Chapitre 1 - Visite
Dans les vapeurs éthyliques, l'esprit d'Adan voyage.
Il se revoit tout gamin, sur les genoux de son père, tenant le volant du camion paternel, convaincu qu'il conduit comme un grand. Il entend le rire attendri de l'homme qui l'étreint brièvement. Puis, il se retrouve au volant de sa première voiture, usagée mais fort belle, payée grâce à son premier contrat de pigiste pour l'Observateur de Santos. Sa mère, dans ses plus beaux habits, est sur le siège du passager, radieuse et elle lui sourit en déclarant : « Que je suis fière de toi Adan ! » Ensuite, il est aux côtés de Diana, dans la rutilante voiture sport, qu'elle vient de recevoir en bonus de son nouveau patron, qui file à toute allure sur l'autoroute. Sa presque fiancée lui explique ses projets d'avenirs : il n'entend pas ce qu'elle dit mais il constate qu'il ne pourra faire partie de cet avenir. Diana le regarde et part d'un grand rire moqueur. Elle parle et le menace. Il n'entend rien mais il réalise qu'il perd tout.
(Adan s'agite dans son sommeil, il grommelle pour argumenter avec cette femme ambitieuse qu'il a autrefois adulée.)
Il ferme les yeux. Elle le quitte.
Il vit ainsi seul, sans personne à qui parler véritablement, se logeant dans sa voiture, depuis six mois. Il est en panne, quelque chose s'est cassé dans son moteur. Il n'y a aucun Samaritain pour l'aider. Impossible de joindre son père et sa mère... il réalise la finalité de leur mort comme un trou dans sa poitrine. Et Diana... c'est elle qui l'a renvoyé de son plan d'avenir et bloqué comme journaliste dans tout Santos. Il s'isole maintenant volontairement de tous les autres.
Dans sa voiture en panne, il n'a aucune attache, aucun passager. Mais il se prépare à tenter la réparation. Il doit le faire, c'est une question de vie ou de mort. Il doit le faire seul, car il est aussi isolé que Robinson sur son île. Mais il l'a voulu ainsi. Pas de bagage.
Il porte une bouteille de vin à sa bouche pour en vider le contenu puis la jette avec les autres derrière son siège. Il tire ensuite la manette qui ouvre le capot du moteur. Un bruit étrange se fait entendre et il constate avec horreur que la cabine de la voiture commence à se remplir d'eau. Il voit à la surface des flots, qui montent vers ses genoux, les petites gélules grises au cœur strié de toiles : L'Ombre grise ! Il tente de les attraper pour les remettre dans leur contenant. Il n'en veut plus !
— Tu m'en donneras des nouvelles ? fait la voix d'Hal.
Il se redresse et voit le jeune homme qui le regarde, crâneur, au travers de la vitre du côté du conducteur. L'eau monte, elle entre dans sa bouche avec les gélules qu'il recrache de son mieux. L'eau est salée et lui pique la gorge. Il tente de crier pour demander de l'aide.
— Mais c'est ce que j'ai fait, reprend Hal. Je t'ai aidé. C'est ce que tu voulais non ?
Adan agite sa tête pour nier. Il entend son père rire et sa mère lui redire combien elle est fière de lui. Ses yeux se noient de larmes salées... ou est-ce l'eau qui le submerge ? Il revoit - et cette fois il l'entend - Diana qui lui lance avec dédain :
— Il te faudra un miracle pour te sortir de ta médiocrité ! Tu n'as aucune ambition, aucun éclat. Comment as-tu pu penser que je ferais ma vie avec toi. Tu vis dans l'illusion.
« Mais je vais mourir ! » réalise Adan.
— Hé mec ! Tu viendras me dire hein ? ricane Hal en cognant sur la vitre de la voiture.
.......... Toc Toc Toc !
Adan se débat pour retrouver son souffle, mais les gélules s'engouffrent dans sa gorge.
Respire ! Il ne réussit pas à garder la tête hors de l'eau. Il étouffe.
.......... Toc Toc Toc !
Respire... Il doit réparer cette foutue bagnole ! Il suffoque...
Adan se réveille, la tête enfouie dans son manteau de cuir dont il mâchouille la manche, la bouche pleine. Il la recrache et se rassoit sur son divan d'un coup sec...
Étourdissement, nausée, sueur, bouche pâteuse... gueule de bois.
Un cauchemar ou... ?
Adan saute sur ses pieds brusquement. Les bouteilles vides se couchent sur la table et le pot de gélules tombe sur le sol. Adan s'accroupit pour tenter de le retrouver sous les meubles.
.......... Toc Toc Toc !
Il sursaute et l'arrière de sa tête donne brusquement contre la table de salon. Mais quelqu'un cogne pour vrai à la porte !
- Il n'y a personne, grommelle tout bas le journaliste.
Il se redresse tout en se frottant la tête et en repoussant les mèches de cheveux collées sur ses joues humides.
.......... Toc Toc Toc !
— Ça va ! Je viens ! crie-t-il en louvoyant vers l'entrée.
Il ouvre avec rage la porte et ses yeux se portent devant lui, à presque deux mètres de hauteur, mais ne rencontrent que le vide, il n'y a personne. Il referme d'un coup sec puis fait demi-tour pour retourner au salon.
.......... Toc Toc Toc !
Il fait volte-face très rapidement et ouvre d'un grand mouvement la porte. L'amplitude maladroite du geste le fait reculer et son équilibre précaire ne survit pas à la présence de ses chaussures abandonnées juste là. Il tombe à la renverse, bien assit sur son séant. Lorsqu'il reprend le contrôle de ses yeux, il aperçoit d'abord une tête blonde, presque blanche et ensuite, se levant vers lui, deux grands yeux clairs et humides. Un sourire flotte sur les lèvres, ce qui accentue une fossette sur le côté gauche.
— Qu'est-ce ce que tu fais là ? grogne-t-il au gamin devant lui.
— ...
Le sourire a fondu, la tête blonde s'est courbée et fixe résolument le bout de ses espadrilles. Adan se frotte les yeux et tente de reprendre une certaine contenance. Il doit faire peur à voir. Il avale difficilement sa salive, se relève avec précautions, tentant de faire cesser le tangage. Il replace ses vêtements frippés et repousse ses cheveux qui lui cachent les yeux. Il s'approche du gamin en jetant un œil dans le corridor... désert. "C'est encore la nuit", constate-t-il en jetant un œil vers la porte-fenêtre où la pluie bat méthodiquement son rythme.
— Qu'est-ce que t'as mon gars ? Tu es malade ?
— ...
— Tu es perdu ? reprend Adan alors qu'il s'accroupit pour avoir la tête à la hauteur du bambin.
— Oui, répond le petit garçon très bas, immobile.
— Où restes-tu ?
— Par là-bas, répond le gamin en montrant le corridor.
— Dans l'immeuble ? demande l'homme sentant sa patience s'amenuiser.
— Non... plus loin... Comment tu t'appelles ?
C'est la première question qu'il ose formuler. Il plante ses prunelles dans les yeux de l'homme. Ce-dernier se sent désarmé devant le regard qui se pose sur lui. Comme pour ses cheveux, si pâles, ses yeux ont une couleur indéfinissable, irréelle.
— Je m'appelle Adan, répond-il finalement en plaçant une main sur l'épaule du gamin.
Avec un soupir il réalise avec soulagement que ce n'est pas une apparition ou un bad trip... après les rêves de cette nuit.. d'hier... de ce matin... il ne sait plus ! Un café ! Voilà ce qu'il lui faut.
— Tu ne me demandes pas comment je m'appelle ?
Le garçon a une voix plus sûre maintenant et semble parfaitement à l'aise. Ce qui n'est pas le cas d'Adan qui ne sait plus quoi faire. Avec son peu d'expérience des enfants, ils représentent pour lui une race un peu étrangère.
— D'accord, ajoute-t-il avec un soupir, comment tu t'appelles ?
— Broot, répond l'enfant avec un petit sourire.
Un silence se fait entre les deux. « Qu'est-ce que je fais de lui ? se demande Adan. Je le fiche à la porte ou je l'invite à entrer ? Ce n'est pas un temps pour passer la nuit dehors, mes voisins ne sont pas fiables et puis, il dit qu'il est perdu. Mais qu'est-ce que je raconte ? En fait, moi aussi je suis perdu ! J'en suis au stade le plus égaré des derniers six mois. Ce n'est qu'un gamin ! Pourquoi a-t-il choisi ma porte ? »
L'adulte se relève et se gratte la tête, indécis.
— Diana a raison, je n'ai pas le tour avec les gens, soupire-t-il tout bas en passant ses doigts dans sa mince barbe brune.
Les grands yeux le fixent intensément.
— T'as envie d'un chocolat chaud ? propose finalement l'adulte.
— Ah oui !
— Alors, entre... Broot, déclare Adan en se tassant pour le laisser passer.
Broot ne se le fait pas dire deux fois et entre dans l'appartement. Pendant qu'Adan referme la sécurité sur la porte, le garçon s'avance dans l'appartement. Il admire aussitôt les murs tapissés de photos. Avec de grands yeux, il s'extasie sur les « négatifs ».
— C'est toi qui fais ça ?
— Moi ?... Oui... répond Adan sans un regard, déjà à l'abri dans la cuisine.
— C'est beau, déclare sérieusement le garçon, ce qui surprend Adan qui reste muet.
Les « négatifs » : résultats des reportages faits pour des magazines et des revues plus ou moins connues. Il y en a aussi beaucoup réalisées pour son propre plaisir et intérêt : du moins selon l'ancien Adan. Dans quelques cadres, on peut voir la Une de certains hebdomadaires affichant un cliché particulier. Le petit garçon s'immobilise devant le grand portrait de Diana, prise en gros plan près de la tête d'un cheval. C'est la seule photo prise avec plus de sentiments et moins de style. Il s'attarde à l'observer.
— Qui c'est ? demande-t-il en posant son petit doigt sur la photo et attendant que l'homme se penche par la porte de la cuisine pour voir ce qu'il désigne.
— Ma ... une amie, répond brièvement Adan en retournant rapidement près du lavabo.
— Ton amoureuse ?
— Oui... Non ! On ne pourrait plus l'appeler comme cela, répond-il un peu sec.
— Elle est ici ? demande le petit en le rejoignant à la cuisine.
— Non, plus maintenant, répond Adan en se demandant ce qui lui prend de lui dire tout ça.
— Pourquoi ? demande l'enfant en se perchant avec difficultés sur un des tabourets de l'îlot de cuisine.
La question reste en suspens pendant qu'Adan débarrasse avec fébrilité le comptoir d'un vieux carton de pizza et de plusieurs cadavres de bouteille qui finissent leur vie dans le bac de récupération. Il se surprend à faire ses gestes si communs avec une ardeur nouvelle. Que lui arrive-t-il ? Qui est ce gamin ?
— Tu poses bien des questions pour ton âge ! remarque ensuite l'homme en plaçant une casserole de lait sur la cuisinière déjà allumée.
— Quel âge crois-tu que j'ai ?
Adan finit de rincer deux tasses à l'évier tout en y entassant les verres et assiettes sales des derniers jours. Autant accepter la présence de ce petit gars et jouer le jeu. Au fond, il n'a plus rien à perdre et tout à oublier. Laisse-toi porter Lescaux.
Un linge à vaisselle sur l'épaule et les mains sur les hanches, il reste indécis et examine son jeune interlocuteur. Pendant son observation silencieuse, la cafetière émet le glouglou caractéristique de l'infusion imminente. Une odeur alléchante chatouille les narines du journaliste qui détaille le gamin : de stature petite, quoique solide, l'enfant semble manquer de sommeil et sa tignasse humide de pluie d'un coup de brosse. De grands cernes ornent ses beaux yeux. Ses habits sont simples : un jeans élimé, une chemise bleu clair tachée - un peu trop grande pour lui- et une paire d'espadrille grise qui en dit long sur le chemin qu'elle a parcouru. Aucun manteau ou bonnet. Cheveux un peu trop long tombant sur ces yeux pâles ! Un regard un peu trop sage. Un sourire timide, avec de toutes petites dents en rangées, agrémenté d'une fossette en coin. Il a croisé ses doigts enfantins, aux ongles cassés et sales, sur le comptoir et attend sagement sa réponse en soulevant un sourcil.
— Entre cinq ou sept ans je dirais, répond évasivement Adan, en se tournant pour chercher lÀ poudre de chocolat dans l'armoire.
— Ah oui, s'exclame Broot avec un grand sourire satisfait.
— Est-ce que j'ai raison ? Quel âge as-tu ?
— Je ne sais pas, répond le gamin, le regard franc.
— Hein ?
Mais Adan ne peut continuer la discussion étrange, car il s'aperçoit que le lait bouillonne et va se déverser hors de la casserole. Il se concentre à préparer les breuvages sous l'œil attentif du garçon. Il se demande bien ce qu'il va faire. C'est la nuit. Il connaît ses voisins d'immeuble, aucun n'a de petit garçon comme Broot. Ils sont soit trop âgés, trop perdus ou comme lui, trop seul. Adan décide de jaser avec le petit et de lui soutirer des informations avant de penser à appeler de l'aide.
Tout en buvant son café, Adan n'apprend que peu de chose du garçonnet, sauf qu'il adore le hockey, les chiens, la natation et il semble apprécier au plus haut point son chocolat chaud. Il est intarissable sur ces sujets mais ignore apparemment son adresse, son numéro de téléphone, le nom de ses parents et même son propre nom de famille lui est inconnu ! Adan commence même à se demander s'il est réaliste de poser ces questions à Broot. À quel âge un enfant doit savoir ces renseignements ? En ramassant la tasse du petit, il en profite pour regarder dans le col de la chemise bleue. Ce qui fait réagir fortement Broot :
— Je n'aime pas qu'on me touche !
— Désolé, plaide Adan, laisse-moi juste regarder car, à ton âge, ma mère identifiait tous mes vêtements avec des étiquettes. Peut-être que toi aussi.
— Tu peux regarder mais je sais que je n'ai pas d'étiquette dans mes vêtements.
— Mais dis-moi Broot, reprend Adan en constatant bien qu'il n'y a aucun identification (même pas celle des marques de vêtements ?), tu dois bien venir de quelque part ?
— C'est certain.
— Mais alors, tu dois t'en souvenir, reprend l'homme en se rasseyant face au gamin.
— Oui, un peu, hésite le gamin doucement.
— C'était où ?
— Ben... je ne sais plus, murmure le petit.
— C'était un bel endroit ? insiste Adan.
L'adulte est de plus en plus mal à l'aise devant le langage corporel de l'enfant qui se recroqueville sur lui-même, les bras croisés sur sa poitrine et les genoux qui se relèvent vers son visage.
— Je n'aimais pas ça, souffle l'enfant en baissant sa tête vers ses genoux.
— Broot, appelle doucement Adan en retenant son geste de lui relever le menton, regarde-moi et explique-moi pourquoi, afin que je puisse t'aider.
Broot lève ses yeux et croise le regard d'Adan qui est choqué d'y voir une vague de larmes qui menace de déborder. Le garçon tourne la tête et ses yeux se fixent sur la photo d'une échinacée rose en gros plan, posé sur le frigo. Adan respecte son silence. C'est les yeux cloués sur cette fleur que le petit répond :
— Je n'aimais pas ça parce que... parce que c'était trop grand, trop froid... Tout était blanc et on me surveillait tout le temps. Je ne pouvais pas sortir. On me laissait parfois regarder la télé mais jamais seul et toujours avec ce drôle de chapeau sur la tête. Ils me surveillaient tout le temps.
— Qui te surveillait ?
— Des appareils qui suivaient tous mes mouvements dans ma chambre. Et des personnes, jamais les mêmes... Il y avait bien un monsieur plus vieux que toi qui venait les derniers temps.
Broot se tourne vers Adan et ses explications s'égaillent :
— Je sais qu'il était plus vieux que toi, car il avait bien moins de cheveux que toi et aussi ils étaient blanc !
Adan passe la main dans sa tignasse brune et, oui, un peu trop longue. Il ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire.
— Il venait, le monsieur, plus souvent que les autres, poursuit le petit. Il me faisait faire des jeux, souvent les mêmes. Parfois cela m'ennuyait mais je les faisais bien car il semblait content. Il notait des trucs dans un calepin, me donnait parfois une friandise. Le seul ennui, c'est que je ne comprenais pas ce qu'il me disait.
— Il parlait une autre langue ?
— Oui... mais non, car le dernier jour, je l'ai compris et là il m'a posé plein de questions ! J'étais content, je lui ai répondu du mieux que je pouvais. Il m'a donné un gâteau cette fois-là et après...
— Après... quoi ?
— J'ai dormi. Longtemps ! Une bonne journée je dirais. J'ai rêvé plein de fois : plein d'images, pleins de trucs, tout le temps. Je n'aimais pas ça ! Ensuite, le monsieur est revenu et m'a parlé très très longtemps. Je n'ai pas tout compris, j'avais sommeil.
— Il était gentil ? demande Adan qui commence à trouver le récit de Broot un peu inhabituel.
— Oui, mais j'avais mal dans ma tête, rajoute Broot en se tenant le front. Puis non, je pense qu'il était méchant !
— Pourquoi ?
— Un jour, le dernier jour, il m'a fait très mal. Je ne pouvais plus bouger mes bras ni mes pieds et ma tête non plus, ajoute Broot les yeux brouillés à ce souvenir.
— ...
— J'avais mal partout ! grogne le petit garçon.
— Peut-être que ce n'était pas de sa faute.
— Si, ce sont les deux trucs pointus qu'il a mis sur mes poignets qui ont créé cette douleur !
Broot se tient bien droit et crispé sur son tabouret. Il frotte ses poignets convulsivement. Adan constate qu'il se retient de pleurer, de respirer et qu'il tremble. Faisant fi de sa réserve, sans réfléchir, il se lève de sa chaise et va prendre le garçon dans ses bras. D'abord réticent, Broot finit par se laisser aller dans les bras de l'homme. Adan l'accueille et le serre doucement en lui frottant le dos légèrement.
— Il m'a fait mal ! Pourquoi ! gémit le petit avec incompréhension, toujours traversé de frissons.
— Broot. Ça va. Tu es avec moi. Tout va bien. Tu es en sécurité.
— Je ne veux pas y retourner, rajoute Broot en reniflant. Depuis cette nuit-là, je sais que je ne suis pas bien là-bas.
«Cette nuit-là ? Donc hier soir ?» pense Adan. « C'est quoi cette histoire ? Mais où sont les parents ? Ils ne s'inquiètent pas ?»
Adan prend le petit dans ses bras, se dirige vers le salon pour s'assoir sur le sofa. Il prend une couverture qui y traîne et en profite pour recouvrir les épaules du garçon qui tremble tout en respirant par soubresauts. Adan est ému de la détresse de l'enfant. Tout ce qu'il veut maintenant, c'est le consoler.
Au bout d'un moment, la respiration du gamin s'est calmée et Adan le fait s'assoir sur un de ses genoux tout en gardant un bras autour de ses frêles épaules.
— Alors tu t'es enfui ?
— Oui, répond Broot piteusement en baissant son regard.
— Tu sais que c'est mal ? On doit s'inquiéter de ton absence ?
— Pas si sûr que ça.
— Depuis quand es-tu parti ? Hier ?
— Non, cela va faire trois jours, réponds Broot qui rajoute en voyant l'air effaré de Adan : Et ne t'en fais pas, personne ne s'inquiétera de moi. On ne m'aime pas là-bas.
— Mais que penses-tu que je... tu sais que je devrais te ramener là-bas ? Où que cela soit.
— Si tu le fais, je m'enfuirai de nouveau. Je ne veux plus aller là. Ils m'ont fait trop mal.
Adan reste un moment les yeux plongés dans ceux du gamin, qui commence à se frotter les paupières de ses poings fermés. Adan réfléchit : « Bon, trois jours de fugue. Une nuit de plus, qu'est-ce que cela peut changer ? Il est crevé. Il est en sécurité avec moi. »
— Écoute Broot. Tu dors chez moi cette nuit.
— D'accord. Merci Adan.
C'est la première fois qu'il utilise son prénom. Voilà longtemps que l'homme ne s'est pas senti interpellé autant par l'énoncé de son identité.
— Mais c'est naturel, articule-t-il gauchement.
— Je sentais que tu m'aiderais quand j'ai cogné chez toi.
— Tu sais, un petit comme toi, bien des personnes l'aideraient, dit Adan, tâchant d'oublier ses premières réflexions quand il lui a ouvert sa porte.
— Hier soir, une dame m'a renvoyé sur le trottoir au lieu de me laisser dans l'entrée de son immeuble. Il faisait froid.
— Et bien, ce n'était pas une vraie Dame alors ! réplique Adan en serrant le petit dans ses bras.
— Bien d'accord. Toi, tu es un vrai Monsieur... rajoute Broot dans un murmure ensommeillé tout en laissant sa tête se reposer sur l'épaule de l'adulte.
— Allez dors Bonhomme. Shhhhht.
Adan déplace la coupe de vin vide pour étendre ses longues jambes sur la table du salon. Il s'installe confortablement. Il enlève les chaussures au gamin et s'assure qu'il est bien couvert. Déjà son souffle est plus régulier et son corps très pesant. Broot s'est endormi. Adan sèche avec sa main les dernières larmes sur les petites joues du garçon et lui effleure le front de ses lèvres avant de laisser aller sa tête sur l'appui du divan. Ses yeux croisent l'horloge au mur : deux heures !
« Moi, Adan Lescaux, qui buvait sa dernière coupe de vin jusqu'à la lie, me voici à deux heures du matin, avec un gamin de 5-7 ans persécuté et en fugue ! Sans attache, sans information. Je ne sais pas quoi faire. Appeler la police ? Non, je serais assez chanceux pour me faire accuser de kidnapping ! De plus, les dernières propagandes municipales contre les sans-abris et le placement des jeunes dans des Centres ressemblant à des prisons ne me plaisent pas du tout. Ma dernière expédition-photos dans les rues de la ville m'a démontré que nous sommes dirigés par une bande de sans cœurs et de profiteurs. Entre hier soir et maintenant... Que se passe-t-il ? Ah, si ma mère était encore de ce monde ! Que ferait-elle ?»
Adan sourit. Sa mère aurait fait exactement ce qu'il a fait : recueillir Broot, l'enlacer et lui faire un chocolat chaud.
— Avec des guimauves, murmure-t-il pour lui-même avec nostalgie.
Ces dernières pensées sont pour Diana : « Que dirais-tu si tu me voyais ? Tu me jetterais au visage ton mépris et tu me dirais encore, avec tes grands discours, que je suis un grand fou irresponsable et attendri bêtement ou bien un espèce d'idiot idéaliste qui se fait embobiner par un gosse aux yeux clairs ? »
Adan tend la main pour éteindre la lampe de table.
— Dans les deux cas, tu aurais raison... souffle-t-il.
Un clair-obscur s'installe autour de l'homme et de l'enfant. L'un, abîmé dans ses souvenirs douloureux d'amours trahis tente de trouver un sommeil sans cauchemar angoissant ; tandis que l'autre, reposant pour la première fois de sa vie dans des bras consolants et protecteurs, peut enfin fermer ses yeux sur sa mystérieuse petite vie ignorée.
Bercé par le souffle de l'enfant, le bruit de la pluie sur la vitre et les murmures réguliers de la ville autour d'eux, Adan trouve enfin le sommeil. Il l'accueille pour la première fois en plus de six mois, et ce, sans avoir utilisé aucun comprimé diabolique, ni avoir vidé une quelconque bouteille d'alcool.
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