Chapitre 85

April

J'ouvre les yeux dans un sursaut, les larmes coulant à flots le long de mes joues, les sanglots me déchirant l'âme.

Je suis en colère. Enragée même. Parce que j'ai voulu partir. Parce que j'ai voulu m'échapper de cette vie de souffrance, d'abandon et de mensonges. J'ai voulu fuir. Mais maintenant que je suis revenue, c'est pire encore. Je me rends compte que je n'ai pas quitté cet endroit, je suis toujours là, bloquée entre deux mondes. Et je suis effrayée. Effrayée de ne jamais pouvoir m'échapper, effrayée de n'avoir jamais eu le courage de revenir avant, de ne pas avoir eu la force de sauver ma sœur, Christale. Elle qui est restée, qui a tout supporté seule, tandis que je me laissais engloutir par la tentation de partir.

Une putain d'égoïste.

Mais au fond, je n'avais pas voulu revenir. Pas dans cet état-là. Pas dans ce monde. J'avais voulu partir définitivement, rejoindre cet endroit où mon père m'attendait, cet endroit de paix, d'éternité, loin de toute souffrance. Je voulais être là avec lui, dans cette tranquillité, loin des horreurs de la vie. J'avais ressenti que c'était là que je devais être, à ses côtés. Je n'avais pas cherché à revenir. Je n'avais pas voulu que tout cela se passe ainsi. Mais ce n'était pas le moment, et je l'avais compris, la réalité m'avait rattrapée, violente, froide. Et me voilà ici, dans ce lieu étrange, entre deux mondes, sans vraiment savoir où je me trouve, mais ce n'est pas la question. Je suis là. En vie. Mais pourquoi, pourquoi moi ? Pourquoi suis-je revenue ? C'est une torture, un piège sans fin.

Les bruits autour de moi s'éclaircissent, et je remarque alors la chaleur de la main posée sur mes jambes, la respiration régulière à mes côtés. Je tourne doucement la tête, et c'est alors que je comprends. Malcolm. Il est là. Assis, la tête posée contre mes genoux, et ses yeux fixent les miens avec cette inquiétude, cette douceur, que je ne le croyais pas capable de posséder encore moi. Un pincement de cœur me saisit, et je me sens un peu moins seule, un peu moins perdue.

Je m'assieds, tremblante, une douleur sourde qui pèse sur ma poitrine. Je remarque enfin la perfusion accrochée à mon bras, l'éclairage clinique autour de moi. Un hôpital. Je suis dans un hôpital. Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai atterri ici, mais je n'ai pas le temps de réfléchir. La douleur, la culpabilité, tout me submerge à nouveau. La présence de Malcolm me donne l'impression d'être encore un peu vivante, et pourtant tout semble si irréel.

Je n'ai pas voulu revenir ici, je n'ai pas voulu revenir à la vie. Mais je suis là. Et Christale... Elle est toujours là-bah, seule. Pourquoi ai-je oublié ?

— Malcolm... je murmure, la voix brisée, presque inaudible, comme si chaque mot me coûtait. Je suis... je suis tellement désolée... de t'avoir fait peur... Je... je vais bien...

Mon souffle est saccadé, comme si l'air lui-même me faisait mal. Je cherche à croiser son regard, mais je n'y parviens pas, accablée par le poids de mes mots et de cette situation qui me dépasse. Ma poitrine se serre alors que j'essaie de me convaincre moi-même que tout ira bien, que tout est fini maintenant, mais je sais que ce n'est pas le cas. Pas encore.

Le jeune homme relève doucement la tête, son regard se plantant dans le mien, une expression de douleur pure sur son visage. Et là, le temps semble suspendu. Mon cœur cesse de battre durant ce qui me semble être une éternité.

Il pleure.

Des larmes, claires et lourdes, coulent sur ses joues, creusant des sillons dans la poussière de sa peau.

Lui.

Lui, qui a toujours été si fort, si sûr de lui, en train de pleurer devant moi. C'est... c'est irréel. Je l'observe, les yeux écarquillés, un poids dans la gorge, incapable de bouger. Mon souffle se coupe et une chaleur soudaine monte à mes joues, me laissant la sensation d'être engloutie dans un abîme de culpabilité.

Puis, dans un mouvement précipité, il se redresse, se rapproche de moi avec une urgence désespérée. Il m'attire contre lui, comme si sa vie en dépendait, et je me laisse faire, en silence, mes bras inertes autour de lui. C'est comme s'il voulait me protéger de tout ce qui me ronge. Mais moi, je ne sais pas quoi faire, comment le réconforter, comment lui dire que tout va bien. Parce que je ne suis pas sûre que ce soit vrai.

— Pardonne-moi, April !

Sa voix tremble, brisée, et le son de ses mots me transperce. Sa voix est comme une corde tendue, prête à se briser sous le poids de la peine.

Il me demande pardon ?! Mais... pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait pour qu'il me demande pardon ? Pourquoi est-ce lui qui se sent responsable ? Les questions me submergent, mais je ne peux pas répondre tout de suite. Une boule de honte se forme dans ma gorge, je n'arrive pas à respirer correctement. Il est là, il pleure pour moi, pour ce qui s'est passé, et moi, je suis complètement perdue.

— De quoi ? dis-je faiblement, d'une voix presque étrangère, comme si ces mots ne m'appartenaient plus.

Je n'arrive même pas à comprendre ce qu'il me dit. La douleur dans mes yeux, dans mon cœur, m'empêche de saisir l'intensité de son désarroi. Je le regarde, les yeux emplis d'incompréhension et d'une certaine confusion. Je suis trop fatiguée pour tout comprendre.

Il se mordille la lèvre inférieure, se reculant lentement pour me laisser de l'espace, comme si le contact pouvait lui faire mal. Ses yeux sont fuyants, chargés de regret, d'un fardeau qu'il ne peut pas poser à mes pieds. Je sens qu'il a du mal à supporter la vision de mon corps brisé, comme s'il était responsable de chaque marque qui y apparaît. Ses mains tremblent légèrement lorsqu'il essaie de retrouver sa contenance.

— Regarde toi... Regarde ton état...

Il souffle ces mots avec une douleur palpable, un frisson passant dans sa voix. Ses yeux se fixent sur moi, cherchant une réponse dans mon regard, mais je sais qu'il attend une rédemption, un pardon. Mais ce n'est pas lui qui devrait demander pardon, c'est moi.

Je baisse les yeux vers mon corps, dans un sursaut, comme si la simple action de regarder mes blessures allait me ramener à la réalité. Je suis recouverte de multiples hématomes et de cicatrices, des marques de combats, de blessures infligées par les autres et par moi-même. J'en ai assez vu pour toute une vie. Chacune de ces marques semble me hurler ma propre défaite, mon incapacité à me protéger. Mais dans cette scène de douleur, je vois aussi des preuves de ma survie. Je suis encore là. J'ai survécu.

— C'est moi qui t'ai fait ça, murmure-t-il, les mots lourds de culpabilité.

Il a dit cela si doucement, comme une confession, comme si cela allait effacer tout ce qu'il ressent.

Je ferme mes lèvres, mon regard se perd dans l'infini. Mon esprit part dans une spirale de confusion, et pendant quelques secondes, je suis simplement figée, incapable de répondre. Je ressens un tourbillon dans ma poitrine, un mélange de tristesse et de colère envers moi-même, mais aussi une pointe de soulagement. La souffrance physique devient secondaire face à la douleur de la vérité. Je lève enfin les yeux vers lui, essayant de rassembler mes pensées, de trouver les mots qui pourraient apaiser ce chaos entre nous.

Je fixe un point flou dans le vide, le regard perdu, avant de déclarer doucement, d'une voix cassée, mais plus calme que tout à l'heure :

— C'est un peu flou encore... Mais ce n'était pas toi, ce n'était que ton corps, ton esprit chamboulé qui bougeait. Je ne t'en veux pas.

Je n'arrive pas à lui en vouloir, même si une partie de moi voudrait le faire. Il n'avait pas de contrôle sur ce qu'il faisait. Je sais cela. Et pourtant, chaque parole, chaque souffle que je prends semble faire écho à tout ce que j'ai perdu. Mais je ne peux pas lui accuser d'être celui qui a brisé mon monde bien que ce fut le cas.

Je laisse un silence flotter, comme un voile entre nous, tandis que je me laisse aller dans ses bras, cherchant un peu de réconfort dans ce moment fragile. Mais au fond de moi, je sais que tout cela n'est pas suffisant. Le pardon, la rédemption, ne sont que des illusions dans cet océan de souffrance. Pourtant, ce moment avec lui, cette étreinte, m'offre la lueur d'un espoir brisé, un espoir que tout ne soit pas perdu. Pas encore.

— Depuis combien de temps suis-je ici ? demandé-je péniblement, ma voix à peine plus forte qu'un souffle.

Il prend une grande inspiration, comme s'il cherchait à peser ses mots avant de répondre.

— Deux semaines et trois jours.

Quoi ?! Aussi longtemps ?!

Mon souffle se suspend un instant. Deux semaines et trois jours... J'ai l'impression que ce n'est qu'un battement de cil, une fraction de seconde volée à la réalité.

— C'est étrange...

— De quoi ? demande-t-il, son regard perçant planté dans le mien.

— J'ai eu l'impression que tout s'écoulait en une fraction de seconde, explicité-je, en resserrant ma prise sur le brun aux yeux gris, comme si je craignais qu'il disparaisse.

Il hoche lentement la tête, l'air grave, puis murmure d'une voix rauque :

— Tu étais morte, April...

Je fronce les sourcils, tentant d'assimiler ces mots.

Morte ?

Non... je n'ai pas...

— Non, mon père n'a pas voulu me laisser partir, dis-je doucement, les souvenirs encore flous dans ma tête. Parce que j'ai encore une chose à accomplir. Mais je ne vois pas en quoi cela t'aurait changé... Tu ne m'aimes pas, Malcolm. Je ne suis rien d'autre qu'une proie à tes yeux.

Je déglutis difficilement avant d'ajouter, plus bas, comme un secret que je n'aurais pas dû dévoiler :

— Et pourtant, mon cœur me dit de t'aimer tel que tu es.

Un silence s'installe, lourd, étouffant. Ses yeux s'écarquillent un instant, puis il se détourne, s'éloignant légèrement de moi, brisant ce contact fragile qui nous reliait encore.

— Tu es la seule personne pour qui ça m'arrive, souffle-t-il d'une voix tremblante.

Je fronce les sourcils.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas... Je croyais te détester...

Sa mâchoire se contracte, comme s'il se battait contre ses propres pensées. Il détourne le regard avant de reprendre, sa voix plus grave, plus douloureuse.

— Être aussi gentille, et penser aux autres, à un gamin alors que tu es sur le point de te faire chasser littéralement, que tu t'es fait kidnapper... Et, ta façon de rester agréable et douce avec moi, même quand je t'énerve, alors que je t'ai fait souffrir plus que n'importe qui...

Les mots s'enchaînent, bruts, presque brisés.

— Tais-toi ! crié-je soudain, incapable de supporter plus longtemps cette culpabilité qu'il s'inflige. Il n'y a pas d'explication ! Je suis juste comme ça !

Il me regarde, surpris, avant de poser sa main calleuse sur ma bouche. Mon souffle se coupe immédiatement, et un frisson incontrôlable me traverse. Son contact fait virevolter une nuée de papillons dans mon bas-ventre, un contraste troublant avec l'intensité du moment.

— Laisse-moi terminer, murmure-t-il, son regard brûlant ancré dans le mien.

Je me fige, suspendue à ses lèvres.

— À chaque fois, j'ai voulu m'amuser avec toi, te détruire à petit feu... Pour voir jusqu'où tu tiendrais le coup dans cet état d'esprit... Et aussi parce que je croyais que c'était le seul moyen de montrer à mon oncle que je faisais tout pour le satisfaire... Alors qu'en fait...

Il se coupe, serrant les poings, sa gorge nouée par une émotion qu'il tente désespérément d'étouffer.

— Alors qu'en fait, depuis le début, lorsque je croyais détester quelqu'un au point de le tuer, je jetais ma haine sur les mauvaises personnes.

Il ferme les yeux un instant, inspirant profondément comme pour rassembler ses forces.

— C'était lui la source de ma haine... Et toi... alors que je te frappais...

Sa voix se brise, et je vois une larme solitaire couler le long de sa joue. Il l'essuie d'un geste fébrile, comme s'il refusait de laisser paraître cette faiblesse.

— Je n'avais plus de contrôle, je ne te voyais plus... Mais tu m'as fait ouvrir les yeux.

Un silence pesant s'abat sur nous. Je ne bouge pas, tentant de comprendre l'ampleur de ses paroles. Puis, lentement, j'attrape sa main tremblante et la serre entre mes paumes.

Je pense à Kiara et à ce qu'elle m'a dit. Que Malcolm était sûrement la plus belle personne qu'elle connaissait.

Et maintenant, je comprends pourquoi.

— Je me suis rendu compte d'une chose, poursuit-il d'une voix rauque, comme s'il luttait contre ses propres pensées.

Il marque une pause, comme si prononcer ces mots lui demandait un effort surhumain.

— C'est la première fois que ça m'arrive, et je ne pensais pas une telle chose possible.

Il plante ses prunelles d'acier dans les miennes, brillantes d'une intensité que je ne lui ai jamais vue auparavant. Mon souffle se suspend, mon pouls s'emballe et envoie des décharges électriques à travers mon corps.

Il hésite, puis lâche enfin dans un souffle :

— Je suis tombé amoureux de toi.

Mon cœur se serre, comme s'il était pris dans un étau.

Je voudrais pouvoir lui répondre, lui dire que moi aussi, je ressens cette attraction inexorable, ce besoin irrationnel d'être près de lui, de comprendre ses ombres et de les apprivoiser. Mais la peur... cette peur insidieuse me paralyse. Encore la même chose.

La peur d'être blessée. La peur qu'il change d'avis. La peur que ses mots ne soient qu'un mirage éphémère destiné à s'évaporer.

Alors, au lieu de me jeter dans ses bras, au lieu de céder à l'élan qui me pousse vers lui, je détache lentement ma main de la sienne.

Un frisson glisse le long de mon bras, comme si je venais de couper le seul fil nous reliant encore.

Il baisse légèrement la tête, mais ne recule pas. Sa voix tremble à peine lorsqu'il reprend :

— Je ne t'obligerai plus à rien. Je veux juste que tu me pardonnes.

Il inspire profondément, puis ajoute dans un murmure :

— Je ferai tout ce que tu désires.

Mon souffle devient erratique.

Je baisse lentement le menton, fixant nos mains qui ne se touchent plus. Une partie de moi hurle de raviver ce contact, de ne pas le laisser s'éloigner.

— Je ne vais pas te cacher que je veux rentrer chez moi, Malcolm, murmuré-je finalement, d'une voix si faible qu'elle se fond presque dans le silence.

Je lève doucement les yeux vers lui, cherchant une réponse dans ses traits tendus, dans la douleur qui se reflète au fond de ses prunelles.

— Mais aussi... je désire que tu sois heureux et épanoui.

Les mots s'accrochent à mes lèvres, incertains, mais sincères.

— Je veux être au plus près de toi et te comprendre. Je veux t'aider à guérir.

Il serre les mâchoires, et son regard s'assombrit.

— Mais c'est impossible... souffle-t-il. Avant de songer à aider autrui, il faudrait déjà se soigner soi-même...

Ses paroles résonnent en moi comme une vérité que j'ai toujours su, mais que je refusais d'admettre.

Il a raison.

Et pourtant...

Un silence pesant s'installe, lourd comme un orage prêt à éclater.

Nous avons compris tous les deux ce qui est le mieux pour nous. Nous avons compris qu'il est trop tard, ou peut-être trop tôt. Nous avons compris que l'amour ne suffit pas toujours à tout réparer.

Et cette prise de conscience me brise le cœur.

Mais c'est ainsi.


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