée voisine, l'appel à la prière emplit l'air du soir, il franchit enfin le porche de leur immeuble et, ses sacs à la main, entame l'ascension vertigineuse des six volées de marches jusqu'aux combles. Il se retrouve, essoufflé et en sueur devant la porte à la peinture écaillée du grenier qu'ils occupent. Il pose ses sacs et cogne sèchement sur la porte comme entendu avec Mark pour qu'il lui ouvre. Il attend, sachant à quel point il peut être embourbé dans son électronique.

À l'intérieur, elle sursaute violemment lorsque les coups résonnent dans le logis. Elle se lève prudemment de son perchoir et, resserrant les pans de sa robe de chambre, se dirige  vers l'entrée. Jetant un œil par la porte contigüe vers le deuxième grenier, occupé par le rouquin, qui ronfle consciencieusement sur son clavier, elle se décide à poser sa main sur le bouton qui actionne le pêne de la serrure. Elle se fige soudain, submergée par la panique. Incapable de bouger, elle ne peut que subir l'horrible sensation de son cœur, battant à tout rompre, comme les battements d'ailes d'un oiseau affolé qui va s'échapper de sa poitrine à tout instant.  Et si ce n'était pas Mich ?  Si c'était les autres ?  Oh !  Et s'il était arrivé quelque chose à son ami ?

Immobile elle se penche au judas, se rappelant trop tard qu'il est obscurci par un bris de son verre extérieur. Mark ne l'a pas encore réparé, il se fie trop à son système de surveillance électronique... qui le laisse pourtant ronfler à fond en ce moment.

Le sang bourdonne dans les oreilles de la jeune femme avec tant de force que c'est à peine si elle entend son prénom murmuré d'une voix inquiète, de l'autre côté de la porte.

— Tashi ?

La brume cotonneuse se dissipe lorsqu'elle reconnait la voix. Comme elle aime l'entendre prononcer ce nom qu'il lui a attribué. Il est supposé porter chance, d'être de bon augure. C'est lui qui lui en a expliqué la signification. Elle l'entend encore lui raconter longuement des légendes tibétaines alors qu'ils se cachaient dans le sous-sol d'un vieux magasin désaffecté, durant le premier mois. Sagement assis en tailleur près de son lit de fortune, il lui parlait longuement, patiemment, alors que ses malaises persistaient et qu'elle refusait de leur répondre. Parler... Mais de quoi ? Dans sa tête, le Tibétain meuble sa mémoire de ses murmures, ses paroles et ses gestes. Avant ? Rien. Elle commence avec lui. Le départ en est le moment où il l'a découverte dans cette pièce-cellule aux tréfonds des sous-sols. En la délivrant des liens qui la retenait à son lit froid, il a arrêté sa descente dans la folie où elle se sentait sombrer face aux murs inertes de son passé oublié, inconnu.

Perdue dans ses minces, mais si précieux souvenirs, elle demeure la tête appuyée au chambranle de la porte, encore quelques longues secondes . Puis, elle recouvre enfin un semblant de vivacité.

— Michewa ? murmura-t-elle.

— Tashi ? répète le tibétain d'une voix pressante. Ouvre-moi.

Elle fait enfin tourner le pêne et s'empresse de débarrer la poignée de la porte qu'elle ouvre ensuite doucement en jetant un œil apeuré par l'ouverture. Elle se retrouve face à son ami, tout à la fois inquiet et décontenancé.

— Où est Mark ?

Il l'observe un moment, détaillant la légère couche de sueur qui recouvre son visage, sa respiration un peu trop rapide, et la tension avec laquelle elle serre ses bras contre sa poitrine, jouant d'une main distraite avec le bout de sa lourde tresse qui tombe sur le devant de son épaule gauche. La détresse de la jeune femme est palpable. Le regard de l'homme se voile un instant, mais il ne fait aucun commentaire.

— Il... se repose, répond-elle.

— Puis-je entrer ? demande-t-il simplement tout en empoignant ses sacs.

Elle esquisse un sourire, tout petit mais un sourire.

— Oui, bien sûr ! répond la jeune femme en s'effaçant pour le laisser passer.

Derrière lui, il entend le bruit des verrous. Il note le soin avec lequel elle referme la porte, vérifiant par trois fois qu'elle est bien verrouillée.

Elle se retourne ensuite vers Mich en lui offrant un grand sourire. Un peu trop enthousiaste peut-être, un peu trop éclatant pour son visage pâle et ses yeux cernés. Néanmoins, il penche la tête sur le côté et sourit à son tour. Le temps s'étire. Le silence est ponctué des ronflements de l'informaticien dans son coin.

— D'accord, Mark prend une pause, déclare Mich en souriant.

Du pied, il referme la porte de l'autre partie du grenier pour y laisser dormir Rileys. Il sait que ce-dernier a passé les dernières 24 heures à travailler non-stop sur leurs papiers. Pour leur départ...

— Donc, voilà pourquoi tu es devant moi en robe...

— ... de chambre, oui, complète-t-elle en levant un doigt. Je voulais justement te demander de me trouver des vêtements plus adaptés à ma taille. Je ne souffre pas d'embonpoint mais la personne qui habitait ici était bien svelte et masculine ! Voilà tout ce qui me va.

Mich la regarde d'un œil appréciateur. Le vêtement de nuit est court et laisse apparaître ses jambes sveltes et musclées par quelque sport inconnu. Ses pieds nus se perdent dans des bas laineux qui battent ses chevilles. Le vert foncé du tissu accentue la laiteur de sa peau et la pâleur de sa chevelure. Il lui trouve ainsi vêtue un air innocent, attendrissant. Sous le regard indéfinissable de l'homme, elle serre davantage ses bras autour du haut de son corps en rougissant.

— J'y veillerai dès demain, répond-il en admirant le carmin de ses joues.

Avant que les choses ne deviennent réellement inconfortables, Tashi avise les sacs que l'homme tient à la main et lui jette un regard interrogateur à tendance gourmande.

— Oui, j'en ai trouvé, dit-il en lui tendant un sac de boulangerie.

— Il est tard, j'espérais qu'il en resterait, sourit-elle en fouillant le sac tout en le précédant dans un coin du logement où se trouve la minuscule cuisine.

Sa main extirpe un des gâteaux d'une petite boîte et elle en engouffre une grosse bouchée avec des bruits de plaisir éloquent. Elle s'assoit à la petite table tout en le regardant ranger ses victuailles.

— Tu as pris bien des choses. Tu restes ici cette nuit... avec moi ? Et demain ?

Mich suspend son geste, un peu inquiet. Il est vrai qu'il s'invite dans son milieu. Il a pris l'habitude de ne rester que quelques heures, à ne pas trop s'éterniser.

Il dépose le paquet d'œufs au frigo et se tourne vers elle, ravalant son angoisse. Cette crainte de provoquer chez elle cette peur qu'il a vue quand il la libérée. Il scrute ses traits. Il est soulagé de constater qu'elle le regarde avec un air d'enfant à qui on vient de donner une réglisse. Il est vrai qu'il valdingue souvent le soir et qu'il disparaît systématiquement le jour. Il arpente les rues de la ville et tente de prendre contact avec les « patrons » ou de ramasser des preuves avant qu'elles ne rejoignent celles déjà envolées en fumée. Mais, il l'a réalisé ces derniers jours, et la réaction de la blonde le confirme : sa place est auprès d'elle.

Devant son air joyeux, il ose rajouter :

— J'ai cru qu'on pourrait passer la... soirée ensemble.

Il a failli dire la nuit. Il s'administre une claque mentale. Il se retourne pour cacher ses joues en feu dans le tiroir à légumes, où il dépose les oranges.  Avant de se retourner, il a pu observer le regard de Tashi qui s'illuminait.

« Ciel ! que ses yeux sont beaux, malgré leur fatigue évidente. »

— Si tu acceptes bien sûr.  On a dit qu'ici, ce serait chez toi le temps...hum...  Je n'ai pas assez dormi ces dernières nuits, dit-il pour justifier son trouble.

Il se redresse et la regarde à nouveau.  Comme il se sent démuni devant cette jeune femme aux yeux de mer délavée, lui, Michewa Li Gan, perd toutes ses ressources mais ne voudrait en aucun cas être ailleurs.   Il l'a su dès le premier regard échangé...

— Les rues ne m'apportent plus rien et j'ai du mal à dormir ailleurs qu'ici, ajoute-t-il plus sincèrement.

« ...près de toi. » complète-t-il mentalement. « Et, je sais que tu as peur le soir, que tu as du mal à t'endormir et que tu fais des cauchemars.  À cause d'eux et aussi de ce que tu m'as vu faire à ces hommes qui te menaçaient.   Laisse-moi te tenir compagnie, c'est le moins que je puisse faire. Permets-moi d'être près de toi... pour toi. Pour moi. »

Mais tout cela, il ne le dit pas.

En observant les traits tirés sous la chevelure de jais, la jeune femme réalise tout à coup que Mich n'a pas pris grand temps de repos depuis un mois.  Peu importe où il habitait avant, il n'a plus de réel chez-lui maintenant.  Il ne semble pas non plus avoir de famille.  Mark est la seule personne qui gravite près du tibétain.  Leur complicité lui fait envie.  Elle les a entendu discuter, souvent en chinois.  Elle sait qu'ils veulent l'aider.  Elle devrait plutôt dire "la sauver".  De qui, de quoi exactement ?  Elle ne le sait pas.   D'eux...

Mich et Mark sont ses seuls repères.  Ils sont les personnes les plus proches d'elle.   Mark est comme un grand frère et Mich comme...   Elle aimerait bien qu'il la regarde avec d'autres yeux. Qu'il cesse de ne voir que la jeune femme sans mémoire que l'on doit protéger et défendre.  Mais elle a bien peu de ressource.

Vu l'état délabré de cette ville, comme elle l'a vu à l'écran de l'ordinateur de Mark, lorsqu'ils regardent les nouvelles ensemble, Tashi est soulagée qu'il ait eu l'idée de passer plus de temps à la maison.  La maison... quel terme étrange.

— Oh ! Oh, bien sûr ! s'exclama-t-elle finalement en réalisant qu'il a terminé de ranger les victuailles et qu'il la fixe en lui tendant un verre de lait.   Merci.

— Cela ne te dérange pas que je sois plus présent pour les prochaines nuits...

— Oh non !  Tu peux dormir avec moi...  Je veux dire ici...  Je veux dire sur le canapé bien sûr parce que...

Elle se mord la lèvre inférieure, confuse.  Un demi-sourire éclaire les traits de Michewa.

— Tashi... dit-il doucement.

Elle inspire profondément par le nez et expire très lentement avant de parler d'une voix un peu plus posée :

— Oui, Michewa, tu peux rester.  Évidement.  Cela me fera grand plaisir d'être avec toi.

Le sourire heureux qui s'épanouit sur le visage du Tibétain n'est pas feint alors que la jeune femme plonge son trouble dans son verre de lait.

*******

Il se réveille en sursaut, le cœur battant, avec une étrange et désagréable impression.

— Tashi ? marmonne-t-il d'une voix rauque, l'esprit embrouillé d'un sommeil sans rêves – encore une fois...

Le son de sa propre voix résonne étrangement dans la pièce sombre.   Avant de se lever, il sonde les lieux, tous ses sens aux aguets.  Il tente d'identifier la cause de son réveil.  Le salon est plongé dans une pénombre épaisse.  Aucun bruit ne lui parvient, à part les ronflements de Mark qui bercent les murs d'à côtés.  Mais, il manque le murmure de la respiration régulière de sa protégée endormie.  Cette absence de sa présence... C'est ce qui l'a réveillé.

Il enfile son jeans et, torse nu, il se dirige vers la seule petite chambre du grenier.

La porte de la pièce est béante, mais définitivement vide.  L'inquiétude le gagne et il se fige sur place.  Fermant les yeux, il calme son sixième sens qui s'affole.   Un filet d'air plus frais glisse alors sur la peau de son dos.  Il se retourne et le suit silencieusement.  Il entre dans la cuisine et s'arrête net en apercevant la silhouette de Tashi qui se découpe dans l'ouverture de la fenêtre. Elle est assise sur le rebord, les pieds ballants à l'extérieur.  Éclairés par les réverbères plus bas et plus loin, ses longs cheveux pâles, semblent vouloir s'envoler de sa natte, formant un halo autour de sa tête.   Ce nimbe de lumière vient draper sa silhouette d'une faible lumière irréelle.

Son premier réflexe, est de tendre la main vers elle pour la retenir, la protéger d'une chute possible.  Cependant, il suspend presque aussitôt son geste : il ne peut risquer de l'effrayer et ainsi l'envoyer dans le vide sous jacent, suite à un malencontreux faux mouvement de surprise.

Il reste donc immobile, incapable de trouver un autre comportement adéquat à adopter, ni d'ailleurs d'expliquer celui de la jeune femme.

Elle a dû sentir sa présence car elle finit par tourner un peu la tête vers lui.  Contrairement à Mich, elle est calme, aucune panique ne trouble son visage.   Comme si de rien n'était, elle lève une main vers lui pour le saluer d'un petit signe.  Machinalement, il vient pour lui rendre son salut mais sa main reste immobile devant lui, réalisant l'incongruité de ce geste :

— Tashi ! murmure-t-il d'un ton de reproche.

Muette, elle se contente de lui adresser en guise d'excuse, un petit sourire timide.  Comme lors des premiers jours de leur rencontre, après la fuite du CC, seuls ses yeux pâles s'expriment mais, encore cette fois, Mich est incapable de les déchiffrer.   Il y a un silence dans l'appartement, seulement troublé par le bruit du vent léger venant des quais du Lac Léman.  L'air humide et un peu frais entre par la fenêtre et agite avec délicatesse les longs rideaux de chaque côté de celle-ci.  Que veut-elle faire ?  Sauter ?

— Que... que fais-tu là ? demande-t-il enfin d'une voix plus calme que son esprit. On peut en parler tu sais ?

— Je soigne mon vertige, répond la jeune femme comme si c'était la chose la plus naturelle du monde à faire au beau milieu de la nuit.

— Quoi ?

— Méthode d'exposition réelle progressive, précise-t-elle en levant doucement un doigt.

— Quoi ? répète Mich, conscient de la simplicité de son vocabulaire mais trop surpris pour développer davantage.

Elle remarque l'état d'incompréhension dans lequel se trouve Mich et ajoute :

— J'ai pu voir cela sur l'ordinateur de Mark, commence-t-elle en tournant légèrement les yeux vers lui.   Ils utilisent cela, très souvent d'ailleurs, en thérapie comportementale pour soigner une phobie.  Vois-tu, j'en ai marre d'être un fardeau pour vous.    Je veux m'endurcir.  Et j'ai de trop nombreuses fois eu peur ces derniers temps.

Michewa la regarde.  Il aimerait la garder en sécurité mais connaît leur triste situation.   Il se surprend à vouloir lui montrer à se battre pendant un instant mais... non !  elle ne doit pas devenir comme lui.  Cependant, si elle désire tenter de vaincre ses peurs, où est le mal ?

Devant le mutisme de l'homme, Tashi continue :

— Il y a bien l'hypnose qui semble faire des miracles mais je n'avais pas de spécialiste sous la main....

— ...

— L'exposition graduelle du sujet à un stimulus, reprend-elle, dans un cadre sécurisé, permet de vaincre peu à peu sa crainte.  Ses peurs... la peur de l'eau, des araignées, des avions...

— J'ai saisi l'idée, l'interrompt doucement Michewa.

Tashi sourit, puis reporte son attention sur le panorama.

— C'est haut tout de même, insiste-t-il en s'approchant mais en demeurant assez loin, comme on apprivoiserait un oiseau.

Des images lui traversent l'esprit où il la voit tomber loin de lui, ses doigts vides griffant le ciel.

— Ne t'inquiète pas, il y a un demi toit qui nous relie aux autres étages et les escaliers de secours sont juste en-dessous.

Pas nécessairement rassuré, il acquiesce de la tête dans la pénombre.  Après tout Tashi pourrait être maladroite, il n'est pas exclu qu'elle fasse un faux mouvement et... il frissonne d'appréhension.  Cette fois, il s'approche jusqu'à pouvoir effleurer son épaule gauche s'il tend sa main.  Mais, il n'en fait rien, les bras le long de son corps tendu à en faire mal.  Il se tient prêt.   Prêt à l'attraper, à sauter.  À tout.

Ils ne parlent pas.   Ne bougent plus.  Même le vent s'est endormi.

— C'est mon instant favori de la nuit... déclare doucement la jeune femme, totalement inconsciente de la nervosité du Tibétain.  La nuit n'est pas tout à fait finie mais la journée n'est pas encore arrivée... C'est comme...

Elle suspend son discours alors que ses yeux voyagent vers l'horizon du Lac.

— ... un moment où tout est dans l'univers des possibilités, termine Mich.

Il sent sa tension tomber d'un coup sec.  Son corps s'assouplit alors que son coeur se rythme sur une cadence moins intense.

— Humm... répond-elle évasivement.

Chacun se perd dans ses propres pensées, quand Tashi brise soudain le silence :

— Pourquoi Skamar est-elle partie ?

Gan reste interdit, surpris de l'allusion innatendue à ce fantôme de son passé.  Il ne se rappelle pas lui en avoir parlé. Skamar a été, à ses débuts, sa partenaire de mission.  Pendant plus de deux ans... intenses.  Ensuite...

C'était avant que Mark ne ramasse Mich en loques et en perdition, dans une opiumerie de Pékin et ne devienne, non seulement son sauveur, mais son partenaire et ami.

— Je ne sais pas exactement, répond lentement Mich, un peu décontenancé, ce sont les Patrons qui...

— Non, je ne parle pas de ça, corrige la jeune femme.  Pourquoi... pourquoi vous êtes-vous éloignés l'un de l'autre ?  Pourquoi l'a-t-elle voulue ainsi ?  demande-t-elle en plongeant son regard clair dans les yeux noirs de son ami.

Elle affiche aussitôt un air surpris par sa propre audace : étonnée de la question qui a franchi ses lèvres.   Michewa distingue aussi dans ses yeux qu'elle ne lui en voudrait pas d'esquiver des confidences.   Cependant, c'est exactement ce qui incite Mich à être le plus honnête possible.   À avouer ce que même Mark n'a jamais entendu.  Car il ne lui a pas tout dit. L'écossais l'a-t-il deviné ?  Peut-être... mais jamais il ne l'a interrogé sur ce sujet.

— Skamar croyait qu'elle n'était pas faite pour moi.  Durant, les années précédant notre rencontre, elle avait... elle m'a dit être damnée.   Que son âme était perdue, qu'elle l'avait donnée au diable.

En avouant cela à voix haute, Michewa réalise l'origine de sa motivation à se perdre dans toutes ces actions extrêmes.  Dans tout ce qu'il entreprend, seul Mark réussit à le tempérer parfois, souvent à ses propres risques et périls.  Il le sait, le rouquin désapprouve certaines de ses techniques mais se tait et détourne quelque peu les yeux.

— Skamar, « l'étoile », chuchote Tashi.  J'ai cherché la signification de nos prénoms.  Celui que tu m'as donné veut dire "prospérité et chance"...

Elle laisse s'échapper un petit rire, teinté de scepticisme.

«Oui, tu es ma chance, mon salut dans cette noirceur» pense l'homme.

— Je ne la connaissais pas, reprend la femme, mais Mark m'a avoué ce que tu lui as raconté d'elle... Ne lui en veut pas, le pauvre, je sais être tenace !   Skamar, à ce que j'ai pu comprendre, te ressemblait tel que tu es maintenant, tu sais ?   Elle ne voyait que ses failles.

— Je ne vois pas que mes f... proteste Mich avant de s'interrompre.

Tashi le regarde d'un air si désarmant qu'il abandonne toute protestation.  Après quelques instants de silence, il reprend d'une voix chancelante, issue de ses souvenirs :

— Elle m'a expliqué qu'il y avait encore une lumière en moi, contrairement à elle.  Qu'elle n'était pas assez bien pour capter et consolider cette lueur.  Elle croyait que j'avais besoin de quelqu'un de meilleur qu'elle...

Tashi soupire.

— Je suis vraiment triste qu'elle t'ait quitté.   Mark m'a aussi expliqué à quel point tu en as été blessé.  Mais elle avait raison, ajoute-t-elle avec un petit hochement de tête, tu trouveras quelqu'un Mich, quelqu'un qui illuminera ta vie.  Tu le mérites.

— Je...

— Tu le mérites, répète Tashi sur un ton sans appel.

Elle lui offre alors un sourire... unique.  Oubliés les cernes et les fatigues, la peur et les incertitudes.  Ce sourire est de ceux qui illuminent une journée sombre, qui adoucissent les difficultés et allègent les fardeaux, qui imprègnent tout !    Et surtout, de ceux qui redonnent de l'espoir... Un sentiment auquel il n'ose que très rarement s'abandonner.

Mais, réaliste et convaincu de sa propre perdition, le Tibétain serre les poings et ferme les paupières.

— Si le destin m'offrait de rencontrer une personne comme ça... maintenant... je... je n'oserais pas être avec elle, déclare-t-il d'une voix résignée.

Tashi l'observe : les yeux clos, le visage humble, acceptant sa réalité. Seul un pli amer près de sa bouche dénote sa souffrance intérieure.  Elle reporte son regard sur le paysage et se perd dans la contemplation du jet d'eau que l'on peut apercevoir sur la gauche, au loin.  Le silence s'installe autour d'eux.

— Pourquoi ? chuchote-t-elle, d'une voix si ténue que Mich le devine plus qu'il ne l'entend.

Elle fixe toujours l'horizon d'un air rêveur, et il se demande si la question lui est adressée ou si elle se parle simplement à elle-même.  Il se surprend à lui répondre d'un ton calme, son regard résigné posé sur la nuque de la jeune fille.

— Parce que... une personne aussi lumineuse, Tashi, je ne pourrais jamais prendre le risque de la faire sombrer dans les ténèbres.   Je ne voudrais pas être celui qui fait disparaître sa lumière.  Je suis trop... je ne suis pas...

À court de mots, il s'interrompt, soulève les épaules dans un geste d'impuissance et soupire. Tashi n'a toujours pas bougé, et il renonce à expliquer ce qu'il n'est même pas certain de comprendre lui-même parfaitement.

Il se revoit lors du nettoyage orchestré par les patrons : sa réaction face à cette attaque traître.  Il a été froid, dur, implacable, intransigeant, professionnel.  Comme Skamar jadis.   Pas de doute, d'interrogation ou de cas de conscience.  Oui, c'est grâce à cette intransigeance, effilée comme son sabre, qu'il a pu sauverTashi et permettre à Mark de sortir vivant des décombres. Mais pour ce faire, comme autrefois, il a du accepter cette attitude qui était celle de sa partenaire dans ces jours perdus.

Pour continuer à être comme il est, devra-t-il à son tour s'éloigner de quelqu'un qui réussit à lui faire voir la vie autrement qu'en termes de missions et de combats.  Une personne qui fait scintiller la noirceur ... Comment serait-ce envisageable de s'éloigner d'elle ?

Rien que la pensée de cette possibilité lui coupe le souffle.

À nouveau, le silence s'étire entre eux, à peine troublé par les bruits de la ville encore endormie.

— Mich ? chuchote la jeune femme, les yeux toujours fixés sur le paysage.

— Tashi ? répond-il sur le même ton.

Elle inspire et expire, comme on gonfle les voiles d'un bateau ou qu'on souffle sur une bulle de savon.   Puis, se tournant à demi vers lui, elle l'enveloppe de son regard limpide au-dessus des cernes noirs et lui demande d'une voix aussi douce que le vent qui agite ses fins cheveux  :

— Est-ce que... est-ce que tu as déjà songé que c'est la lumière qui fait disparaître l'obscurité, et non l'inverse ?

Mich lève la tête, ses yeux trouvent instantanément ceux de la jeune femme.

Ils soutiennent la connexion visuelle pendant un long moment.  Le temps est suspendu alors qu'un dialogue muet se déplace entre eux.  Michewa a l'impression de penser à voix haute.  De se conter, de s'épancher auprès de cette femme qui l'accueille tel qu'il est, car ce qu'elle voit en lui est davantage que ce qu'il croit être.  De son côté, Tashi, qui n'a de son passé que les jours depuis son réveil dans cette cellule du CC – une brume de souffrance et d'incompréhension – se sent soutenue et valorisée par cette âme qui s'ouvre à elle sans retenue.

Les premiers rayons de soleil commencent à poindre à l'est, inondant la devanture de l'immeuble d'une douce lueur orangée.

Fermant finalement les yeux, elle tourne sa tête vers cette lumière et offre son visage au soleil naissant.  Elle a un air solennel, majestueux dans les ondes de l'astre.

Une fois libérés, les rayons emplissent rapidement le ciel tout entier, illuminant sur leur passage tout élément à leur portée.  Le lac miroite de paillettes et les couleurs reprennent vie graduellement.

C'est en la voyant ainsi, nimbée de la lumière dorée, dans laquelle elle semble se baigner toute entière, qu'il comprend...

Une certitude indiscutable, que certains appellent l'instinct et d'autres la foi.  Où il n'est question ni de raison, ni de passé, ni de loi, ni de fausse excuse, ni de crainte, ni de phobie.   Où il n'est question de rien, puisqu'en posant la question, elle avait révélé la réponse.

Puisqu'elle était la réponse.  Sa réponse.

Quelque chose à l'intérieur de lui semble soudain reprendre sa place après toutes ces années. Une réconfortante sensation de chaleur l'envahit tout entier.   Plus besoin de faux semblant.

Comme sous l'effet du même sentiment, la jeune femme, les yeux toujours clos au dessus du vide, dont elle devrait avoir peur, esquisse un léger sourire et un soupir d'aise tombe de son corps.

Mich fait un pas vers elle, son corps mû par une volonté indépendante.   Il se retrouve ainsi tout près du rebord de la fenêtre.  Il est saisi par la beauté du paysage, éclatante dans le soleil matinal.

— Tu n'as pas froid ? murmure Tashi en le regardant à nouveau, proche, toujours plus proche.

Il se perd dans les iris lumineux de la jeune femme.

— Quoi ?

Encore ce manque d'éloquence ou de compréhension ou... il est encore troublé.

Elle esquisse un geste vers son torse nu, nimbé de la lumière du matin, donnant vie aux tatouages qui volent de son bras à son oreille gauche, en passant par la poitrine.

— C'est l'aube : il fait froid et tu n'as même pas mis de chandail.

Il hausse les épaules.

— J'ai connu pire.

— Ce n'est pas parce que tu as connu pire que tu dois continuer à te priver de ce qui peut t'apporter du réconfort.

Il fronce les sourcils, désarçonné par cette simple affirmation... qui porte plusieurs sens.

Elle tapote l'espace libre à côté d'elle.

Sans se poser de questions, il la rejoint d'un bond souple.  Ils se retrouvent épaule contre épaule, les cheveux d'albatre et d'onyx emmêlés dans un même écheveau.   La lumière du soleil se reflète dans les fils dorés et est absorbée par les mèches noires.  D'un petit geste, elle lui offre un pan de la couverture dans laquelle elle est enveloppée.   Il hésite un instant avant de l'accepter et d'en ajuster la surface sur leurs épaules confondues.  Mich se retrouve soudain enveloppé de douceur, de chaleur, et surtout, du parfum de Tashi.

— Alors ? demande-t-elle.

— C'est... agréable, admet-il.

Son œil capte un éclat métallique vers le bas et une constatation soudaine le frappe.

— Tashi, la plate-forme dont tu m'as parlée est au moins dix mètres plus bas.

Elle rougit et s'agite légèrement sous son regard mécontent.

— Oh ! Euh, hum. Oui...

Il secoue la tête sans rien ajouter de plus, mais Tashi précise :

— Si on triche, ça ne marche pas.

— Qu'est-ce qui ne marche pas ?

Elle lui jette un regard en coin.

— Cette thérapie, pour que ça marche, il ne faut pas tricher.  Tu dois jouer franc-jeu, être totalement dedans.

Il soutient son regard.  Encore ces double sens.

— Pas de porte de sortie ?

— Non, dit-elle en serrant les lèvres.

Le Tibétain évalue à nouveau la distance qui les sépare du sol.  Ils sont dans les combles, à plus de sept étages de hauteur.   Pour une personne sujette au vertige, la hauteur est impressionnante.

— Ça demande beaucoup de courage, juge-t-il.

Tashi hausse les épaules.

— Ça suppose d'accepter de se sentir vulnérable, répond-elle.

Il opine en silence, avant de déclarer pensivement :

— Je ne sais même pas si j'en serai capable.

— De quoi ?

— D'être totalement présent.  Depuis un bon bout de temps, c'est comme... comme si une partie de moi était détachée.  Comme si je m'observais moi-même de l'extérieur.... Flippant hein ? ajoute-t-il d'une voix désabusée.

Il a l'air désemparé, désespéré, et le cœur de Tashi se serre un peu.

— Je crois que Skamar avait tort, poursuit Mich tristement.  Je ne suis même pas certain que la lumière puisse me sauver.

Tashi fronce les sourcils.  Elle n'aime pas qu'il se voit comme une cause perdue.

— Thérapie d'exposition progressive ? suggère-t-elle.

Il lève un sourcil interrogateur.

— C'est une bonne technique, ajoute-t-elle avec conviction.  Tu n'es pas obligé de t'exposer directement au soleil de midi.  Une lumière douce, comme celle de ce matin, c'est un premier pas.

Une fois encore, elle lui sourit.

Il se demande si elle est consciente de ce qu'elle dit, ou si c'est simplement une jolie métaphore. A-t-elle déjà compris ce qu'il pressent à peine depuis quelques jours ?

Car oui... sa lumière c'est elle.

*****

Michewa ouvre les yeux sur une autre réalité.  Il constate que le soleil rougeoyant est quasiment perdu derrière l'horizon de cet océan, à des milliers de kilomètres de Genève et de cette nuit.

Il est ici à Santos, sur ce catamaran qui se berce dans les flots.

Et Tashi...

Il porte la main à l'alliance qu'il porte au cou.  La famille...

Il ignore où Mark et Naisha ont placé Tashi en sécurité.  À sa propre demande.

Pour avoir le courage de mener à bien la mission qu'il s'est donnée : retrouver ceux qui lui ont enlevé son passé, les responsables des cauchemars qui hantent encore les nuits de la jeune femme.

Revenir à Santos, c'était pour se compléter une équipe, refaire ses ressources.  Et voilà que le SSCC se découvre et s'accuse de lui-même.  Au fond ce sont eux qui l'ont trouvé.

Il accepte d'être loin de sa femme en sachant qu'elle est en sécurité avec le petit.  Sa famille...

— Tu pleures ?

Il se retourne, en essuyant furtivement ses yeux, et fixe Broot d'un regard surpris.  L'enfant, descendant du rouf, se joint à lui tout naturellement et s'assoit près de la poupe du navire.

— Quoi ?

Décidément, il manque encore de vocabulaire.

— Tu pleures devant le soleil qui se couche ?  Qui part ?

— ...

— Tu sais, s'il se couche ici c'est qu'il se lève ailleurs.   Il ne faut pas pleurer, la lumière revient toujours.

Michewa Li Gan observe le regard franc de ce gamin qui lui rappelle d'autres yeux, tout aussi pâles.

— Tu as raison, mon petit, la lumière revient toujours quand on l'accueille.

*****

Au loin du mouillage du catamaran, qui se berce sur les longs flots, de grosses bulles et remous crèvent la surface des eaux plongées dans le noir.

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