Chapitre 13 - Éveil

Assit au chevet de Broot avec l'ordinateur sur les genoux, Adan est de nouveau perdu dans ses pensées. Il ne réalise la présence de Jessie que lorsque celle-ci dépose une main caressante sur sa nuque. Il se retourne vers la rousse et son visage s'éclaire d'un doux sourire :

— Mark t'a laissé dormir un peu ? demande-t-il à mi-voix.

— Aux petites lueurs du jour. Mais ça va.

Jessie se penche et embrasse amoureusement son journaliste. Elle enlève ensuite l'ordinateur et le pose sur une table avant de le remplacer par un cabaret contenant un petit déjeuner. Adan regarde la nourriture avec un œil appréciateur en s'avouant intérieurement que son en-cas, aux petites lueurs du jour, est rendu loin. Il la regarde et attrape sa main pour y déposer un baiser.

— Jess, tu es un ange. Merci ! Toi-même : tu as mangé ?

— Oui, je vais maintenant aider Mark à passer au travers des infos sur les clefs USB. On en a pour quelques heures de déchiffrage. Mich et Alva vont nous apporter leur soutien.

— Vous voulez que j'y sois également ?

— Non, reste ici près de Broot. Tu devrais aussi en profiter pour prendre du sommeil. Tes yeux sont si fatigués, plaide la jeune femme.

— Je me repose ne t'en fais pas.

Jessie lui fait de gros yeux.

— Je dormirai lorsqu'il sera éveillé, s'excuse-t-il. Je n'y arrive pas.

Avec un sourire taquin, elle passe sa main sur les joues glabres d'Adan, en tachant d'éviter le côté gauche du visage, dont l'ecchymose bleuit doucement :

— Tu me rappelles de beaux souvenirs ainsi, Dan.

— Avec ce bleu ou le sans barbe ? ricane-t-il.

— Le bleu te donne un air différent, je l'avoue. Un peu bad boy. Mais l'absence de tous ces poils me ramène enfin un peu de l'Adan que j'ai ai.. connu.

— Oui, j'avais le goût de revenir vers ce temps, avoue-t-il alors que le reflet de son rêve danse dans sa tête ainsi que la gravure de Dǎn dà. Un certain souvenir m'a poussé à faire peau neuve. Cela fait surtout bizarre de sentir l'air sur mes joues.

— Et ça ? demande la jeune femme en embrassant la peau douce de la mâchoire de l'homme.

Adan agrippe sa nuque pour la retenir et s'empare à nouveau de ses lèvres. Il plonge ensuite longuement son regard dans les prunelles dorées. Jessie l'observe attentivement :

— Tu sembles vraiment fatigué ou inquiet. Tu es resté ici toute la nuit ?

— Oui, je ne me décide pas à le quitter. Je veux être près de lui quand il se réveillera.

— Il est vraiment particulier et tu tiens à lui énormément, hein ?

— Humm.

— Tu vas faire un bon père, Adan.

—...

— Naisha t'a observé ? Tu m'inquiètes.

— Oui, on s'est vu ce matin.

Jessie réagit avec un brin d'incrédulité et se redresse en regardant sa montre.

— Très très tôt, avoue l'homme. Elle dit comme toi : lacune de sommeil.

Il ne rajoute pas : « réaction de manque ». Après l'épisode du journal du Professeur Schäfer, Adan s'est quelque peu confié à Naisha afin d'obtenir son avis médical sur sa consommation de narcotiques et d'alcool. Il lui a parlé de ses rêves surnaturels et de ses interrogations sur leur réalité. Naisha croit qu'il vit un épisode de sevrage depuis quelques jours. Quelque peu honteux, il ne lui a cependant pas parlé de ses projets du soir de la rencontre avec Broot. Personne ne les connaît. Il les garde pour lui et s'interroge si elles reviendront. Il en a peur. Le pot de gélules grises lui brûle les mains même s'il gît au fond de son sac. Durant ses réflexions, son visage s'est assombri ce qui n'a pas échappé à Jessie qui le scrute et attend patiemment qu'il se confie. Mais devant le mutisme de son amoureux, elle ne rajoute rien. Adan relève innocemment les yeux vers elle :

— Je vais bien Jess, assure-t-il, ce qui fait soupirer la femme qui ajoute :

— Je te laisse. Je viendrai te chercher pour le dîner. Repose-toi Dan : car ce soir nous allons faire une croisière !

— Oui en effet, sourit-il. En passant : où est Mich ?

— Tu veux que je te l'envoie ?

— J'aimerais lui poser quelques questions sur Walton avant qu'on le rencontre.

Jessie acquiesce en souriant. Elle va voir le dormeur et caresse sa petite main brièvement :

— Réveille-toi petit ! J'ai bien hâte de te rencontrer.

Elle quitte ensuite la pièce, laissant Adan seul avec ses pensées moroses. Il est mal à l'aise de camoufler des trucs à Jessie mais en même temps, il a honte de sa faiblesse de sevrage. Ses noires idées lui gâchent son repas. Il repousse le plateau et se prend la tête dans les mains. Dormir ? Non. Il risque de retomber dans ses rêves psychotiques.

Alors, il veille.

*****

Adan en est à siroter un énième café pour se maintenir en éveil, lorsque le tibétain entre dans le dojo et se dirige vers la chambre. Après avoir déposé sa tasse, le journaliste va à sa rencontre sur le tatami. Mich réagit lui aussi au visage glabre de son ami :

— Voilà longtemps Dǎn dà, déclare-t-il en lui serrant la main... Content de te retrouver.

— Oui, je viens de loin, si tu savais.

Mich prend le temps d'observer son ami. Oui, son visage a retrouvé une certaine jeunesse mais ses yeux ont un trouble qu'il ne reconnaît que trop bien. Il se revoit un peu lors de son retour de Genève, ne sachant plus vraiment ce qu'il doit faire, ni croire. Il état alors pris en étau, dans une situation ambigüe, entre ses sentiments, ses beaux principes de combattant et sa loyauté bafouée. Aussi Adan, avec sa chemise au col Mao et ses longs cheveux, lui rappelle les protagonistes inédits des films de son enfance : des fils du ciel aux yeux de feu. Non, les paupières bridées n'y sont pas, mais l'homme devant lui est en quête... de lui-même. Et c'est un ami auquel il est attaché plus qu'il ne le pensait.

— Tant que ça... réplique le tibétain cherchant des explications.

— Oui.

Adan fouille dans sa poche et en sort le pot de gélules grises qui lui brûlent l'âme. Il le tend avec hésitation à Mich...

— Voilà autre chose qui gangrène Santos... souffle-t-il d'un ton amer.

— Où as-tu eu ça ? apostrophe Mich, qui ne s'attendait certes pas à cette révélation venant d'Adan. Tu sais que ce sont des...

— Oui, des « Ombres grises ».

Gan le regarde en écarquillant les yeux :

Báichī ! Tu ne...

Puis, avisant à nouveau le trouble au fond du regard de son ami, il se tait.

— Longue histoire, laisse tomber laconiquement Adan. Je viens de loin je te dis...

Mich observe le contenant de plastique qui pèse dans le creux de sa main. Il connaît cette drogue dont il a pu observer les sévices en Europe et dans certains coins d'Asie. Elle annihile la volonté et soumet le consommateur à des crises d'amnésie. La victime est alors très sensible à la suggestion et ne connait aucune peur ou doute. C'est sans douleur paraît-il... À trop forte dose, c'est le délire et la mort assurée dans un monde onirique. Qu'elle se retrouve à Santos le foudroie. Que ce soit Adan qui le lui démontre le sidère et l'inquiète. Qu'a fait son ami ?

— Que veux-tu que j'en fasse ? demande-t-il avec prudence.

— Fais les analyser. Nous accéderons bientôt aux installations de Ken Walton... Nous aurons les ressources non ?

— Sûrement... Mais Adan...

— J'aimerais savoir ce qu'il y a dedans, le coupe le journaliste.

Un silence.

— Tu en as pris ?

—...

- C'est une saloperie tu sais ? lui assomme le tibétain alors qu'Adan baisse les yeux.

— ...

— Adan ? Mon ami.

— J'ai... voulu en prendre... beaucoup.

— Tu aurais dû venir me voir, déclare Gan avec un ton affligé et intransigeant.

— Je sais, avoue Adan douloureusement en relevant la tête.

Il toise Mich avec un regard triste et perdu. Il lève les mains en signe d'impuissance et rajoute :

— Mais, il y a des trucs qui nous emportent parfois très loin et... c'est sournois. On ne voit plus d'issue...

Les derniers mots sont à peine audibles.

— Il arrive que le murmure d'un courant d'air révèle la sortie d'un cachot, confie Michewa en posant une main sur l'épaule d'Adan.

—...

— J'aurais pu t'aider, ajoute le tibétain. Je t'aiderai toujours Dǎn dà.

— Je sais Mich. Je ne ... Mais tu l'as fait en m'accueillant ici. Tu le fais en ce moment. Broot aussi m'a raccroché à quelque chose, répond-t-il en regardant les yeux d'onyx de son ami.

— Et une certaine rouquine, sourit Gan.

— Oui, une certaine rouquine, admet Adan dont le corps se détend sous la poigne du tibétain.

Soudain un signal d'alarme est émis depuis la pièce où Broot repose. Adan et Gan s'y précipitent. En entrant dans la chambre, ils voient le gamin debout près de son lit, les jambes vacillantes qui les regarde, apeuré...

— Adan, bredouille le gamin les yeux noyés et perdus.

Il semble chercher son équilibre. Adan se précipite et l'attrape sous les bras pour le remettre au lit, pendant que Mich stoppe l'alarme de l'appareil qui était relié au corps de l'enfant et qui s'est débranché par ses mouvements. Le petit s'agrippe si fortement aux épaules d'Adan qu'il n'a pas le choix que de s'assoir lui-même sur le lit. Broot se blottie contre lui tout en cachant son visage dans ses mains.

— Je m'excuse, murmure le gamin. Je ne voulais pas... Non.

Puis, le garçon éclate en sanglots. Adan sent son cœur rater un battement. Il engouffre le petit corps qui tremble dans ses bras et le berce doucement. Il jette un œil à Michewa, qui regarde la scène avec de grands yeux. Adan articule « Naisha » dans un demi-silence. Le Tibétain sort de la pièce pour passer un appel sur son cellulaire.

— Broot, ça va aller, murmure l'homme dans la petite oreille. Je suis là.

— Non ! proteste le gamin entre deux reniflements. Je t'ai fait du mal. Pardon.

— Non, je vais bien.

— Mais tu as voulu cesser de respirer à cause de moi.

Adan se souvient de son rêve dans la piscine lors de sa quasi noyade.

— Mais je vais très bien. Ce n'était qu'un incident. L'important c'est que...

Broot se redresse brusquement en s'éloignant de l'homme. Il ouvre ses grands yeux clairs et fixe Adan avec un air paniqué. Il tarde à trouver son souffle et Adan constate que le petit semble fixer des images que lui seul peut distinguer.

— Broot ?

— À... À l'auberge. Ils ont attaqué. Ils ont fait du mal à Laurenn. À Mikel... Ils les ont... Oh non....

— Je sais Broot, répond le journaliste d'une voix étranglée.

Il tente de toute ses forces d'endiguer l'émotion qui le submerge pour ne pas affoler l'enfant. Broot, paniqué, grimpe à nouveau sur les genoux d'Adan qui l'accueille. Ils demeurent ainsi prostrés un petit moment. Les cheveux blancs de l'enfant contrastent sur la chemise noire de l'homme. Tranquillement, le garçon se calme et l'homme reprend le contrôle de lui-même. Il constate que Mich est de retour.

— Elle arrive, dit le Tibétain d'un ton rassurant.

Broot se retourne vers la voix grave, incertain. Ne le reconnaissant pas, il pose sur Adan un regard inquisiteur.

— C'est mon ami, Michewa. Il va nous aider.

— Il va pouvoir me dire qui je suis ?

— Je vais essayer, répond calmement Mich. Tu es spécial, je le sais.

— Je crois que je peux faire du mal.

— Non ! Qu'est-ce que tu racontes Bonhomme ?

— Ils l'ont dit, reprend Broot. Que j'étais une erreur, le mal en fait. Ils ne le voulaient pas mais j'ai pu sortir de la maison de Laurenn avant que ça explose.

— Ils ne "voulaient" pas que tu sortes ? demande Adan. Et eux ? Où sont-ils ?

— Ils ne sont pas sortis. Je ne les ai pas vu ensuite. J'ai eu peur. J'avais encore mal partout et je voulais de l'eau. Je suis allé vers la mer. Pourquoi ils ont fait ça Adan ?

— Je ne sais pas Broot, avoue l'homme avec la voix rauque.

— On va savoir, mon garçon, promet Gan. On les trouvera.

— Ils sont comme moi, déclare candidement le gamin. Tu les reconnaîtras facilement. On se ressemble.

— De qui parles-tu Broot ?

— De ceux qui ont attaqué Laurenn et Mikel. Ce sont des adultes mais on se ressemble.

Et en disant cela, le petit désigne ses cheveux.

Máo bīng, s'exclame Mich. Des adultes. Impossible !

Derrière lui, s'approchent Naisha, Jessie, Mark et Alva. À leur vue, Broot est intimidé mais Adan les lui présente. Il sourit timidement. Finalement, face à Alva il fait les gros yeux en fronçant les sourcils et demande simplement :

— Pourquoi tu te caches ?

— Je ne...

Alva arrête de parler, toise un instant les yeux si semblables aux siens, puis enlève sa perruque noire.

— Tu m'as démasqué, avoue-t-elle.

— Tu nous veux du mal ? lui demande le garçon sèchement.

En disant cela, il se lève en serrant les poings et se place devant Adan, toujours assit. Alva ouvre de grands yeux tristes, puis une surprise attendrie se peint sur son visage devant le petit bonhomme qui se dresse, tremblant mais décidé, de toute sa chétive hauteur, dans sa chemise d'hôpital trop grande.

— Non, bien sûr que non. Je suis une amie. Je te ressemble.

— Eux aussi me ressemblaient mais ils étaient grands ! Et méchants !

— Broot, dit Adan derrière lui. Alva est vraiment une bonne personne. Elle t'a déjà aidé pendant... ton sommeil.

— Dans le cocon ? chuchote le garçon.

— Euh... Oui. Tu t'en rappelles ?

— Oui, un peu. J'étais bien mais ça faisait très mal en même temps.

— Oui, ça chauffe et on a l'impression que notre peau se déchire, murmure Alva. Mais le cocon nous protège.

— Comme une maison. Toi aussi tu as eu un cocon ?

— Oui, moi aussi, admet-elle. C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui en a eu un.

— Moi j'en ai vu d'autre comme moi... comme nous. Mais ils étaient méchants. Ils n'ont peut-être pas eu de cocon.

— Peut-être, sourit Alva devant le raisonnement de Broot, puis elle rajoute : Je ne suis pas méchante.

— Oui, admet le gamin. Je le sens maintenant. Là.

Le garçon désigne sa tête. Mich jette un œil sur Alva en se demandant si ces deux-là vont pouvoir avoir un dialogue mental. Il est le seul à connaître le don de la jeune fille, qui lui a demandé d'attendre avant d'en parler. Il se demande si ce secret est bon. Alva lui rend son regard.

« Pas encore » entend le tibétain. Il acquiesce furtivement de la tête à cette supplique.

Personne ne remarque le regard étonné de Broot vers Alva, alors que Adan l'aide à se recoucher afin que Naisha puisse ausculter l'enfant.

Après quelques minutes d'observations diverses, la docteure range son stéthoscope.

— Et puis Doc ? demande Mich.

— Tout me semble en ordre... Pour son type de cas. Je ne peux rien faire de mieux que de lui demander de se lever et de marcher un peu pour rétablir son système.

— Dans ce cas, allons terminer la revue des dossiers avant le dîner, annonce Mich.

Alva, Mark et Naisha suivent l'homme alors que Jessie regarde Broot bien en face :

— J'irai te trouver des vêtements plus adéquats. Tu ne peux pas déambuler avec cette jaquette sur le dos.

Le petit observe le tissu et esquisse un immense sourire. Adan lui demande :

— Comment te sens-tu ?

— J'ai faim.

— Donc, cela me semble prometteur, conclue la femme en souriant.

Adan sourit et va vers la petite cuisine pour trouver de quoi sustenter Broot. Ce-dernier se tourne ensuite vers Jessie et lui demande, alors que le journaliste est encore à portée d'oreille :

— Jessie ? C'est toi la nouvelle Dame au cheval ?

Adan, en entendant cela, sursaute légèrement et lui jette un coup d'œil. Il voit Jessie sourire et s'accroupir près du lit pour être à la hauteur du garçon :

— Je vois de qui tu parles, Broot, chuchote-t-elle. Je vais te confier un secret : je suis bien mieux que la dame qui aime les chevaux. C'est Adan que j'aime.

— Ça me paraît très bien, lui répond sur le même ton le petit. Il a besoin qu'on l'aime tu sais.

— Ah oui, et pourquoi ? demande Jessie dont le cœur s'emballe tout à coup.

Broot darde ses grands yeux clairs dans ceux mordorés de la femme penchée vers lui :

— Vous êtes amis depuis longtemps ? demande l'enfant très sérieusement.

— Oui, pas mal de temps. Des années. Mais on s'était un peu quittés.

— Alors, tu vois, il n'a pas su te dire qu'il avait besoin que tu tiennes à lui.

— C'est lui qui est parti, avoue-t-elle piteusement.

— Tu devrais lui dire alors.

Jessie lui lance un regard interrogateur mais ne dit mot.

— Combien tu l'aimes.

— Mais nous sommes... là, bredouille Jessie.

— Oui et j'espère qu'il te dira tout.

Jessie se redresse, sans voix devant ce gamin décidément hors du commun.

— Et il doit tellement t'aimer j'en suis sûr, ajoute Broot d'une voix si douce que la femme n'est pas sûre d'avoir bien entendu.

Son regard se porte au-delà de l'accès vitrée de la chambre et en voyant Adan qui revient vers eux, les bras chargés de victuailles, elle ne peut s'empêcher de se sentir rougir alors qu'une douce chaleur la submerge.  

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