Chapitre 70

April

Je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Dans quel genre de lieu suis-je encore tombée ?!

Tout en lui est une menace. Chaque pas qu'il fait, chaque mouvement qu'il esquisse semble pesé, calculé. Comme s'il savait exactement quel impact il avait sur ceux qui l'entourent. Comme s'il savourait leur terreur.

Je croyais avoir connu la peur. Je croyais que Malcolm était le pire monstre que je croiserais dans ce monde inconnu. Mais lui... Cet homme me glace le sang. C'est une présence opaque, écrasante, qui empoisonne l'air autour de lui. Quelque chose dans sa façon de se mouvoir, dans l'autorité tranquille avec laquelle il manie sa canne, dans son regard qui dissèque les âmes, me donne envie de fuir sans jamais me retourner.

Personne ne parle. Personne ne bronche. Même Malcolm baisse les yeux. Et ça... ça, c'est pire que tout. Il ne crie pas. Il n'a pas besoin de hausser la voix pour imposer sa loi. Il négocie avec la peur, en fait son alliée.

J'observe la pièce, cherchant un signe, un indice, quelqu'un qui oserait respirer un peu trop fort. Mais non. Ils sont tous figés. Comme moi.

C'est une dictature. Une dictature familiale. C'est aberrant. Comment des êtres humains peuvent-ils accepter un tel règne de terreur ?! Et pourtant... ils obéissent. Tous. Même ceux qui, comme Malcolm, ont l'air d'être des prédateurs. Même ceux qui semblent habitués au sang, aux armes, à la violence. Face à lui, ils ne sont rien.

Un frisson me parcourt l'échine. Et quand je l'entends prononcer ces mots, mon cœur se serre si fort que j'en ai le souffle coupé.

Ta purge commence dès demain, cher neveu.

Cher neveu.

Je retiens un hoquet de stupeur. Non. Non... c'est impossible. Cet homme. Ce monstre. Cet être qui semble fait de fer et de cendres... Il est l'oncle de mon bourreau ?!

Une nausée violente me soulève l'estomac. Comme un engrenage rouillé qui se remet à tourner, tout fait soudain sens. Le regard noir du brun aux yeux d'acier. Son impitoyable violence. Sa façon d'aimer la peur autant qu'il la déteste. Il a grandi sous cette ombre. Sous cet homme.

Je pensais déjà le connaître... Mais ce n'était que la surface. Je n'ai vu que la pointe d'un monstre bien plus grand. Et je ne suis pas prête pour ce qu'il y a en dessous.

Quand bien même j'ai toujours eu une certitude...

Il y a une lumière, même dans les âmes les plus obscures. Il suffit d'un regard sincère, d'un cœur prêt à comprendre, pour en percevoir l'éclat. Personne n'est voué aux ténèbres... Certains attendent juste qu'on leur tende la main.

Serait-ce le cas de ce psychopathe ? Tout son comportement serait-il dû à une enfance passée dans un milieu de violence, de cruauté, où seule la loi du plus fort comptait ? Je n'en doute pas. Tout en lui transpire la souffrance d'un passé marqué par des cicatrices invisibles ‒ pour certaines‒, des blessures qui ont dû s'enfoncer si profondément en lui qu'il ne sait peut-être même plus ce qu'est la douceur. Il se bat contre lui-même, contre une humanité qu'il refuse d'admettre, comme si elle était un poison.

Mais il ne faut pas que je lui trouve d'excuse. Il ne faut pas que je me laisse happer par cette illusion de justification. Peu importe les fantômes qui le hantent, peu importe la noirceur de son histoire, rien ne peut alléger toute la douleur qu'il m'a fait subir. Rien ne peut effacer les marques, les peurs, les cauchemars où son ombre pesait sur ma poitrine comme un étau.

Et pourtant... ce ne serait pas moi.

Je suis une fille beaucoup trop gentille, celle qui, contre toute logique, cherche toujours une part d'humanité, même là où il n'y en a plus. Celle qui, malgré tout, malgré l'horreur, malgré la peur, essaie toujours d'exulter le mauvais côté des gens, de leur montrer qu'ils ne sont pas faits que de violence et de rage. Parce que je refuse d'accepter que certains naissent monstrueux. Parce que je crois profondément que la perfection n'existe pas et n'existera jamais.

Peut-être est-ce là ma plus grande faiblesse. Ou peut-être est-ce ma force.

Je suis ridicule. Une abrutie. Une pauvre idiote bercée d'illusions. Ma mère et lui ont parfaitement raison. À quoi bon chercher de l'humanité chez ceux qui n'en ont pas ? Pourquoi me fatiguer à essayer de comprendre, d'excuser, alors que je ne suis rien d'autre qu'un pion sacrifié sur leur échiquier ? Ils ont joué avec mon destin comme on joue avec une brindille, l'écrasant sous leur poids. Je comprends maintenant pourquoi elle m'a vendue à des monstres. Je l'ai toujours mérité.

— Vous pouvez continuer de dîner, soupire le cinquantenaire d'un ton las.

Tout le monde acquiesce sans discuter, comme s'ils n'avaient attendu que cet ordre pour reprendre leur mascarade de normalité. Je baisse les yeux vers mon assiette. Un morceau de langue de bœuf trône au centre, entouré de pommes de terre dorées et de brocolis encore fumants. L'odeur est forte, écœurante. Je n'aime pas ces légumes verts, mais je n'ai pas le luxe de faire la difficile. Pas ici. Pas maintenant. Je suis certaine que la moindre contestation suffirait à me faire disparaître au fond de leur gigantesque terrain hostile, enterrée sous des tonnes de terre que personne ne viendrait jamais remuer.

Le repas se termine dans un silence pesant, un calme oppressant où chacun semble peser le moindre de ses gestes. Pas un mot de trop. Pas un regard déplacé. Ce n'est qu'en voyant par la fenêtre les premières lueurs de l'aube effleurer l'horizon que je réalise que le temps a filé entre mes doigts. Une nuit de plus à survivre. Dans quelques heures, nous serons le 20 novembre... Mon cœur se serre. C'est l'anniversaire de maman. Et peut-être bientôt l'anniversaire du jour de ma mort.

— Je vous permets de quitter la table. Dans une heure, ce sera le couvre-feu.

Le monstre quitte la salle à manger, accompagné de deux soldats à l'allure austère. Dès qu'il disparaît, la tension s'allège légèrement, comme si l'air devenait un peu moins irrespirable. Mais ce n'est qu'une illusion.

— Suis-moi, je vais te faire visiter les lieux, me chuchote Kiara à l'oreille, comme si rien ne venait de se passer.

Je la regarde, hésitante. Comment fait-elle pour être aussi détachée après une scène pareille ? Comme si l'horreur était devenue une routine ?

Je hausse les épaules, prête à accepter, mais une voix glaciale me fige sur place.

— Non. Je n'ai permis qu'elle reste avec toi que le temps du dîner, mais c'est tout. Elle retourne dans ma chambre.

La colère gronde dans la voix de Malcolm tandis qu'il se lève, le regard sombre, et vient m'attraper par le bras pour m'entraîner avec lui. Il ne me laisse pas le choix. Il ne me laisse jamais le choix.

Je le suis sans résistance, lasse. Mais Kiara, elle, ne semble pas disposée à le laisser m'éloigner sans protester.

— OK, tu veux jouer à "Monsieur je contrôle tout" avec moi, c'est ça ? le toise-t-elle, un sourire défiant sur les lèvres. Sauf que ça ne fonctionnera pas. N'oublie pas que tu me dois une faveur...

Elle laisse planer le doute, et je vois Malcolm se raidir imperceptiblement. Il hésite. Il serre la mâchoire. Il n'aime pas qu'on lui rappelle qu'il puisse être redevable de quoi que ce soit.

Et pourtant, il lâche mon bras.

Le geste est brutal, manquant de me faire perdre l'équilibre. Je rattrape de justesse mon souffle tandis qu'il s'éloigne, visiblement contrarié, marmonnant des jurons incompréhensibles.

Je relève les yeux vers Kiara, qui me regarde avec un éclat de victoire dans le regard.

Je ne sais pas si je dois la remercier ou redouter ce qu'elle attendra en retour.

La brune m'adresse un sourire en coin avant de tourner les talons et de m'inviter à la suivre d'un simple signe de tête. J'hésite. Une part de moi se demande si je ne ferais pas mieux de rester tranquille, de ne pas chercher à comprendre l'endroit où je suis tombée. Mais la curiosité, ou peut-être l'instinct de survie, finit par l'emporter.

— Viens, murmure-t-elle. Promis, je ne vais pas te mordre.

Ses yeux verts pétillent d'amusement, et je me demande comment elle fait pour être aussi à l'aise dans un endroit pareil. Je lui emboîte le pas, jetant un dernier regard vers la grande salle à manger désormais vide. Puis, nous pénétrons dans un long couloir aux murs de pierre brute.

— Alors, bienvenue dans ce que j'aime appeler "l'antre des fous". Tu verras, on s'habitue vite à l'ambiance cauchemardesque, plaisante-t-elle avec un petit rire.

J'ai du mal à y croire.

Nous avançons dans le couloir faiblement éclairé par quelques torches accrochées aux murs. Une odeur de renfermé flotte dans l'air, mêlée à celle du bois brûlé. Le sol est recouvert d'un tapis usé, aux motifs floraux à peine visibles sous l'épaisse couche de poussière qui s'y est déposée au fil du temps.

— Ici, c'est l'aile principale du manoir. C'est là que le Patriarche reçoit ses invités et organise ses réunions secrètes avec ses mercenaires. Autant dire que c'est une zone à éviter la plupart du temps.

Elle marque une pause devant une double porte en bois massif.

— Là-dedans, c'est la bibliothèque.

Je hausse un sourcil.

— Une bibliothèque ?

— Oui, et crois-moi, elle est gigantesque. Une vraie caverne d'Ali Baba pour les rats de la littérature... mais pas question d'y mettre les pieds sans autorisation. Il n'aime pas qu'on fouille dans ses affaires.

Elle continue sa marche, et je m'efforce de retenir chaque détail. Les lieux sont immenses, bien trop vastes pour que je puisse tout assimiler en une seule visite.

— À gauche, c'est le salon. Il y a parfois des soirées où ils se réunissent entre eux, comme une grande famille dysfonctionnelle. On y trouve un piano, un bar et même une cheminée. Ça donne presque l'impression d'un endroit chaleureux... sauf que rien ici ne l'est vraiment.

Kiara pousse une porte et me laisse entrevoir la pièce. Le mobilier est luxueux : des fauteuils en velours rouge, une immense tapisserie représentant une scène de bataille, et un lustre imposant qui pend au plafond. Pourtant, quelque chose me met mal à l'aise. Peut-être est-ce l'absence de toute vie dans cette pièce pourtant richement décorée.

— Je suppose qu'on ne t'a pas encore montré où tu vas dormir ?

Je secoue la tête.

— Figures-toi que Malcolm a exigé que tu restes dans sa chambre. Enfin, c'est ce qu'il m'a dit quand il est venu me demander des fringues pour toi.

Un frisson me parcourt.

— Ce n'est pas une blague ?

— J'aimerais bien, mais non. Il veut garder un œil sur toi.

Un goût amer envahit ma bouche. Je me doutais que Malcolm ne me laisserait aucun répit, mais l'idée de devoir partager un espace aussi intime avec lui me répugne. Il me rappelle de mauvais souvenirs bien trop récents.

— Il n'a pas d'autres prisonnières à tourmenter ?

La belle brune éclate de rire.

— Oh si, mais apparemment, tu es devenue son passe-temps favori. Félicitations.

Je détourne le regard, les poings serrés.

— Viens, je vais te montrer un endroit où tu pourras respirer un peu.

Elle m'entraîne jusqu'à une porte donnant sur l'extérieur. L'air frais me frappe de plein fouet, et je me rends compte à quel point l'atmosphère pesante de l'intérieur m'étouffait. Nous nous retrouvons dans un immense jardin bordé de haies parfaitement taillées. Au loin, un labyrinthe végétal serpente à travers la brume matinale.

— Ici, c'est le seul endroit où tu peux t'éloigner un peu du regard des autres. Enfin... quand il te laisse sortir.

Un détail m'intrigue... Devant le Manoir, le sol était recouvert de neige... pourtant ici non. Je respire profondément malgré tout, profitant de ce micro-répit. L'odeur de la terre humide et des fleurs fanées a quelque chose d'apaisant si on passe outre la menace constante qui pèse sur moi.

— Pourquoi tu m'aides ? je finis par demander.

Kiara se fige, puis hausse les épaules.

— Disons que je n'aime pas voir des gens brisés. Et puis, toi et moi... on est peut-être plus semblables que tu ne le crois.

Je fronce les sourcils, mais elle ne m'en dit pas plus. Au lieu de cela, elle me fait signe de la suivre à nouveau.

— Allez, on n'a pas toute la nuit.

Je ne sais pas encore si je peux lui faire confiance, mais pour l'instant, elle est la seule à me tendre la main dans ce cauchemar.

Alors, je la suis.


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